2. – Histoire de Mardochée Abi Serour.

« Mardochée Abi Serour, fils de Iaïs Abi Serour, originaire de Mhamid-el-Rozlân, naquit au sud du Maroc, dans l’oasis d’Aqqa, vers 1830. Âgé de moins de quatorze ans, il quitta son pays pour compléter ses études théologiques. Il étudia à Marrâkech, à Mogador et à Tanger, où il s’embarqua pour la Palestine. Après être demeuré un ou deux ans en Terre Sainte et y être devenu rabbin sacrificateur, il gagna l’Algérie, où il passa quelques mois à Philippeville comme rabbin officiant, puis, se souvenant de sa patrie, il fit voile pour le Maroc et retourna à Aqqa. Il n’avait pas vingt-cinq ans. Séduit par la perspective d’une fortune rapide, il se jeta dans une entreprise audacieuse : le premier de sa race, il entra à Timbouktou. Son arrivée au Soudan et les débuts de son séjour furent entourés de cent périls ; il se maintint à force de courage et de ruse ; son négoce prit bientôt une grande prospérité ; avec la fortune vinrent la sécurité, le crédit, la puissance même.

« En peu de temps, il fut le marchand le plus considérable de Timbouktou ; il y eut alors pour lui dix ou douze ans de prospérité et de bonheur ; son commerce consistait dans l’échange des produits du Maroc et du Soudan, le désert était sillonné des caravanes qui portaient ses marchandises, sa fortune s’élevait à 200 ou 300 000 francs ; son nom était honoré à Timbouktou et à Mogador, et connu de toutes les tribus du Sahara. Chaque année, il venait passer deux ou trois mois au Maroc ; vers 1865, il s’y maria. Il projetait d’emmener sa femme au Soudan, et d’y fonder une communauté israélite, lorsque sa brillante étoile se voila soudain. En revenant des environs de Mogador, où s’était célébré son mariage, il reçut à Aqqa la nouvelle que plusieurs caravanes qui lui appartenaient venaient d’être enlevées par des pillards ; quelques jours après, des musulmans arrivant de Timbouktou lui rapportent que, en son absence, un de ses frères, laissé à la tête de sa maison, était mort, et qu’aussitôt le chef de la ville avait confisqué le contenu de la demeure du défunt, sous le prétexte de dettes prétendues. Prévoyant de graves difficultés, Mardochée laisse sa femme à Aqqa, chez son père, et se hâte de partir seul pour le Soudan. Tous les ennuis l’y attendaient. Le chef refusa de rendre ce qu’il avait confisqué et devint malveillant ; l’envie longtemps contenue des concurrents se déchaîna, à la vue de la disgrâce et du malheur, et éclata en hostilité bruyante. Mardochée sentit que, pour le moment, la résidence de Timbouktou ne lui était pas possible ; il réunit les débris de sa fortune, 40 000 francs, et quitta le Soudan.

« Il reprenait, triste et découragé, cette route du Maroc qu’il avait si souvent parcourue plein de joie et d’espoir ; seuls un Juif, un esclave noir et un guide arabe très sûr, nommé El Mokhtar, l’accompagnaient ; tous quatre étaient montés sur des chameaux de course et marchaient vite, sans bagages ; Mardochée avait converti tout son avoir en poudre d’or, deux petites outres contenaient le trésor, il en portait une, le juif l’autre. Ce n’est pas sans danger qu’une aussi faible troupe s’engage dans le Sahara ; d’ordinaire on le franchit en nombreuse caravane, mais les caravanes mettent trente jours pour exécuter le trajet, et, monté comme il l’était, Mardochée espérait le faire en vingt et un ; plusieurs fois, il avait ainsi traversé le désert, toujours avec succès. Les dix-huit premiers jours de route se passèrent heureusement, les voyageurs ne rencontrèrent pas un être humain : El Mokhtar les conduisait en dehors des directions suivies, et les arrêtait à des points d’eau connus de lui presque seul. Ils venaient de faire halte à l’un d’eux, que Mardochée voyait pour la première fois, c’était un petit marécage bordé de gazon, caché au fond d’un cirque de dunes ; les deux Juifs commençaient à s’y reposer le cœur plein de joie et d’actions de grâces, car ils se voyaient au terme de leurs périls : trois journées les séparaient d’Aqqa, et ils faisaient leur dernière provision d’eau.

