CHAPITRE III L’EXPLORATEUR

La Reconnaissance au Maroc est, avant tout, une œuvre scientifique, à la fois géographique, militaire et politique. Les qualités d’ordre et de précision qu’on y observe à chaque page sont tout à fait étonnantes, et plus encore si l’on songe à toutes les difficultés, aux dangers même que courait l’explorateur s’il voulait prendre des notes. Il était enveloppé de gens qui soupçonnaient, et parfois devinaient sa qualité de chrétien, et donc toujours en péril. Dans les Itinéraires au Maroc, il explique comment il a pu tromper la surveillance des témoins, ou les écarter.

« L’état d’israëlite ne manquait pas de désagréments : marcher pieds nus dans les villes, et quelquefois dans les jardins, recevoir des injures et des pierres n’était rien ; mais vivre constamment avec les juifs marocains, gens méprisables et répugnants entre tous, sauf de rares exceptions, était un supplice intolérable. On me parlait en frère, à cœur ouvert, se vantant d’actions criminelles, me confiant des sentiments ignobles. Que de fois n’ai-je pas regretté l’hypocrisie ! Tant d’ennuis et de dégoûts étaient compensés par la facilité de travail que me donnait mon travestissement. Musulman, il eût fallu vivre de la vie commune, sans cesse au grand jour, sans cesse en compagnie ; jamais un moment de solitude ; toujours des yeux fixés sur soi ; difficile d’obtenir des renseignements ; plus difficile d’écrire ; impossible de se servir d’instruments. Juif, ces choses ne devenaient point aisées, mais étaient d’ordinaire possibles.

« Mes instruments étaient : une boussole, une montre et un baromètre de poche, pour relever la route ; un sextant, un chronomètre et un horizon à huile, pour les observations de longitudes et de latitudes ; deux autres baromètres holostériques, des thermomètres fronde et des thermomètres à minima, pour les observations météorologiques…

« Tout mon itinéraire a été relevé à la boussole et au baromètre. En marche, j’avais sans cesse un cahier de cinq centimètres carrés caché dans le creux de la main gauche ; d’un crayon long de deux centimètres, qui ne quittait pas l’autre main, je consignais ce que le chemin présentait de remarquable, ce qu’on voyait à droite et à gauche, je notais les changements de direction, accompagnés de visées à la boussole, les accidents de terrain, avec la hauteur barométrique, l’heure et la minute de chaque observation, les arrêts, les degrés de vitesse de la marche, etc. J’écrivais ainsi presque tout le temps de la route, tout le temps dans les régions accidentées. Jamais personne ne s’en aperçut, même dans les caravanes les plus nombreuses ; je prenais la précaution de marcher en avant ou en arrière de mes compagnons, afin que, l’ampleur de mes vêtements aidant, ils ne distinguassent point le léger mouvement de mes mains ; le mépris qu’inspire le juif favorisait mon isolement. La description et le levé de l’itinéraire emplissaient ainsi un certain nombre de petits cahiers ; dès que j’arrivais en un village où je pouvais avoir une chambre à part, je les complétais, et je les recopiais sur des calepins qui formaient mon journal de voyage. Je consacrais les nuits à cette occupation ; le jour, on était sans cesse entouré de juifs ; écrire longuement devant eux leur eût inspiré des soupçons. La nuit ramenait la solitude et le travail.

« Faire des observations astronomiques fut plus malaisé que de relever la route. Le sextant ne se dissimule pas comme la boussole. Il faut du temps pour s’en servir. La plupart de mes hauteurs de soleil et d’étoiles ont été prises dans des villages. Le jour, j’épiais le moment où personne n’était sur la terrasse de la maison ; j’y transportais mes instruments enveloppés de vêtements que je disais vouloir mettre à l’air. Le rabbin Mardochée restait en faction dans l’escalier, avec mission d’arrêter, par des histoires interminables, quiconque essaierait de me rejoindre. Je commençais mon observation, choisissant l’instant où personne ne regardait des terrasses voisines ; souvent il fallait s’interrompre ; c’était très long. Quelquefois, il ne fut pas possible d’être seul. Quels contes n’inventait-on pas alors pour expliquer l’exhibition du sextant ? Tantôt il servait à voir l’avenir dans le ciel, tantôt à donner des nouvelles des absents. À Taza, c’était un préventif contre le choléra, dans le Tâdla il révélait les péchés des juifs, ailleurs il me disait l’heure, le temps qu’il ferait, m’avertissait des dangers de la route, que sais-je ? La nuit, j’opérais plus facilement ; je pus presque toujours agir en secret. Peu d’observations ont été faites dans la campagne : il était malaisé de s’y isoler. J’y suis parvenu quelquefois, prétextant la prière ; comme pour me recueillir, j’allais à quelque distance, couvert de la tête aux pieds d’un long sisit ; les plis en cachaient mes instruments ; un buisson, un rocher, un pli de terrain me dissimulaient quelques minutes ; je revenais, ma prière terminée.

« Pour tracer des profils de montagne, faire des croquis topographiques, il fallait plus de mystères encore. Le sextant était une énigme qui ne révélait rien, l’écriture française gardait son secret : le moindre dessin m’eût trahi. Sur les terrasses comme dans la campagne, je ne travaillais que seul, le papier caché et prêt à disparaître sous les plis du burnous. »

La Reconnaissance est aussi un journal. D’ordinaire, on y trouve autant de chapitres qu’il y eut de journées. Rarement, Charles de Foucauld s’attarde à décrire. Il le fait en peu de mots, et en artiste ; chez lui, la simplification du paysage, le choix de l’expression, une certaine recherche discrète de l’harmonie révèlent un homme remarquablement doué, et qui eût pu compter parmi les écrivains qui nous ont donné quelque image des pays nouveaux. Mais il ne se permet point de céder à cette tendance de son esprit. Il écrit avec l’intention bien arrêtée, non de se faire admirer, mais de servir la France, héritière probable du Maroc, de lui préparer les voies, d’aider les camarades qui auront un jour, il le pressent, la mission de conquérir cet empire, où, en plus d’un endroit, il rencontre des chefs secrètement désireux de la venue des Français. En somme, il est déjà celui qui prépare. Ce caractère marquera toute sa vie. Plus tard, quand il réapparaîtra en Afrique, Foucauld se donnera pour mission d’« apprivoiser » les musulmans, de les rapprocher de nous et de la loi chrétienne. Tout son effort, tous ses sacrifices, jusqu’au dernier, ne tendront qu’à ceci : rendre possible, pour les missionnaires qui viendront, la prédication de l’Évangile. Il sera, religieusement aussi, le précurseur, le fourrier, l’homme de pointe.

Le vicomte de Foucauld et Mardochée quittent Tanger le 21 juin 1883, à trois heures de l’après-midi. Ils font partie d’une petite caravane ; ils sont montés sur des mules, grâce auxquelles le long voyage entrepris au Maroc se fera assez rapidement. On marche jusqu’à neuf heures du soir, une partie du temps au milieu de champs de blé magnifiques. Le lendemain, à quatre heures du matin, la caravane se remet en mouvement. Il n’y avait point de routes au Maroc, en ce temps-là, mais seulement des pistes tracées par le pas des hommes et des bêtes. Chaque jour, Charles de Foucauld notera la qualité du terrain, les principales essences d’arbres qui couvrent le sol par endroits, la couleur des roches ; il dira s’il a rencontré d’autres voyageurs, si beaucoup de perdreaux, de tourterelles se sont levés sur le passage, si des lièvres ont déboulé. Il est frappé, dans ce début de son voyage, de la multitude des ruisseaux et petites rivières qu’il traverse ou côtoie, de la vigueur de la végétation, de la beauté des cultures, et déjà il plaint le pauvre paysan marocain auquel les pillards d’un côté, le fisc de l’autre, enlèvent la meilleure part des récoltes.