« Tout à coup, El Mokhtar, qui était allé faire le tour du marécage, arrive en courant, l’air très inquiet : il vient d’apercevoir, à l’autre bord, les traces fraîches de nombreux chameaux ; plus de quatre-vingts se sont désaltérés ici il y a quelques heures ; reviendront-ils ? De quel côté sont-ils allés ? Il y va de la vie de le savoir. El Mokhtar s’élance sur son méhari, et vole en reconnaissance dans la direction des traces, Mardochée le suit des yeux et le voit s’éloigner dans les dunes, paraissant ou disparaissant entre les vagues de sable. Pour lui, il prend à la hâte ses mesures en prévision d’une surprise ; des vêtements musulmans et une pacotille de parfumerie avaient été apportés par précaution ; en un clin d’œil, les deux juifs se déshabillent, se travestissent en musulmans, enfouissent la poudre d’or au pied d’un gommier : « Tu t’appelles Moulei Ali, et je m’appelle Moulei Ibrahim, dit Mardochée à son compagnon ; nous sommes deux chérifs du Tafilelt, qui allons au Sahel faire le commerce des parfums. » Une question se pose : s’ils sont pillés, leur esclave dira d’où ils viennent et avouera la présence de l’or ; il faudrait le tuer ; mais ce malheureux n’a pas vingt ans et il a été nourri chez Mardochée dès son enfance ; après des hésitations, la pitié l’emporte, on ne le tuera pas. Ils se remettent à scruter l’horizon, mais n’aperçoivent pas El Mokhtar. Soudain, il apparaît sur une crête rapprochée, arrivant à toute bride et leur faisant, avec le pan de son burnous, des signes désespérés. Ils courent aux montures ; c’était trop tard. El Mokhtar n’avait pas avancé de cent mètres qu’au milieu d’une violente poussière une nombreuse troupe de méharis se profile, lancée à la poursuite du guide ; des coups de feu retentissent. El Mokhtar tombe : il était mort, une balle l’avait atteint à la tête. Un instant après, Mardochée était entouré de soixante Arabes : sans dire un mot, ils éventrent les sacs qui contiennent les effets ; n’y découvrant rien de valeur, ils saisissent les deux juifs et les déshabillent ; Mardochée a beau crier, les appeler mécréants, dire qu’il s’appelle Moulei Ibrahim, turban, burnous, chemise volent en un instant : « Impies ! enlèverez-vous le pantalon à un enfant du prophète ? » Il n’avait pas achevé et le pantalon avait suivi le chemin du reste. Les vêtements arrachés sont fouillés, retournés, examinés dans tous les sens, on n’y trouve rien. Furieux, les pillards se retournent vers les deux hommes qui sont nus sur le gazon : « D’où viennent-ils ? qui sont-ils ? demandent-ils tous à la fois. Ils ne sont pas là sans motif ! Ils ont des marchandises ! Ils doivent venir du Soudan ! Ils ont de l’or ! Où est-il ? Qu’ils avouent ou, par Dieu, on les tue sur l’heure ! »

« En criant, ils les poussent, les tirent, et brandissent leurs armes… Or, à leur langage, Mardochée a reconnu des Arabes du Sahel, région peu éloignée de sa patrie. À l’instant il change de plan, et, se mettant à rire : « Ia, que ne dites-vous que vous êtes des Regibat ? Je suis des vôtres. Que Dieu maudisse Moulei Ibrahim et Moulei Ali ! Nous nous appelons Mardochée et Isaac, et nous sommes des juifs d’Aqqa ! Vous ne ferez pas de mal à de pauvres juifs vos serviteurs ! Comment aurions-nous de l’or ? Nous venons d’Aqqa, et nous nous rendions dans votre tribu même vous vendre des parfums, voyez notre pacotille. »

« Ce discours jette le doute dans l’esprit des pillards, l’accent et le visage des deux hommes sont ceux d’Israélites, les boîtes de parfums semblent indiquer qu’ils disent vrai : ils fouillent une seconde fois les bagages. Mardochée avait changé de plan parce qu’il sentait que s’il persistait à se dire chérif, on prendrait ce qu’il avait et on le tuerait pour éviter les représailles ; juif, on lui prendrait tout, mais peut-être lui laisserait-on la vie, n’ayant pas de vengeance à redouter de lui. À aucun prix il n’avouerait avoir de l’or, ce qui accroîtrait son péril. Les Arabes ne trouvaient définitivement rien, et tout leur montrait la sincérité de Mardochée ; ils se disposaient à emmener les méharis et l’esclave avec le bagage, et à laisser les deux juifs se tirer d’affaire comme ils pourraient ; nus, sans nourriture, sans guide, ils regagneraient Aqqa ou mourraient en route, à la grâce de Dieu. Mardochée gémit, pleure, supplie qu’on lui laisse au moins un chameau et une outre, on le repousse durement. Il s’attendait à ce refus, sa demande était une comédie ; en réalité, il était content ; il gardait la vie et son or et, connaissant le pays, atteindrait facilement Aqqa ; dans moins d’une heure, quand les Arabes auraient disparu, il partirait. Ses spoliateurs chargent ses méharis, et quelques-uns déjà se mettent en marche. Tout à coup, l’un d’eux, en consolidant le bât d’un des quatre animaux, aperçoit, par une déchirure, des brins de paille du rembourrage ; il en tire un : « Ia ! revenez ! ia, revenez ! s’écrie-t-il. De la paille du Soudan ! Le juif a menti : il vient du Soudan ! » En moins de deux minutes, tous les Arabes se pressent sur Mardochée : « L’or ! l’or ! » est le seul cri qu’on entende. « Par Dieu ! je n’en ai pas. Par notre seigneur Moïse, je n’en ai pas. Ô messeigneurs, je n’en ai pas, je n’en ai pas ! » Plus d’histoires, on lui met un poignard sur la gorge : « Où est-il ? – Je n’en ai pas. » On enfonce un peu l’arme, le sang coule : « Je n’en ai pas ! » murmure-t-il à demi évanoui. La question recommencera lorsqu’il sera remis ; pendant qu’il reprend ses sens on passe à l’autre juif ; il voit couler son sang sans avouer. On le laisse pâmé et on court à l’esclave : « D’où viens-tu ? – De Timbouktou. – Tes maîtres ont-ils de l’or ? – Non. » À son tour il sent la pointe d’une lame s’appuyer sur sa gorge, le pauvre nègre tremble : « J’ignore s’ils ont de l’or, gémit-il, mais ils ont creusé tout à l’heure au pied de cet arbre, voyez… » C’était inutilement que Mardochée et son compagnon s’étaient laissé blesser et presque égorger, leur secret était découvert, Mardochée était ruiné, et probablement on le tuerait pour empêcher toute vengeance après un vol aussi considérable. Pour la seconde fois, en ce jour, la sécurité faisait place à un danger suprême… Il ne fallut pas longtemps pour déterrer le trésor. Qui peindra l’allégresse des Arabes à la vue de tant d’or ? Il ne fut plus question de partir ; on tua un chameau, et on ne pensa plus qu’à manger pour fêter une telle prise. Les deux juifs passèrent cette journée et la nuit au milieu du cercle des Arabes, assistant à leur réjouissance sans savoir ce qu’ils deviendraient.

« Le lendemain, les Arabes voulurent diviser l’or entre eux. Ils étaient soixante cavaliers ; ne sachant comment faire soixante parts égales, ils ordonnèrent à Mardochée de faire le partage : on mit entre ses mains la petite balance trouvée dans ses bagages et, durant deux journées, il dut peser son propre or sous les yeux de ses ravisseurs et s’ingénier à leur en composer soixante parts semblables. Le malheureux regardait cela comme un répit ; il s’attendait à être égorgé dès qu’il aurait achevé sa besogne. D’ailleurs n’allait-il pas périr de faim ? tout aliment lui était refusé, il se nourrissait d’herbe depuis sa captivité.