Les voyageurs font presque tout de suite un crochet à l’est, et passent quelques jours à Tétouan. Ils en repartent le 2 juillet dans la direction du sud, pour Chechaouen. On est surpris, en lisant la Reconnaissance au Maroc, de la fréquence du ton idyllique. La fraîcheur des jardins, l’abondance des moissons, la douceur de l’air, sont des expressions qui reviennent sous la plume de l’explorateur, quand il décrit certaines régions, comme celle de Chechaouen, et il n’est pas douteux, d’abord, qu’il a vu juste, mais aussi qu’une espèce de sympathie naturelle l’accorde avec ce paysage, lui en fait goûter la beauté. Dès le 2 juillet, parvenu en pays de montagnes, il écrit : « Le Djebel beni Hasan présente maintenant un aspect enchanteur ; des champs de blé s’étagent en amphithéâtre sur son flanc, et, depuis les roches qui le couronnent jusqu’au fond de la vallée, le couvrent d’un tapis d’or ; au milieu des blés, brille une multitude de villages entourés de jardins ; ce n’est que vie, richesse, fraîcheur. Des sources jaillissent de toutes parts ; à chaque pas, on traverse des ruisseaux ; ils coulent en cascades parmi les fougères, les lauriers, les figuiers et la vigne, qui poussent d’eux-mêmes sur leurs bords. Nulle part je n’ai vu de paysages plus riants, nulle part un tel air de prospérité, nulle part une terre aussi généreuse, ni des habitants plus laborieux. D’ici à Chechaouen, le pays reste semblable ; le nom des vallées change, mais pareille richesse règne partout ; elle augmente même encore à mesure que l’on s’avance. »

Dès le début du voyage, dix jours après qu’il a quitté Tanger, l’explorateur est en plein inconnu. Dans cette petite ville de Chechaouen un seul chrétien était entré, un Espagnol, vers 1863 : il n’était pas revenu. Charles de Foucauld, vingt ans plus tard, le 2 juillet, s’arrêtait sur une hauteur voisine, pour prendre un croquis, d’après lequel le vicomte Olivier de Bondy a pu faire ce dessin large et précis, publié dans la Reconnaissance au Maroc. Il pénétra même dans le quartier juif, et croisa, en chemin, beaucoup de gens des Beni-Zedjel, qui lui criaient : « Que Dieu fasse éternellement brûler le père qui t’a engendré, juif ! » La nuit du 2 au 3, il la passa dans le mellah. Il ne semble pas qu’il ait visité la ville même. Mais il a été aussi loin qu’il pouvait aller, et seul. Dans ce Maroc où il entre en piètre équipage, mais avec une ambition violente et magnifique, c’est d’ailleurs l’inconnu qu’il cherche. Les régions défendues, sauvages, ont toutes ses préférences. D’un point relevé sur les cartes à un autre point également déterminé, il tâchera tout au moins d’aller par une route où personne n’a passé. Faut-il attendre ? il attendra. Payer plus cher les guides ? il paiera. Le danger, il ne s’en occupe jamais. Je crois, sur la foi de plusieurs hommes intimement liés avec lui, que le sentiment de la peur lui était étranger.

Le voyageur qui décrit et dessine ainsi les paysages relève également tous les traits de mœurs qu’il observe. Dans cette même excursion, il rencontre un hadj, c’est-à-dire, comme on le sait, un musulman qui a fait le pèlerinage de la Mecque, et il note aussitôt que ces pèlerins, qui ont pris quelque idée des Européens, sont, en général, moins fanatiques, plus polis et affables que leurs coreligionnaires. Dix pages plus loin, il analyse l’état politique différent et la misère égale des deux parties du Maroc, le blad el Makhzen soumis au sultan, et le pays libre, ou révolté, le blad es Sîba ; partout il recueille et consigne avec un soin extrême les renseignements qui peuvent servir à un géographe, à un sociologue, à un colon, à un soldat. Même s’il avait parcouru le Maroc en toute liberté, on s’étonnerait qu’il eût pu le connaître si complètement.

Parfois, il s’interrompt de noter, et il juge. Ses jugements sont d’un contour aussi ferme que ses détails de topographie ou ses croquis à la plume. Il a une sympathie certaine pour les Marocains ; j’ai fait allusion, par exemple, à ce qu’il dit des pèlerins de la Mecque. Mais il a vu de trop près, lui prisonnier de leur foule, ce que valaient, moralement, les habitants des villes ou des villages : il ne peut taire les vices qui rongent les populations musulmanes. Et il est curieux de lire les lignes que je vais citer, quand on se souvient surtout que l’homme qui les a écrites devait donner une grande partie de sa vie à la conversion de ces peuples de l’Afrique du Nord, au sujet desquels, même tout jeune, il avait peu d’illusions.

« Presque partout, dit-il, règne une cupidité extrême et, comme compagnons, le vol et le mensonge sous toutes leurs formes. En général, le brigandage, l’attaque à main armée, sont considérés comme des actions honorables. Les mœurs sont dissolues. La condition de la femme est, au Maroc, ce qu’elle est en Algérie. D’ordinaire peu attachés à leurs épouses, les Marocains ont un grand amour pour leurs enfants. La plus belle qualité qu’ils montrent est le dévouement à leurs amis ; ils le poussent aux dernières limites. Ce noble sentiment fait faire chaque jour les plus belles actions… Le Maroc, à l’exception des villes et de quelques districts isolés, est très ignorant. Presque partout, on est superstitieux, et on accorde un respect et une confiance sans bornes à des marabouts locaux dont l’influence s’étend à une distance variable. Nulle part, sauf dans les villes et districts exceptés plus haut, on ne remplit d’une manière habituelle les devoirs religieux, même en ce qui concerne les pratiques extérieures. Il y a des mosquées dans tout qçar, village ou douar important ; elles sont plus fréquentées par les voyageurs pauvres, à qui elles servent d’abri, que par les habitants. »

Il est plus sévère pour l’israélite marocain. Retenu à El Qçar pendant vingt-quatre heures, le 7 juillet, à cause du sabbat, il écrit : « Encore si l’on pouvait profiter de ce retard pour rédiger ses notes ! Mais c’est presque toujours impossible… A-t-on jamais vu, au Maroc, juif écrire durant le sabbat ? C’est défendu au même titre que voyager, faire du feu, vendre, compter de l’argent, causer d’affaires, que sais-je encore ? Et tous ces préceptes sont observés, avec quel soin ! Pour les israélites du Maroc, toute la religion est là ; les préceptes de morale, ils les nient. Les dix commandements sont de vieilles histoires, bonnes tout au plus pour les enfants ; mais quant aux trois prières quotidiennes, quant aux oraisons à dire avant et après les repas, quant à l’observation du sabbat et des fêtes, rien au monde, je crois, ne les y ferait manquer. Doués d’une foi très vive, ils remplissent scrupuleusement leurs devoirs envers Dieu, et se dédommagent sur les créatures. »

Pour visiter Tetouan, et surtout les monts Beni-Hasan et Chechaouen, Foucauld avait quitté la route de Tanger à Fez. Il la reprend, et, marchant dans une direction approximative nord-sud, il est à Fez le 11 juillet.

Là, dans cette ville connue, il espérait ne pas séjourner, mais qui n’a pas de temps à dépenser, ne doit pas s’aventurer en pays de soleil. Un homme qui veut aller vite ! Et, qui plus est, choisit les chemins périlleux ! Un homme, – un juif il est vrai, – qui semble oublier les dates et ne pas se souvenir du grand jeûne musulman ! Quelle impertinence ! On la lui fit sentir. Il a écrit, de Fez, à la date du 14 août, cette lettre adressée à son cousin M. Georges de Latouche :

« Tu me vois encore à Fez, et dois trouver que je ne suis guère avancé dans mon voyage ; ce n’est que trop vrai ; cela tient à ce que j’ai voulu passer toujours par les chemins les moins connus, et qu’il faut parfois longtemps pour trouver le moyen de les parcourir…

« De Fez, j’ai voulu aller à Tâdla ; il y a deux chemins : l’un facile et sûr, en passant par Rabat ; l’autre très peu fréquenté, très difficile, et traversant un pays complètement inexploré ; naturellement, j’ai tenu beaucoup à prendre le deuxième. Informations prises, il n’y a personne ici qui puisse nous y conduire en sûreté ; nous faisons écrire à Meknès ; là, on nous répond qu’il y a un chérif influent, qui connaît ce chemin, le prend quelquefois, connaît les tribus que nous traversons, et qui peut, en un mot, nous conduire en sécurité à Bou Jaad, capitale du Tâdla (Tâdla est une province et non une ville comme l’indiquent les cartes). Nous le faisons venir ici ; il consent à nous accompagner, mais déclare qu’il ne veut partir qu’après les fêtes qui terminent le ramadan. Force nous a été d’attendre, c’est pourquoi nous sommes restés si longtemps à Fez. Les fêtes du ramadan seront finies après-demain : aussi demain nous partons pour Mékinès, et de là, aussitôt, pour Tâdla. Pendant les trois semaines que je savais devoir séjourner à Fez, afin de ne pas perdre mon temps, j’ai été de Fez à Tâza (à trois jours de distance). J’y ai été par un chemin et suis revenu par un autre. La position de la ville était connue, mais les chemins qui y aboutissent n’avaient pas été relevés ; je l’ai fait aussi exactement que possible.