« La plupart des pillards étaient des Regibat ; quelques Oulad Deleim les accompagnaient ; le second jour du partage, Mardochée entendit un des hommes qui l’entouraient parler de la tribu des Chqarna comme en faisant partie : « Y a-t-il des Chqarna parmi vous ? » demanda Mardochée. « – Oui, nous sommes cinq Chqarna ici, un tel, un tel, un tel… » Quelques heures après, les Arabes s’était disséminés pour faire la sieste, Mardochée se dirigeait vers le Chqarni qui lui avait parlé, et tombait à ses pieds, la main attachée à son burnous : « Par Dieu et votre honneur ! Dieu me met sous votre protection, ne me le retirez pas. J’ai une debihasur les Chqarna, je m’appelle « Mardochée Abi Serour, un tel d’entre vous est mon seigneur. Par Dieu et votre honneur ! sauvez-moi, montrez que les Chqarna défendent leurs clients, et que leur sauvegarde n’est pas vaine. »

« Le Chqarni se trouvait parent du seigneur de Mardochée ; il répondit que pour l’or il ne pourrait pas le faire rendre, d’autant plus qu’on l’avait pris avant la connaissance de la debiha, mais il garantissait la vie des deux juifs, il ne pouvait prendre d’autres engagements à cause du petit nombre de Chqarna présents au rezzou. Le soir du même jour, le partage terminé, les Arabes tinrent conseil ; on discuta ce qu’on ferait, il fut résolu qu’on battrait le désert dans la même région, puis on parla de Mardochée ; la plupart étaient d’avis de le tuer avec son compagnon ; les cinq Chqarna s’y opposèrent : Mardochée, reconnu client de leur tribu, était désormais, déclarèrent-ils, sous leur protection. Une discussion violente s’engagea : le chef du rezzou, un Regibi, voulait la mort des juifs, ses Regibat criaient avec lui. Les Chqarna furent fermes, et, quand on les vit prêts à combattre plutôt que d’abandonner les suppliants, on leur céda.

« Mardochée mena une triste vie pendant la semaine qui suivit : le rezzou avait repris ses courses ; il parcourait souvent cinquante kilomètres par jour, à une allure rapide ; les deux juifs couraient nus à côté des montures des Chqarna dont ils n’osaient s’éloigner ; la faim les tourmentait ; leurs protecteurs n’ayant que le strict nécessaire ne pouvaient rien leur donner ; des herbages, les os que jetaient les musulmans, tout impurs qu’ils étaient, une pincée de thé obtenue par charité furent, pendant cette période, la seule nourriture de Mardochée et de son compagnon. Combien de temps se prolongerait cette existence ? Mardochée se le demandait, accroupi près d’un puits où l’on campait le huitième jour : en vain il avait prié les Chqarna de le conduire à Aqqa, ils lui avaient répondu que s’ils se séparaient du rezzou, celui-ci, le pacte d’union rompu, les poursuivrait et les attaquerait après leur départ ; l’objection était fondée et Mardochée n’insista pas ; d’où viendrait donc la délivrance ? arriverait-elle à temps ? Soudain, un tourbillon de poussière apparaît au bout de la vallée, il s’approche comme un ouragan, quelques Arabes se lèvent effarés, aucun n’a encore saisi ses armes et le nuage est là, s’arrête et montre deux cents cavaliers montés sur des méharis. Un homme en sort et marche aux Regibat, son chameau blanc se couche, il pose sur la tête de l’animal un de ses pieds chaussés de hauts brodequins, et, mettant en joue le chef des Regibat : « Que Dieu maudisse les Regibat et Sidi Hamed le Regibi leur patron ! Que Dieu fasse brûler vos pères et vos ancêtres ! Vous avez opprimé nos frères et voulu mettre à mort nos clients, à cette heure vous êtes à notre merci. Ia, femmes ! qui n’avez de cœur que contre les juifs, vous allez apprendre ce qu’est la parole d’hommes ! » C’était le chef des Chqarna qui parlait ainsi ; célèbre dans le Sahara pour son éclatant courage, on le reconnaissait de loin à sa blanche monture, mieux dressée que le meilleur cheval et instruite à obéir à sa voix. L’homme qui avait pris Mardochée sous sa protection avait envoyé un serviteur l’avertir des dangers que couraient les Chqarna et leurs protégés, et il venait tirer ses frères des mains des Regibat.