« J’y ai eu le spectacle inattendu d’une ville où tous les habitants, musulmans et juifs, ne rêvent qu’une chose : la prochaine arrivée des Français. Ces pauvres diables sont dans un pays où l’autorité du sultan est nulle, et ils sont, d’une façon continue, en proie aux violences et aux pillages de la puissante tribu kabyle des Riata ; aussi ne cessent-ils de prier Allah de leur envoyer les Français, pour les débarrasser des Riata. Je suis resté une huitaine de jours à Tâza, faute de trouver avec qui en sortir en sûreté. Enfin, nous en sommes revenus, et nous allons partir pour Tâdla.

« Jusqu’ici, je ne suis pas content du tout de Mardochée ; il est poltron et paresseux au delà de toute expression. De même que pour Figaro, on ne peut dire que ces deux vices se partagent son cœur ; ils y règnent d’accord, dans l’harmonie la plus parfaite. Par-dessus le marché, il est douillet au delà de toute expression ; il passe son temps à geindre et quelquefois même il pleure à chaudes larmes. Dans les premiers jours, ce n’était que ridicule ; à la longue, c’est fort ennuyeux. Marche-t-on, ce sont le soleil et les cahots de la mule ; est-on dans une ville, ce sont les puces et les punaises. Et puis l’eau qui est chaude, et puis la nourriture qui est médiocre. Tous ces petits détails peuvent être parfois durs à supporter, mais il n’avait qu’à ne pas m’embêter à Alger pour voyager avec moi. Je t’avoue que si je n’avais pas tenu beaucoup à accomplir mon itinéraire, et à ne pas revenir sans avoir rien fait, je l’aurais remercié il y a plus d’un mois, et je serais revenu à Alger chercher quelqu’un de plus actif, de plus entreprenant et de plus viril. Mais à aucun prix, je ne veux revenir sans avoir vu ce que j’ai dit que je verrai, sans avoir été où j’ai dit que j’irai.

« Je crois que le voyage me coûtera tout ce que j’ai emporté, ou peu s’en faut ; jusqu’ici j’ai dépensé 1500 francs, et j’ai peu marché ; il est vrai que là-dessus j’ai deux mules d’une valeur de 250 francs chacune… Ce qui coûte cher, c’est de marcher. Veut-on aller d’un point à un autre, voici ce qu’on fait : on va trouver un notable de l’endroit, qu’on sait pouvoir vous conduire en sûreté au point où on veut aller. On lui dit : je veux aller à tel endroit ; donnez-moi votre anaïa, et servez-moi de zettet. L’anaïa c’est la protection, le zettet c’est le protecteur. Il vous répond : très volontiers, c’est tant. On marchande une bonne heure, finalement on convient du prix. On lui remet la somme dite, moyennant quoi il vous accompagne lui-même, ou vous fait accompagner par un de ses parents ou de ses serviteurs jusqu’au point désigné. C’est la seule manière de voyager dans les tribus berbères et kabyles. Sans cette précaution, les gens mêmes de l’endroit que vous quittez courraient après vous, pour vous piller à un quart d’heure de la ville ou du village d’où vous sortez.

« Ce zettet est la vraie chose coûteuse dans notre voyage ; il se paie plus ou moins cher, suivant qu’on doit traverser des tribus plus ou moins dangereuses. Quelquefois, il est excessivement cher ; ainsi, en sortant de Tâza pour aller de là à un autre point, sur la route de Fez, distant de la ville seulement de six heures de chemin, j’ai payé 60 francs (il s’agissait de traverser le territoire de ces terribles Riata). Tu comprends qu’avec une telle difficulté de communication, le commerce n’est pas actif au Maroc ; quoique le pays soit merveilleusement fertile, les habitants sont pauvres ; ils cultivent juste ce qu’il leur faut pour vivre, faute de pouvoir vendre le surplus. Il n’y a aucune comparaison entre ce pays-ci et l’Algérie, qui est un désert auprès de lui. En Algérie, il n’y a d’eau nulle part, même en hiver. Ici, dans cette saison-ci, il y a de l’eau partout ; ce ne sont que rivières d’eau courante, ruisseaux, torrents, sources. Et note que depuis que j’ai mis le pied dans le Maroc, je n’ai pas vu tomber une goutte de pluie. Mais il y a de hautes montagnes boisées, et, dela terrasse de la maison où je suis, on voit des filets de neige sur les cimes éloignées du Djebel Ouaraïn, dans la direction du sud-est. »

Un mois d’arrêt ! Charles de Foucauld l’emploie à faire deux grandes excursions, l’une à Tâza, comme il a été dit, dans l’est, l’autre à Sefrou. Le récit très détaillé qu’il fait de ces deux excursions me semble être une des meilleures parties de la Reconnaissance au Maroc.

Là aussi, les phrases pittoresques abondent ; par exemple celle-ci : « À 3 heures et demie, nous atteignons un col : Tâza apparaît, une haute falaise de roches noires se détachant de la montagne et s’avançant dans la plaine, comme un cap. Sur son sommet, la ville dominée par un vieux minaret ; à ses pieds, d’immenses jardins. » Foucauld atteint la porte de la première enceinte, ôte ses chaussures et entre dans la ville.

Cité la plus misérable du Maroc ! La tribu des Riata la pillait perpétuellement. Toujours en armes, encombrant les ruelles et les places, s’ils trouvaient quelque objet ou quelque bête de somme qui leur convînt, ils s’en emparaient, et il n’y avait contre eux aucun espoir de justice. « Il est difficile d’exprimer la terreur dans laquelle vit la population ; aussi ne rêve-t-elle qu’une chose : la venue des Français. Que de fois ai-je entendu les musulmans s’écrier : « Quand les Français entreront-ils ? Quand nous débarrasseront-ils enfin des Riata ? Quand vivrons-nous en paix, comme les gens de Tlemcen ? » Et de faire des vœux pour que ce jour soit proche : l’arrivée n’en fait point de doute pour eux ; ils partagent, à cet égard, l’opinion commune à une grande partie du Maroc oriental, et à presque toute la haute classe de l’empire… »

Sefrou est florissante, au contraire, pleine de maisons bien bâties en briques et blanchies. Le voyageur s’y promène dans des « jardins immenses et merveilleux…, grands bois touffus dont le feuillage épais répand sur la terre une ombre impénétrable et une fraîcheur délicieuse ».

Ces excursions achevées, le terrible chemin étant ouvert enfin, l’explorateur peut gagner Meknès, et de là Bou-el-Djad, où il arrive le 6 septembre.

« Ici, ni sultan ni makhzen : rien qu’Allah et Sidi Ben Daoud. » Ce grand personnage, à peine l’a-t-il vu, témoigne au rabbin Joseph Aleman des égards tout à fait singuliers. La Reconnaissance au Maroc n’y fait aucune allusion, mais dans la troisième note manuscrite que j’ai annoncée, Charles de Foucauld raconte tout au long l’aventure émouvante qui lui advint dans la ville de Bou-el-Djad.

« J’arrivai à Bou-el-Djad escorté par un petit-fils de Sidi Ben Daoud ; le Sid m’avait envoyé ce protecteur distingué après avoir reçu une lettre d’un grand seigneur de Fâs, son ami, le Hadj Tîb Qçouç. Pour faire honneur jusqu’au bout à cette recommandation, il me donna audience dès mon arrivée dans sa ville ; Mardochée et moi fûmes reçus et interrogés séparément : nous nous présentâmes comme deux rabbins de Jérusalem établis depuis sept ans à Alger. À peine sortis de la demeure du Sid, nous vîmes un musulman, assis au milieu d’un groupe, nous faire signe d’approcher ; celui qui nous appelait était le second fils de Sidi Ben Daoud, Sidi Omar ; il nous introduisit chez lui, et se mit à poser des questions sur l’Algérie. Pendant ce temps, le Sid faisait venir les principaux israélites de la ville, leur commandait de nous bien recevoir, et désignait l’un d’eux pour nous donner l’hospitalité en son nom. Ces deux audiences, tant de soin de notre installation, étaient des faveurs extraordinaires.