« Les Chqarna n’usèrent de leur avantage que pour emmener les leurs et les deux juifs. Mardochée, renvoyé à Aqqa sous bonne escorte, retrouva enfin sa maison. Quant au rezzou, cette aventure lui porta malheur : étant allé attaquer une fraction des Berâbers, il fut si vigoureusement reçu, que son chef et la plupart des cavaliers furent tués et que très peu revinrent ; le Sahara se souvient encore, après vingt ans, du désastre de ce rezzou.

« Mardochée était de retour à Aqqa qu’il avait cru ne jamais revoir, mais il revenait ruiné, et un plus grand chagrin l’attendait : pendant son absence, son père et sa mère avaient quitté ce monde. Leur héritage aurait dû être considérable, il se trouva peu de chose. Mardochée, froidement accueilli par ses frères, qui avaient sans doute soustrait une partie de la succession, résolut d’abandonner un pays où il avait trouvé tant de tristesses. Vendant ce qui lui restait, il alla une dernière fois sur la tombe de ses parents, en détacha un petit fragment, relique qui ne devait plus le quitter, et partit avec sa femme pour Mogador.

« Là commence une nouvelle période dans la vie de Mar-dochée, période remplie par ses relations avec les Européens, et qui embrasse le reste de son existence. À Mogador, il fut découvert par M. Beaumier, consul de France, orientaliste consciencieux et membre zélé de la Société de géographie. M. Beaumier le mit en rapport avec cette société, laquelle le fit venir deux fois à Paris, et le chargea de missions dans le Maroc méridional. Dans ses voyages en France, Mardochée entra en relations avec l’Union israëlite universelle et avec divers savants tels que le docteur Cosson, qui, par les secours qu’ils lui donnèrent et les missions rétribuées qu’ils lui confièrent, l’aidèrent à vivre pendant quelques années. Mardochée fit ainsi, de 1870 à 1878, deux ou trois itinéraires pour le compte de la Société de géographie et plusieurs collections de plantes pour le docteur Cosson ; ces travaux ne répondirent pas à ce qu’on avait attendu, car à la fin de ce temps on cessa de lui en confier. Sur ces entrefaites, M. Beaumier mourut. Le gagne-pain et le protecteur disparaissaient en même temps. Sans moyen d’existence à Mogador, où il était mal vu de ses coreligionnaires, Mardochée s’embarqua pour l’Algérie avec sa femme et ses enfants, et, appuyé par la Société de géographie, demanda au gouvernement français une place qui lui fournît de quoi vivre. On le nomma rabbin instituteur à Oran, puis à Alger.

« Un jour de février 1883, j’étais à la bibliothèque de cette dernière ville, causant avec le conservateur, M. Mac Carthy, lorsque nous vîmes entrer un juif de cinquante à soixante ans, grand, fort, mais voûté et marchant avec l’hésitation de ceux qui ont mauvaise vue ; quand il fut près, je vis qu’il avait les yeux rouges et malades ; il portait une longue barbe noire mêlée de poils blancs ; sa figure respirait plutôt la bonhomie et la paix qu’autre chose. Il était vêtu à la mode syrienne : un caftan grenat serré par une ceinture lui tombait jusqu’aux pieds ; par-dessus pendait un manteau de drap bleu de même longueur ; il était coiffé d’une calotte rouge entourée d’un turban noir ; à sa main était une tabatière, où il puisait continuellement ; ses habits, autrefois riches, étaient vieux et malpropres, et toute sa personne révélait un homme pauvre et négligent. « Qui est ce Juif ? demandai-je. – C’est votre affaire : un homme qui a passé toute sa vie au Maroc, est né à Aqqa, a infiniment voyagé, a été plusieurs fois à Timbouktou, et peut vous donner des renseignements précieux ; c’est ce rabbin Mardochée dont il est question dans les bulletins de la Société de géographie. » J’allai à Mardochée et le questionnai ; jugeant qu’il pouvait me fournir de bonnes indications, je pris son adresse et allai le voir. Un musulman de Mascara, avec qui je devais partir pour le Maroc, m’ayant écrit, sur ces entrefaites, qu’il ne pouvait m’accompagner par suite d’affaires de famille, je proposai à Mardochée de l’emmener à sa place ; il y consentit, à la condition que je prendrais le costume israëlite. Je ne vis que des avantages à ce déguisement. Restait à faire mes conventions avec Mardochée. M. Mac Carthy, muni de mes pouvoirs, se chargea de la négociation, et, après de longs débats, rédigea un écrit que Mardochée et moi signâmes, et qui resta à la bibliothèque d’Alger. En voici le résumé :

« Mardochée laisserait à Alger sa femme et ses enfants durant tout mon voyage. Il m’accompagnerait et me seconderait fidèlement en tous les lieux du Maroc où il me plairait d’aller. De mon côté, je lui donnerais 270 francs par mois ; 600 francs lui seraient remis avant le départ, le reste au retour ; si mon absence durait moins de six mois, il recevrait cependant six mois d’appointements. L’entretien de Mardochée, durant le voyage serait à ma charge. Si Mardochée m’abandonnait au cours du voyage, sans ma permission, il perdait par là même ses droits à toute rémunération pour le temps passé avec moi, quelle que fût la durée de ce temps, et il devenait lui-même débiteur envers moi des six cents francs qui lui avaient été donnés d’avance.

« L’obligation, pour mon compagnon, de laisser sa famille à Alger, me garantissait contre toute idée de trahison de sa part. L’article par lequel il perdait sa rémunération, en me quittant malgré moi, m’assurait qu’il ne m’abandonnerait pas. Ces deux clauses, inspirées à M. Mac Carthy par sa connaissance des juifs algériens, sauvèrent le succès de mon voyage et probablement ma vie : que de fois Mardochée voulut me laisser ! et que de fois les conditions souscrites le retinrent seules !

« Ces conventions furent signées en mai 1883 ; quelques jours après, le 10 juin, Mardochée et moi partions ensemble pour le Maroc.