« Le lendemain de mon arrivée, je reçois la visite d’un fils de Sidi Omar, Sidi El Hadj Edris ; c’est un jeune homme de vingt-cinq ans, très beau, bien que mulâtre ; il est grand, bien pris, ses mouvements sont souples et gracieux, sa figure intelligente, vive et gaie ; le titre de hadj, de l’esprit, de l’instruction, une belle mine, ont fait de lui un des membres les plus considérés de la famille de Sidi Ben Daoud. Il vient, dit-il, voir si nous ne manquons de rien ; trois ou quatre musulmans l’accompagnent, on cause une demi-heure de choses et d’autres, nos visiteurs montrant une affabilité extrême ; en nous quittant, S. Edris demande si nous avons vu les rabbins de Bou-el-Djad. « Pas encore. – Qu’ils viennent ou ne viennent pas, que vous restiez ici plusieurs jours ou plusieurs mois, soyez les bienvenus mille fois ! » Que signifient de telles prévenances, sans exemple pour des juifs ? Je ne tardai pas à le comprendre. Deux choses furent remarquables pendant les quatre jours suivants : d’une part, les fréquentes visites, l’excessive amabilité des parents du Sid, qui s’efforçaient de me mettre en confiance et de me faire parler ; de l’autre, un espionnage ouvert des juifs qui surveillaient mes moindres démarches, mettaient le nez sur mon calepin dès que je voulais écrire, se jetaient sur mon thermomètre aussitôt que je le touchais, étaient grossiers et insupportables… Ces deux procédés étaient trop accentués pour que la cause ne s’en devinât pas : quelque indice avait dû faire soupçonner à Sidi Ben Daoud, ou à son fils Sidi Omar, ma qualité de chrétien ; pour s’éclairer, les marabouts avaient résolu de me faire espionner par les juifs, et en même temps de m’examiner eux-mêmes ; il était évident que depuis quatre jours on poursuivait cette recherche.

« Le 11 septembre, sixième jour depuis mon arrivée, un esclave de Sidi Edris entre chez moi, dans la matinée, et me dit de le suivre avec Mardochée chez son maître. Il nous introduit dans une maison de la zaouïa, nous nous attendons à de nouvelles questions : point ; aussitôt que nous sommes assis, on apporte à déjeuner. Thé, pâtisseries, beurre, œufs, café, amandes, raisins, figues, sont placés sur des plateaux éblouissants ; S. Edris m’offre de la limonade, et s’excuse de n’avoir ni couteaux ni fourchettes ; il mange avec nous, ce qui est une faveur inouïe, et, faisant beaucoup de frais, nous raconte qu’il connaît Tunis, Alger, Bône, Bougie, Philippeville, Oran, qu’il a visitées en revenant de la Mecque. Au bout de deux heures, nous sommes congédiés, et un esclave nous reconduit à notre domicile. Mes relations deviennent de jour en jour plus intimes avec S. Edris et son père. Le 13, à midi, je suis appelé avec Mardochée chez le premier : un déjeuner nous attend encore, S. Edris le partage avec nous ; comme je lui parle de mon désir de quitter Bou-el-Djad, il me répond qu’il m’escortera lui-même ; il est un des plus hauts personnages de sa famille, et il ne se dérange que pour des caravanes de deux cents ou trois cents chameaux, mais, pour mon compagnon et moi, il n’est rien qu’il ne fasse ; nous partirons tous trois seuls, dans quelques jours ; il veut se faire des amis de nous ; nous lui écrirons à notre retour à Alger, et il ira nous y voir. Le repas fini, il me conduit à une fenêtre, et, me montrant la haute chaîne du moyen Atlas qui borde l’horizon vers le sud, il se met à me la décrire et à me donner sur elle et ses habitants une foule de détails. Pour que je jouisse mieux de ce beau spectacle, il me fait apporter une chaise et une lunette d’approche. Il est inadmissible que tant de caresses soient désintéressées ; où S. Edris et son père veulent-ils en venir ? Je ne sais ; cependant on m’a promis de m’escorter à mon départ de Bou-el-Djad, il faut cultiver cette bonne intention. Le jour même, j’envoie à S. Edris 20 francs et trois ou quatre pains de sucre, cadeau convenable pour le pays. Le lendemain, 14, S. Edris nous fait chercher vers le soir, pour dîner avec lui sur sa terrasse ; dans la conversation, il répète qu’il voudrait aller à Alger, et de là sur le continent des chrétiens ; serait-ce possible ? Rien n’est plus facile, lui dis-je, le ministre de France à Tanger le fera parvenir à Alger, où je serai tout à son service. Et lui-même, amènerait-il un chrétien à Bou-el-Djad ? Il ne demanderait pas mieux, pourvu que le chrétien fût déguisé en musulman ou en juif, et que le sultan ne sût rien ; il faudrait que la chose se négociât en secret entre lui et le ministre de France. En ce cas, ajoute Mardochée, les autorités françaises lui feront le meilleur accueil, car elles seront aises d’envoyer des Français reconnaître Bou-el-Djad, que n’a jamais vue aucun chrétien. S. Edris répond, en souriant, que des chrétiens l’ont visitée. « Sous le costume musulman ? – Non, sous le costume juif, on ignorait qui ils étaient ; mais nous les avons reconnus. » Le lendemain matin, nouvelle visite à S. Edris ; l’entretien devient tout à fait intime : après ce qu’il nous a dit hier, s’engagerait-il, dans une lettre au ministre de France, à accueillir et protéger tout Français dans sa ville ? Volontiers, dit-il, et il est prêt à faire une visite au même fonctionnaire, pour l’assurer de sa bonne volonté envers la France.

« Le même jour, nous sommes appelés chez Sidi Ben Daoud ; on nous introduit dans une belle salle, où sept ou huit marabouts de la famille du Sid sont assis autour de lui, sur des tapis. On nous fait asseoir, et de petites négresses de huit à dix ans nous apportent des tasses de thé et des « palmers ». Lorsque nous avons joui pendant une demi-heure de la vue du saint, on nous congédie avec des paroles bienveillantes, et lui-même nous dit : « Que Dieu vous aide ! » En sortant, nous sommes rejoints par S. Omar qui nous entraîne dans sa demeure : c’est lui, dit-il, qui nous a fait demander chez son père, dans la pensée que cette visite nous distrairait. Il m’interroge sur l’astronomie ; les juifs lui ont rapporté que j’étais grand astronome : je passe, paraît-il, mes nuits à regarder les étoiles. Ainsi les israélites continuent à m’espionner pour le compte des musulmans. Le 16, Sidi Edris me fait chercher de bonne heure ; il me remet d’abord deux lettres recommandant Mardochée et moi aux juifs de Qaçba-Tâdla et à ceux de Qaçba-Beni-Mellal ; signée des rabbins de Bou-el-Djad, elles n’ont point été écrites de bonne volonté : Sidi Edris a fait venir les rabbins chez lui, et leur a enjoint de signer les lettres sous ses yeux. Sidi Edris me donne ensuite un mot de recommandation pour un de ses amis qui habite Bezzou, lieu où j’irai plus tard. Enfin il compose sa lettre au ministre de France ; il me la lit avant de la fermer ; elle est conçue à peu près en ces termes : « À l’ambassadeur du gouvernement français : je t’apprends que deux hommes de ton pays sont venus auprès de moi, et que, pour l’amour de toi, je leur ai fait le meilleur accueil et les ai conduits où ils ont voulu ; je recevrai de même tous ceux qui viendront de ta part ; les porteurs de cette lettre te donneront des informations plus complètes. Si tu veux me voir, fais-le moi savoir par le consul de France à Dar-Beïda, je me rendrai aussitôt à Tanger. » Sidi Edris signe cet écrit, le plie, le cachète de son sceau, et me le confie en me recommandant le secret et la prudence : c’est sa tête qu’il met entre mes mains ; elle courrait grand risque, si la lettre se perdait et tombait sous les yeux du sultan.

« Cette affaire terminée, S. Edris m’annonce que nous partirons le lendemain pour Qaçba-Tâdla ; non seulement il m’y conduira, mais il m’accompagnera jusqu’à Qaçba-Beni-Mellal, où je quitterai le Tâdla. Je suis un frère à ses yeux, et il irait au bout du monde pour m’être agréable, mais il ne peut supporter plus longtemps que je vive chez les juifs de la ville, qui sont des sauvages : il va faire chercher mes mules et mes bagages, et désormais je serai son hôte. Une heure après, j’étais installé dans sa maison.

« À partir de ce moment, mes relations avec S. Edris prennent un nouveau caractère ; jusque-là ses caresses excessives m’avaient laissé en défiance ; le don de la lettre pour le ministre de France était une telle marque de confiance, que je ne pouvais plus douter de ses bonnes dispositions présentes ; d’ailleurs, cette lettre expliquait ses avances, en montrant qu’elles avaient pour cause le désir d’entrer en relations avec le gouvernement français. Sûr de S. Edris, j’eus dès lors avec lui les rapports qu’on a avec un ami ; je lui rendis confiance pour confiance, et, comme il s’était mis entre mes mains, je me mis entre les siennes. Je lui dis sans restriction qui j’étais, qui était Mardochée, ce que je venais faire. Sa fidélité en augmenta. Il se confondit en regrets de n’avoir pas su la vérité plus tôt ; j’eusse logé chez lui dès le premier jour ; j’y aurais travaillé, dessiné, fait mes observations à mon aise ; si je voulais retarder mon départ, il me conduirait visiter les qoubbas et les mosquées, mettrait à ma disposition la bibliothèque de la zaouïa, qui est riche en ouvrages historiques, me promènerait dans les environs… Que ne ferait-il pas ?

« Puis, de m’offrir cent choses, des vêtements musulmans, un esclave… ; comme j’avais trouvé gracieux le service fait chez Sidi Ben Daoud par de petites négresses, il m’en offre une. Dès mon arrivée, dit-il, mon visage lui a fait soupçonner que j’étais chrétien, et les israélites ont confirmé cette opinion : que je prenne garde aux juifs ! ce sont des gens sans foi, des coquins dont il faut se défier sans cesse ; ceux d’ici sont venus, dès le lendemain de mon entrée, lui rapporter que je m’occupais d’astronomie, que je ne parlais pas leur langage, que je n’écrivais pas leur écriture, que je n’allais pas à la synagogue, enfin qu’ils me croyaient chrétien ; il leur a répondu qu’ils étaient des ânes, et que les juifs d’Alger et de France étaient différents des juifs de ce pays.

« Le 17 septembre, Sidi Edris, Mardochée et moi quittions Bou-el-Djad. Le 20, nous arrivions à Qaçba-Beni-Mellal. Le 23, Sidi Edris nous faisait ses adieux, et reprenait le chemin de sa zaouïa. Je ne puis dire ce qu’il fut pour moi pendant les jours que nous voyageâmes ensemble : durant les marches, il plaçait sa monture près de la mienne, et me donnait des explications sur tout ce que nous parcourions, rencontrions, apercevions ; voulais-je dessiner ? il s’arrêtait ; de son propre mouvement, il choisit toujours les chemins les plus intéressants et non les plus courts. Nous arrêtions-nous dans un lieu ? il me prenait par la main, et me conduisait voir toutes les choses curieuses ; il faisait plus : comme la demeure où il recevait l’hospitalité se remplissait, dès son arrivée, d’une foule venue pour lui baiser la main, ce grand marabout cachait dans ses larges vêtements une partie de mes instruments, pendant que je portais l’autre, et me menait en un lieu écarté faire mes observations ; là, il montait la garde auprès de moi, pour empêcher qu’on ne me surprît. Que de courses nous fîmes ensemble aux environs de Qaçba-Beni-Mellal ! Je m’arrêtais pour dessiner, il s’asseyait à côté de moi, et sa conversation m’apprenait une foule de choses. Tout ce que je sais sur la zaouïa de Bou-el-Djad, la famille de Sidi Ben Daoud, les populations du Tâdla, vient de lui ; de lui sont presque tous les renseignements imprimés dans ce volume de la page Error: Reference source not found à la pageError: Reference source not found, sur le bassin de l’Ouad-Oumm-er-Rebia ; lui encore dicta ce qu’on lit, de la page Error: Reference source not found à la pageError: Reference source not found, sur la campagne du sultan dans le Tâdla en 1883 ; il avait suivi l’expédition de Marrâkech à Meris-el-Biod comme représentant de Sidi Ben Daoud auprès de Moulei el Hasen. Au sujet des relations de sa famille avec le sultan, il me dit : « Nous ne le craignons pas, et il ne nous craint pas ; il ne peut pas nous faire de mal, et nous ne pouvons lui en faire. » Lui ayant demandé si Moulei el Hasen était aimé : « Non, il est cupide et avare. » (C’était, mot pour mot, ce qu’on m’avait dit à Fâs.) Sidi Edris se promet d’aller me voir à Alger et en France, et m’engage à retourner plus tard à Bou-el-Djad ; que j’y revienne en Turc, je m’installerai chez lui, nous y passerons de bonnes semaines, et je voyagerai tant que je voudrai. Il me recommande la lettre qu’il m’a confiée : « Si le sultan en avait connaissance, il me ferait couper la langue et la main. » Je lui demande si son père S. Omar sait qu’il l’a écrite : Oui, c’est S. Omar qui l’a inspirée, et c’est lui qui a dit à son fils de se conduire avec moi comme il l’a fait ; mais le secret est resté entre S. Omar et S. Edris, ils ne s’en sont point ouverts à Sidi ben Daoud « parce qu’il est un peu vieux ». « Que ce pays serait riche, si les Français le gouvernaient ! » me dit sans cesse mon compagnon, en contemplant les fertiles plaines qui s’étendent à nos pieds « Si les Français viennent ici, me feront-ils caïd ? » ajoute-t-il une fois.

« La croyance à une prochaine invasion des Français fut la cause de l’accueil que je trouvai à Bou-el-Djad : les marabouts me reçurent bien parce qu’ils me prirent pour un espion. Dans la plus grande partie du Maroc, on pense qu’avant peu la France s’emparera de l’empire de Moulei el Hasen, on se prépare à cet événement, et les grands cherchent dès à présent à s’assurer notre faveur. Les caresses dont me combla la famille de Sidi ben Daoud, la lettre dont on me chargea, sont une preuve de l’état des esprits chez les plus hauts personnages du Maroc.

« Cette domination française à laquelle on s’attend, la redoute-t-on ? Les grands seigneurs, les populations commerçantes, les groupes opprimés par le sultan ou par de puissants voisins la recevraient sans déplaisir ; elle représente pour eux un accroissement de richesses, l’établissement de chemins de fer (chose très souhaitée), la paix, la sécurité, enfin un gouvernement régulier et protecteur. »

Onze ans plus tard, Charles de Foucauld, devenu prêtre et voyageant dans le Sahara, devait recevoir, à sa grande surprise, la lettre suivante, signée du jeune marabout, devenu chef de la zaouïa :

« Casablanca, le 16 août 1904.

« Je désire énormément avoir quelques nouvelles de votre part, car il y a longtemps que je ne suis pas au courant de vos bonnes nouvelles, chose qui m’intéresse beaucoup. Dernièrement, j’ai demandé sur vous M. le consul de France d’ici. Il m’a dit que vous vous trouvez à Jérusalem dans la Terre sainte, à l’honnête service de Dieu, et que vous avez sacrifié votre temps à l’Éternel.

« Je vous félicite, et je suis bien certain que le monde ne vous intéresse plus : chose qui est l’essentielle, à présent et à l’avenir. Veuillez avoir la bonté d’écrire à M. l’ambassadeur de France à Tanger, pour lui montrer mon travail et mes efforts avec vous pendant votre séjour ici. Pour que M. l’ambassadeur écrive à M. le consul de France, pour qu’il lui montre ma fidélité avec vous.

« Je vous remercie infiniment d’avance, en félicitant de nouveau le bon métier que vous obtenez.

« Votre serviteur dévoué pour toujours,

« HADJ-DRISS-EL-CHERKAOUI,

Bou-el-Djad. Que j’étais avec vous

dans le voyage de Kabil Tâdla. »

La lettre avait été adressée « à l’officier Foukou », et remise, à Alger, au commandant Lacroix, qui avait complété l’adresse.

Quand il quitte Bou-el-Djad, Charles de Foucauld est donc escorté par un des petits-fils de Sidi Ben Daoud, et cela pendant tout le temps que les voyageurs passent dans le Tâdla. On va toujours au sud et à travers des régions dangereuses. À l’occasion d’un séjour à Tikirt, il étudie les régimes politiques très différents des tribus qui habitent les pays indépendants, au nord du grand Atlas, ou au sud des montagnes. Dans les premières, le gouvernement est démocratique ; chaque fraction de tribu est gouvernée par une assemblée où chaque famille est représentée. En général, pas de lois, et, si les fractions de la même tribu ne sont point du même avis, chacune suivra sa volonté ou son caprice, et le différend pourra, parfois, être tranché à coups de fusil. Au sud de l’Atlas, il y a bien aussi un certain État démocratique, mais les tribus ne sont pas toujours isolées, et, entre elles, il y a des liens de seigneurie et de vasselage. Toutes les variétés de cette politique marocaine sont exposées, dans la Reconnaissance au Maroc, avec une abondance de détails et de nuances qui prouvent l’habileté de l’enquêteur et la richesse de ses carnets de notes.