« J’ai peu parlé de Mardochée dans la relation de mon voyage, à peine l’ai-je mentionné. Sa part fut grande pourtant, car il était chargé des relations avec les indigènes, et tous les soins matériels retombaient sur lui : discours aux juifs et aux musulmans, explications sur les motifs du voyage, organisation des escortes, recherche du logis et de la nourriture, il s’occupait de tout cela ; je n’intervenais que pour approuver ou dire non. Intelligent, très et trop prudent, infiniment rusé, beau parleur et même éloquent, rabbin assez instruit pour inspirer de la considération aux Israélites, il me rendit de grands services ; je dois ajouter qu’il se montra toujours vigilant et dévoué à veiller à ma sûreté. Si j’ai tu tant de services c’est parce que celui qui me les rendit fut en même temps, par sa mauvaise volonté, un obstacle constant et considérable à l’exécution de mon voyage ; tout en contribuant au succès de mon entreprise, il fit, du premier jour jusqu’au dernier, tout ce qui fut en lui pour le faire échouer. En quittant Alger, Mardochée, qui ne connaissait du Maroc que les environs d’Aqqa et le littoral, croyait partir pour un voyage facile et sans dangers. Je lui avais détaillé les lieux que je voulais visiter, mais comme il ne connaissait même pas les noms de la plupart, cette énumération n’éveilla aucune idée dans son esprit. Au reste, il se disait sans doute qu’une fois au Maroc, il ferait ce qu’il voudrait d’un compagnon si jeune, et modifierait à son gré mes projets. Or, la route se trouva pleine de périls, et il ne put rien changer à mes desseins. Il y eut là une double déconvenue pour lui ; les conditions du voyage furent en fait très différentes de ce qu’il les avait pensées. Il ne s’y résigna pas sans lutte ; de là nos démêlés. Dès Nemours, nous eûmes de graves discussions, et il parla de retourner à Alger ; le Rif en était cause ; aux premiers mots des dangers de cette région, il déclara ne pas vouloir y entrer ; je lui ordonnai de chercher les moyens d’y pénétrer, et je les cherchai moi-même. À Tétouan, la même querelle dura quinze jours ; à Fâs, elle se renouvela avec une violence extrême, et là Mardochée fut réellement sur le point de me quitter, tant il redoutait la route qui me conduisit à Bou el Djad. Depuis Fâs, la dispute ne cessa pas ; deux motifs la faisaient renaître chaque jour : Mardochée ne voulait pas suivre l’itinéraire que j’avais fixé, et il voulait voyager lentement ; j’étais décidé, au contraire, à exécuter exactement mon plan primitif, et je tenais à marcher sans perte de temps. Sur le premier point, je ne cédai jamais à partir de Fâs, et mon itinéraire s’exécuta selon ma volonté. Sur le second point, je n’eus pas le même succès et, malgré mes reproches, nous avançâmes avec une grande lenteur jusqu’à mon départ de Tisint pour Mogador ; si la fin de mon voyage s’exécuta plus vite, c’est que je promis à Mardochée une gratification, si nous étions à Lalla-Marnia le 25 mai. Entre ces deux parties de mon voyage, je faillis me séparer de Mardochée. Lorsque j’allai à Mogador, je le laissai à Tisint, et partis avec un musulman, le Hadj Bou Rhim, excellent homme dont je ne puis assez me louer ; je voyageai avec lui du 9 janvier au 31 mars 1884 ; de retour à Tisint, je lui proposai de remplacer Mardochée et de m’accompagner jusqu’en Algérie ; il avait accepté, et j’avais déjà donné à Mardochée son certificat et la somme nécessaire pour regagner Alger, quand un obstacle empêcha le Hadj Bou Rhim de partir. Je repris Mardochée, qui en fut trop heureux.

« Si j’eus à me plaindre de la mauvaise volonté de Mardochée, il est juste de dire qu’elle ne fut inspirée par aucune intention désobligeante à mon égard : la crainte du péril causa son opposition à mon itinéraire ; l’amour du repos et l’intérêt qu’il avait à prolonger des services payés au mois entretinrent sa lenteur. »

Après son retour du Maroc en 1884, Mardochée ne sortit plus d’Alger. Retiré dans sa maison, il fut repris par sa vieille passion de l’alchimie. Trouver de l’or ! Avec celui qu’il avait reçu en paiement, il acheta du mercure, pour ses expériences de transmutation des métaux. Et comme il demeura tout le jour penché sur ses creusets, les vapeurs mercurielles, sans bien tarder, empoisonnèrent ce dernier des alchimistes.

Si la Reconnaissance au Maroc est presque muette sur le compte de Mardochée, les lettres intimes écrites par l’explorateur ne le sont pas. Je dois dire qu’elles parlent du rabbin sans grand ménagement, et que les notes vont decrescendo. La chute est curieuse à suivre. Foucauld écrit, le 17 juin 1883, peu d’heures après le départ : « Je suis très content de Mardochée. Il n’a qu’un défaut, c’est une prudence excessive. »

Le 24 juin, ayant déjà voyagé quelques jours en pays marocain, il écrit à sa sœur : « Je suis assez content de Mardochée ; il va bien, mais à condition qu’on le secoue vigoureusement. Je suis obligé, presque tous les jours, de lui donner une bonne enlevée… » Le 2 juillet : « Je ne suis pas content de Mardochée. Il est paresseux et poltron, il n’est bon que pour la cuisine. » Le 23 juillet : « Quant à Mardochée, je n’en suis pas content : c’est le plus paresseux animal qu’on puisse rencontrer. Avec cela, poltron au delà de toute expression, maladroit, et ne sachant pas du tout voyager. » Enfin, le 30 janvier 1884, il écrira : « Mardochée est une brute. »

Ce n’est que tout à la fin qu’un peu de commisération, ainsi qu’on vient de le voir, ramène les formules vers l’indulgence et l’excuse. Le voyage terminé, la route s’embellit, le compagnon aussi.

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