Un peu plus loin, il décrit les trois chaînes de l’Atlas, le grand, le moyen et le petit. Après ces pages sévères, et lorsqu’il part de Tikirt pour aller à Tisint, le poète reparaît, toujours se surveillant lui-même, mais prenant plaisir à peindre en quelques lignes ces jardins des oasis, et, sous l’ombre des palmiers, la terre divisée en carrés, arrosée par une foule de canaux, couverte de maïs, de millet et de légumes. Ce sont des lieux de bonheur entre les plus sauvages, les plus pelés, les plus désolés des paysages. Il va jusqu’à écrire : « Endroit charmant, où il semble ne pouvoir exister que des heureux. »

Dans sa course au sud, il atteint la région du Maroc saharien, par Tanzida et Tisint. La description qu’il fait du paysage du sud, vu de l’oasis de Tisint, est, je crois, le tableau le plu achevé qu’il ait rapporté de son voyage d’exploration : « Lorsqu’on entre à Tisint, on met le pied dans un monde nouveau. Ici, pour la première fois, l’œil se porte vers le midi sans rencontrer une seule montagne : la région au sud du Bani est une immense plaine, tantôt blanche, tantôt brune, étendant à perte de vue ses solitudes pierreuses ; une raie d’azur la borne à l’horizon et la sépare du ciel, c’est le talus de la rive gauche du Dra. Au delà, commence la hamada. Cette plaine brûlée n’a d’autre végétation que quelques gommiers rabougris, d’autre relief que d’étroites chaînes de collines, rocheuses, entrecoupées, s’y tordant comme des tronçons de serpents. À côté du désert morne sont les oasis, avec leur végétation admirable, leurs forêts de palmiers toujours verts, leurs qçars pleins de bien-être et de richesse. Travaillant dans les jardins, étendue nonchalamment à l’ombre des murs, accroupie aux portes des maisons, causant et fumant, on voit une population nombreuse d’hommes au visage noir, haratîn de couleur très foncée. Leurs vêtements me frappent d’abord : tous sont vêtus de cotonnade indigo, étoffe du Soudan. Je suis dans un nouveau climat : point d’hiver. On sème en décembre, on récolte en mars ; l’air n’est jamais froid ; au-dessus de ma tête, un ciel toujours bleu. »

Charles de Foucauld s’arrête à Tisint deux jours seulement ; il y est l’objet de la plus vive curiosité : « Tous les Hadjs, familiers avec les choses et les gens des pays lointains, voulurent me voir. Une fois de plus, je reconnus les excellents effets du pèlerinage (de la Mecque). Pour le seul fait que je venais d’Algérie, où ils avaient été bien reçus, tous me firent le meilleur accueil. Plusieurs, – je le sus depuis, – se doutèrent que j’étais chrétien ; ils n’en dirent mot, comprenant mieux que moi peut-être les dangers où leurs discours pourraient me jeter. L’un d’entre eux, le Hadj Bou Rhim, devint dans la suite, pour moi, un véritable ami, me rendit les services les plus signalés, et me sauva des plus grands périls. » De grandes excursions dans le sud, à Tatta, au Mader et à Aqqâ, remplissent le mois suivant.

Revenu de ces deux explorations, Foucauld songe à regagner l’Algérie, en traversant, à rebours, ce Rif inhospitalier dont l’accès, par l’ouest, lui a été, au départ, interdit. Il ne peut entreprendre une pareille aventure sans de puissantes protections, et, une fois de plus, il descend vers le sud, pour aller rendre visite à un personnage de marque, Sidi Abd Allah, qui habite à Mrimima. Celui-ci fournirait sans doute les guides nécessaires.

Mais, à peine l’étranger est-il entré dans une des maisons de Sidi Abd Allah, que le bruit se répand qu’il est chrétien et chargé d’or. Aussitôt, deux bandes de pillards s’embusquent dans la montagne, et se mettent à guetter le passage de cette proie excellente et facile. Foucauld est gardé à vue par les fils de son hôte. Dans ce danger, il écrit une lettre à son ami le Hadj Bou Rhim, et la confie à un mendiant. « Le lendemain, à 7 heures du matin, grand mouvement dans le village. Une troupe de vingt-cinq fantassins et deux cavaliers y arrive tout à coup, et entre droit dans la cour. C’est le Hadj qui vient me prendre. Il a reçu mon billet cette nuit. Il s’est levé aussitôt, a couru chez ses frères et ses parents ; chacun s’est armé et l’a rejoint avec ses serviteurs ; ils se sont mis en marche, et les voici. » Une demi-heure après, délivré, il quittait Mrimima. Mais les exigences et les vols successifs dont il avait été victime avaient tellement diminué ses ressources que, rentré à Tisint, et ayant fait ses comptes, il reconnut qu’il lui était impossible d’entreprendre le voyage de retour sans renouveler sa provision d’argent. La ville la plus proche où il y eût des Européens était Mogador, au nord-ouest, sur la côte de l’Atlantique ; c’est là qu’il fallait aller ; Foucauld confie son projet à son ami le Hadj ; il est convenu que celui-ci accompagnera le voyageur jusqu’à Mogador, l’y attendra et le ramènera à Tisint. Mardochée, au contraire, restera dans ce village. On le rejoindra plus tard.

Il faut partir de nuit, dans le plus grand secret, pour ne point être attaqué et pillé. Ce départ de Tisint pour la côte atlantique eut lieu le 9 janvier 1884.

De Mrimima, et justement à une des heures vraiment périlleuses de son voyage, Charles de Foucauld avait écrit à sa sœur Marie. Ce n’était pas la première fois qu’il lui écrivait. Comment, par qui fut porté ce billet, écrit sur un petit carré de papier, plié et replié, de manière à ne pas avoir plus de surface qu’un timbre de quittance ? je l’ignore. Quelque caravane a dû s’en charger ; la lettre a été reçue, elle était datée de la Zaouïa de Sidi Abd Allah Oumbarek, 1erjanvier : « Bonne année, ma bonne Mimi : si seulement je pouvais te faire savoir en ce jour que je vais bien, que je ne cours aucun danger ! Si tu savais combien je suis triste en pensant que tu es probablement sans nouvelles de moi depuis longtemps, inquiète sur mon sort, et que ce jour, qui est une fête pour tant de gens, est pour toi un jour plus triste que les autres ! À cette époque, où chacun reçoit des lettres de ses parents, de ses amis, toi seule n’en reçois pas du seul très proche que tu aies au monde. Je sais combien tu dois être triste, et que tu dois avoir le cœur bien gros. Mais peut-être me trompé-je : Dieu veuille ! peut-être une partie de mes lettres t’est-elle parvenue. Si celle-ci te parvient, ma bonne Mimi, prends confiance, sois sans inquiétude : je ne cours aucun danger, et n’en courrai aucun jusqu’à mon arrivée : le chemin est long, mais il n’est en aucune façon dangereux ; si le mauvais temps, qui retarde ma marche depuis un mois et demi, continue, je serai encore trois bons mois à revenir ; si je trouve les chemins faciles, deux mois me suffiront ; Dieu veuille qu’il en soit ainsi, et que je me retrouve bientôt près de toi… »

À Mogador, où il arrive le 28 janvier, après avoir traversé, pendant trois heures et demie, « une vaste forêt ombrageant d’immenses pâturages », il va tout droit au consulat de France, et se trouve en présence d’un israélite, secrétaire et traducteur, qui travaillait dans les bureaux et qui s’appelait Zerbib.

– Je voudrais voir le consul de France, et toucher un chèque sur la banque d’Angleterre. Je suis le vicomte de Foucauld, officier de cavalerie française.

L’autre, toisant ce piéton crasseux et vêtu de loques, et connaissant les ruses des clients de la porte, le prit fort mal.

– Va t’asseoir dehors, le dos au mur : on ne voit pas le consul comme ça !

Charles de Foucauld alla s’étendre, près du mur, et demeura là quelque temps. Puis, revenant à Zerbib :

– Donnez-moi un peu d’eau, et indiquez moi, je vous prie, un coin où je puisse me déshabiller et me laver.

Pendant qu’il se dévêtait, dans un réduit voisin, quelqu’un regardait par le trou de la serrure. C’était Zerbib. À sa grande stupéfaction, il voit que ce vagabond était porteur d’une quantité d’instruments de physique, cachés dans les poches ou les plis des vêtements, l’un après l’autre déposés sur le sol. « Après tout, se dit-il, je puis me tromper, et il peut dire vrai. »

Aussitôt, il va prévenir son chef. Le vicomte de Foucauld est introduit près de M. Montel, chancelier du consulat. La première question qu’il pose est celle-ci : « Avez-vous reçu les lettres que j’ai adressées ici, pour ma famille ? » Hélas ! de toutes les lettres qu’il a écrites, depuis huit mois, pas une n’est parvenue encore. Il écrit donc sans plus tarder à sa sœur Marie, lui disant d’abord qu’il n’a jamais été une minute malade, qu’il n’a jamais couru le moindre danger. Cette assertion n’était pas d’une parfaite exactitude. Il ajoute que quatre mille francs, sur les six mille qu’il avait à sa disposition pour le voyage, ont été dépensés, et qu’il a laissé en réserve deux mille francs qu’il vient maintenant chercher. « En partant, je te disais : Je resterai un an ; au fond du cœur, je croyais rester au plus six mois. Je ne te disais le double que pour que tu ne t’inquiètes pas, au cas où mon absence se prolongerait ; et voici que la parole que je te disais se trouve être la vraie : mon voyage aura duré bien près d’un an. Voici huit mois que je suis parti : je vais passer ici un mois environ, à attendre de tes nouvelles et de l’argent, puis je repartirai pour le sud, et je retournerai en Algérie, s’il plaît à Dieu, par le chemin suivant : Mezguita, Dadès, Todra, Ferkla, Qçabi-ech-Cheurfa, cours de l’Oued-Mlouïa, Debdou, Oudjda, d’où je rentrerai en pays français par Lalla-Marnia ; il me faudra près de deux mois et demi pour tout cela. Quel bonheur, ma bonne Mimi, aussitôt ma rentrée en Algérie, de prendre le paquebot et de courir auprès de toi !

« Mon voyage, au point de vue géographique, marche assez bien : mes instruments sont en bon état : aucun ne s’est détraqué ; j’ai visité des pays nouveaux, et je rapporte, je crois, quelques renseignements utiles ; au point de vue moral, c’est bien triste : toujours seul, jamais une personne amie, jamais un chrétien à qui parler… Si tu savais combien je pense à toi, aux bons jours d’autrefois auprès de grand-père, à ceux que nous avons passés auprès de ma tante, et combien toutes ces pensées vous absorbent quand on est aussi isolé que je viens de l’être : c’est surtout Noël et le jour de l’an qui m’ont paru si tristes. Je me rappelais grand-père, et l’arbre de Noël, et tout ce bon temps de notre enfance. Et au jour de l’an, c’est pour toi que j’étais triste… Et encore je ne savais pas qu’aucune de mes lettres ne t’était parvenue ! Je t’en ai envoyé par messager spécial, je t’en ai envoyé par des caravanes ; chaque fois que j’ai trouvé une occasion de faire partir un mot, je l’ai saisie avec empressement : et rien n’est arrivé ! Ma pauvre Mimi, que tu vas être contente de recevoir de mes nouvelles, et que je serai heureux d’avoir des tiennes ! Je ne crains qu’une chose : c’est que tu me supplies de terminer là mon voyage et de revenir immédiatement. Je t’en supplie, sois raisonnable : il ne me faudra relativement que bien peu de temps pour le terminer, et alors j’aurai fait un beau voyage, et accompli ce que je voulais. Quand on part en disant qu’on va faire une chose, il ne faut pas revenir sans l’avoir faite… » Dans la fin de la lettre, Charles de Foucauld explique comment l’argent doit être envoyé à Tanger : un banquier de cette dernière ville écrira à un de ses confrères de Mogador, et le voyageur pourra repartir.

D’autres lettres à sa sœur racontent, avec agrément et vivacité, la vie qu’il mène à Mogador ; ce n’est point une vie oisive, ou simplement de repos. « Je suis jusqu’au cou dans mes longitudes, écrit-il le 8 février, je travaille du matin au soir, et une partie de la nuit. C’est cent fois plus émouvant que le voyage même, car là est le résultat. S’il n’est pas bon, c’est huit mois de peine et de travail perdus ; mais j’espère qu’il sera présentable. Je suis ici merveilleusement pour travailler : je loge dans un hôtel-pension arrangé à l’européenne, mais tenu par des juifs espagnols ; j’y ai une chambre convenable, où je me tiens toute la journée, et j’y dîne le soir. Je ne sors qu’une fois par jour, pour aller déjeuner chez le seul Français de Mogador, M. Montel, chancelier du consulat (le consul est absent)… Je suis bien content de me retrouver chaque jour, pendant deux ou trois heures, dans un intérieur français… »

« 14 février. – Je passe mon temps de la façon la plus uniforme du monde : de 7 heures à 11 heures du matin, je travaille ; de 11 heures à une heure, je vais déjeuner chez le chancelier ; à une heure, je me remets à la besogne, je dîne à 7 heures à ma pension, – puis je me remets à travailler jusqu’à une heure du matin environ. – En fait de visite, je n’en fais aucune, puisqu’il n’y a personne à voir ; j’en reçois une chaque jour, celle du nègre qui commande l’escorte par laquelle je me suis fait accompagner. Ne te figure pas qu’elle soit énorme : elle se composait de trois hommes au départ, et n’est plus que de deux, le troisième, qui était un esclave dudit nègre, ayant été vendu ces jours-ci par son maître. Ceux qui restent attendent patiemment, ou plutôt un peu impatiemment, le moment où je me remettrai en route. Chaque jour le chef, le nègre, un chikh de Tisint, vient me rendre compte de l’état des hommes et des mules, me raconter ce qu’il a fait, et prendre l’argent de la journée : c’est une causerie, et une leçon d’arabe… Je tiens beaucoup à ce qu’on ne me remarque pas trop, pour que le gouvernement marocain n’ait pas vent de mes projets, et ne cherche pas à me créer des obstacles sur ma route : sa politique, depuis de longues années, est d’empêcher, par tous les moyens possibles, les Européens de voyager dans l’intérieur de l’empire… »

« 7 mars 1884.– Les lettres tardent bien, ma bonne Mimi. Je crois à chaque instant voir arriver un courrier, mais rien, toujours rien. Pourtant voici trente-cinq jours aujourd’hui que sont parties mes premières lettres… Je demeure toujours dans le même hôtel juif… La colonie française est ici très peu nombreuse : le consul, le chancelier et sa femme, un négociant et sa femme, un missionnaire anglican nationalisé français, un médecin alsacien. Le missionnaire est un homme fort aimable et fort comme il faut. Il est marié et a presque toujours des amis d’Europe dans sa maison. Il s’y trouve en ce moment une jeune Anglaise très bien, parlant parfaitement le français. Je trouve très agréable d’aller de temps en temps passer la soirée dans cette maison, où j’entends chanter le Lac et surtout l’Envoi de fleurs, qui me rappellent un bien heureux temps : mais qu’il est loin déjà !… Cependant, sitôt qu’arriveront vos lettres, je me sauverai au galop vers le sud. »

Charles de Foucauld, dans une lettre, prétend ne pas savoir dessiner. Si l’on ouvre la Reconnaissance au Maroc, on trouvera, en sous-titre : Ouvrage illustré de 4 gravures et de 101 dessins, d’après les croquis de l’auteur. Ces dessins, quelques traits à la plume, mais composés avec un sentiment très sûr du paysage, mais tracés avec un évident scrupule d’exactitude, ajoutent singulièrement à la beauté de l’ouvrage, et offrent du chemin à l’imagination. Sans doute, on voudrait voir la vraie couleur de ces roches, de ces montagnes, de ce désert, de ces palmeraies au bord d’un oued, mais, si imparfaite que soit une simple illustration au trait, elle suffit pour guider nos yeux, qui se souviennent aussitôt, et l’emplissent de lumière.

L’argent reçu, Foucauld, avec le Hadj Bou Rhim, repart de Mogador pour Tisint, le 14 mars 1884, par une route différente de celle qu’il a parcourue à l’aller. Parvenu à l’Oued-Sous, au sud d’Agadir, il suit à quelque distance la rive droite du fleuve :

« Je le verrai toute la journée, serpentant au milieu des tamaris, entouré de cultures, avec de grands oliviers ombrageant son cours, et deux rangées de villages échelonnés sur ses rives… Le fleuve, avec sa bordure de champs, d’arbres et d’habitations, forme une large bande verte, se déroulant au milieu de la plaine, dix mètres au-dessous du niveau général. Un talus à pente de 50 pour 100 relie la dépression au sol environnant. Je marche au nord du talus, dans la plaine du Sous. C’est une surface immense, unie comme une glace, au sol de terre rouge, sans une pierre ; elle s’étend entre le grand et le petit Atlas… Sa largeur est ici de quarante kilomètres… La vallée du Sous demeurera la même durant les trois jours que je vais la remonter : plaine d’une fertilité merveilleuse, enfermée entre deux longues chaînes, dont l’une, moins élevée et à crêtes uniformes, borde au sud l’horizon d’une ligne brune, tandis que l’autre, s’élançant dans les nuages, élève à pic, au-dessus de la campagne, ses massifs gigantesques, aux flancs bleuâtres, aux cimes blanches… »

Le 31 mars, le voyageur était de retour dans la région de Tisint, où le rabbin Mardochée l’attendait.

Il ne se dirigea pas immédiatement au nord-est. Personne ne voulut accepter de l’accompagner dans la contrée où il chercha d’abord à entrer : force lui fut de repasser par Tazenakht.

Nous savons désormais quelle était la manière de voyager de Charles de Foucauld, l’endurance et le courage qu’il montra, et de quel bel esprit de savant et de poète il fit preuve en écrivant ses souvenirs. Il ne me reste donc qu’à relever quelques noms, sur cette route de retour, qui fut rapidement parcourue.

De Tazenakht, il se rend au Mezguita, puis au Dadès, puis à Qçabi-ech-Cheurfa. En route, il est retenu deux jours par de grandes pluies. Le 8 mai, il passe à gué la Mlouïa, le plus large courant d’eau, semble-t-il, qu’il ait traversé, puisque la Reconnaissance au Maroc note ici 35 mètres de large, 1 m. 20 de profondeur.

Les dernières étapes le conduisent à Debdou, premier point faisant un commerce régulier avec l’Algérie. Le voyageur n’a plus un centime. Heureusement, il se trouve à quatre journées de marche seulement de Lalla-Marnia. Il vend ses mules, se procure ainsi de quoi en louer d’autres, et, parti d’Oudjda à 7 heures du matin, le 23 mai, arrive en terre française à 10 heures, et bientôt après à Lalla-Marnia, où il quitte Mardochée.

À la suite de la Reconnaissance au Maroc, Charles de Foucauld a rédigé, avec cet esprit méthodique si remarquable déjà dans le récit même du voyage, une seconde partie qu’il intitule : « Renseignements ». Dans cette partie toute scientifique, sont rassemblés les détails que le voyageur a pu observer ou recueillir, sur les rivières et leurs affluents, les tribus et leurs divisions, le nombre de fusils et de chevaux dont elles disposent, les routes, celles qu’il a suivies et celles dont on lui a parlé, avec l’indication de la durée des étapes : sorte de guide que les chefs de nos troupes opérant au Maroc ont consulté et consultent encore aujourd’hui. Vers la fin, se trouve un appendice sur les Israélites au Maroc, étude sociale et statistique ; puis la liste des observations astronomiques faites au cours du voyage, le tableau des latitudes et longitudes, les observations météorologiques, et un index des noms géographiques contenus dans le volume et dans l’Atlas.

Un an après le retour de Charles de Foucauld en terre française, le 24 avril 1885, on lisait, à la Société de géographie de Paris un rapport de Duveyrier sur la Reconnaissance au Maroc, dont il avait étudié le manuscrit. « En onze mois, du 20 juin 1883 au 23 mai 1884, un seul homme, le vicomte de Foucauld, a doublé, pour le moins, la longueur des itinéraires soigneusement levés au Maroc. Il a repris, en les perfectionnant, 689 kilomètres des travaux de ses devanciers, et il y a ajouté 2 250 kilomètres nouveaux. Pour ce qui est de la géographie astronomique, il a déterminé 45 longitudes et 40 latitudes ; et, là où nous ne possédions que des altitudes se chiffrant par quelques dizaines, il nous en apporte 3 000. C’est vraiment, vous le comprenez, une ère nouvelle qui s’ouvre, grâce à M. de Foucauld, et on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, ou de ces résultats si beaux et si utiles, ou du dévouement, du courage et de l’abnégation ascétique, grâce auxquels ce jeune officier français les a obtenus. » Duveyrier indique ensuite quelles sont les parties du voyage qui peuvent justement porter le nom de découvertes ; elles sont nombreuses et importantes ; il établit que les observations du vicomte de Foucauld ont corrigé d’un degré plein vers l’ouest le tracé d’une partie du cours du Dra, telle qu’elle est portée sur la carte du docteur allemand Rohlfs. Enfin, il annonçait, en terminant son rapport, que la Société de géographie attribuait la première de ses médailles d’or au jeune explorateur.

Tel que nous l’avons raconté en abrégé, le voyage a pu paraître relativement facile. En réalité, il a présenté toutes sortes de difficultés et de dangers. Bien que, sur ce dernier point, Charles de Foucauld ait été très sobre de détails, et qu’assurément il ait omis d’autres fois, et volontairement, beaucoup d’incidents inquiétants qui ont arrêté, ou précipité sa marche, on peut aisément, en parcourant la Reconnaissance au Maroc, relever de nombreuses occasions où l’énergie, l’endurance, l’habileté de l’officier français ont été mises à l’épreuve. Par exemple, le 26 octobre 1883, le chef d’une caravane rencontrée en chemin propose aux gens de l’escorte de piller de concert le voyageur, et de partager le butin. Le 7 avril 1884, l’hôte de Charles de Foucauld lui déclare qu’il le reçoit volontiers, sur la recommandation d’un ami, mais que si lui, Abd Allah, ou ses fils, avaient découvert, dans la campagne, ce juif accompagné d’une si faible escorte, ils l’eussent indubitablement pillé. Le 12 mai, le voyageur, qui prenait des notes et marchait en tête de la caravane, est tout à coup tiré en arrière, et jeté à bas de sa monture par deux de ses guides, qui le volent de son argent et de tous les objets qui leur parurent avoir une valeur. Bien plus, pendant un jour et demi, ces voleurs pressèrent le troisième guide de les laisser tuer Charles de Foucauld, qui ne perdait pas un mot de leur conversation. Il faut ajouter, à l’honneur de Mardochée, que le rabbin, ce jour-là, se porta au secours de son compagnon : mais il fut vite écarté.

Ces quelques traits, d’autres que j’ai cités, d’autres qu’on peut deviner entre les lignes, mais surtout sa ténacité à poursuivre sa route malgré des obstacles de toute nature ; son refus d’interrompre le voyage à Mogador et de revenir en France directement ; sa patience devant l’injure ; sa fidélité à prendre quotidiennement, en marche ou au repos, toujours au péril de sa vie, des notes et des croquis ; la promptitude à discerner les dispositions secrètes d’esprits si différents du sien ; une telle puissance de volonté dans la solitude morale, un régime si austère, un travail si soutenu, révèlent, chez ce jeune homme, une maîtrise de soi, que le passé n’annonçait guère. Lui-même, il l’a reconnu, plus tard, et il a dit que les huit mois de campagne contre Bou Amama l’avaient bien changé.

La grande exploration du Maroc l’aura changé encore plus profondément, ainsi qu’on le verra bientôt.

Ce qu’il faut dire, en achevant ce chapitre, c’est que jamais Charles de Foucauld n’oubliera le Maroc. Une seule fois, il semblera tout près d’y rentrer ; il se réjouira dans son cœur, à la pensée de parcourir librement ce pays où la France est enfin venue, et, avec elle, une espérance de relèvement, de justice, d’amitié pour le peuple « assis à l’ombre de la mort ». Bientôt le projet de mission qu’il n’avait ni inspiré, ni hâté, sera abandonné, et tombera parmi les bonnes intentions politiques qui n’ont point trouvé d’homme fort pour les défendre. Mais, toute sa vie, l’officier, devenu prêtre, demeurera « à la disposition du Maroc » ; il s’établira, en 1901, presque à la frontière de cet État ; il notera, sur ses carnets, avec un bonheur qu’on devine, les visites de Marocains qu’il a reçues ; dans ses conversations, dans ses lettres, surtout dans sa prière où les infortunes de tant de nations trouveront place, il ne cessera de nommer le Maroc. Il se sentira, pour les tribus qu’il a visitées, pour le connu et l’inconnu de cette terre de sa jeunesse, une amitié renouvelée et grandissante. Car ce n’est plus seulement le géographe, l’artiste aux yeux clairs, le Français toujours songeant à la vocation de la France, qui aimera l’empire du Moghreb : ce sera le prêtre ému d’une compassion fraternelle, et qui écrira, un soir de décembre : « Je pense tant au Maroc, depuis quelque temps, à ce Maroc où dix millions d’habitants n’ont ni un prêtre, ni un autel, où la nuit de Noël se passera sans messe et sans prière ! »

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