CHAPITRE IV LA CONVERSION

Les premiers mois, après le retour du Maroc, furent presque entièrement passés en Algérie. Charles de Foucauld ne commença pas tout de suite à composer et rédiger le livre dont il rapportait les éléments : il vérifia ses notes, les déchiffra s’il en était besoin, consulta ses amis, prépara, en somme, le travail qu’il devait faire, un peu plus tard, à Paris. Il fit bien quelques séjours en France, des tournées de visites et de revoir, mais le « principal établissement », les papiers, la bibliothèque, les habitudes, restèrent où ils étaient avant le grand voyage. Un moment, on put même croire que l’explorateur allait se marier en Algérie. Une jeune fille lui avait plu. Elle était de bonne famille, et il arrivait de bien loin. Il écrivit à Paris, où il trouva peu d’encouragement. J’ignore s’il était fort épris, et ce qui lui fut opposé. Mais lorsqu’il eut fait une nouvelle excursion en France, dans l’été de 1885, et habité quelque temps près de Bordeaux, chez sa tante Mme Moitessier, au château du Tuquet, il renonça au projet. Il était appelé à de tout autres destinées, et, sans le comprendre, il les servait ainsi.

Une volonté supérieure le tient. Elle le pousse à l’action, elle le fouette, elle le mène vers un but caché. La voix du désert s’élève de nouveau. Dès le commencement de septembre, Charles est à Nice, chez son beau-frère, M. de Blic, confident de ses pensées. Quelles sont-elles ? Ne le devine-t-on pas ? il va repartir ; il va au sud, bien entendu ; il veut visiter les oasis et les chotts de l’Algérie et de la Tunisie. Peut-être n’est-ce là que le prélude d’un plus grand voyage ? Je connais l’un de ses intimes amis, qui croit que l’intention secrète de l’explorateur était d’étudier les moyens et de chercher le meilleur point de départ pour une traversée du Sahara. Qui peut le dire désormais ? Foucauld ne confiait guère ses projets et ne racontait pas ses souvenirs. À la veille d’entreprendre cette « excursion », comme il disait, dans les régions des chotts, il voyait se lever parfois vers lui le regard inquiet de sa sœur. « Ne crains rien, répondait-il, je n’aurai aucun mal ; avec des ménagements, on peut passer partout. »

Le 14 septembre, il s’embarqua à Port-Vendres pour Alger. Quelques semaines plus tôt, il avait écrit à son ami de Vassal, qui se trouvait à El-Goléa, le priant de lui procurer deux chameaux, deux chevaux, et d’engager un domestique arabe pour l’expédition.

L’itinéraire ne nous est pas connu dans toutes ses parties. Nous savons seulement que Foucauld, pénétrant au sud de la province d’Oran, visita Laghouat, puis encore plus au sud, l’oasis de Ghardaïa et le Mzab, si peu hospitalier, où il devait revenir un jour sous le costume de moine, et se concilier la sympathie d’un peuple entre tous hostile aux chrétiens ; puis El-Goléa, Ouargla où le lieutenant Cauvet était chef de poste (fin de novembre 1885) ; Touggourt ; la région du Djerid, entre le chott El-Gharsa et le chott El-Djerid. Route immense, dans des pays désolés, où il faut voyager bien des jours et dormir bien des nuits, avant d’apercevoir, pâlie par la lumière aveuglante, la tache verte d’une palmeraie. Si vous tentez de la suivre sur l’atlas, vous trouverez quelques noms imprimés entre ceux des étapes que j’ai citées. Mais que désignent-ils ? non pas des villages, comme en Europe, ou des rivières courantes, mais des dunes, des étendues pierreuses, des fleuves fossiles, des fondrières desséchées où, parmi les dépôts de sel des eaux évaporées, quelques touffes d’herbe rousse ou grise ont de la peine à vivre ; un puits ; l’habitat incertain d’une tribu errante. Nous savons encore que Charles de Foucauld, épris de la solitude, déjà fiancé avec elle, laissait souvent en arrière son domestique indigène et ses bagages, et gagnait le large, jusqu’à ce qu’il ne vît plus, autour de lui, que le désert. Plus d’une fois, il prit de la sorte une avance de deux journées. Il mangeait ce qu’il avait dans ses poches. La nuit, il se couchait sur le sol, et, longtemps, regardait les étoiles. Peut-être s’exerçait-il à ne pas dormir. Peut-être la crise religieuse que je vais raconter le tenait-elle éveillé, interrogeant, guettant le souffle de Dieu, qui remplit mieux le cœur dans la nuit et le silence. Il aimait les paysages, et donc le ciel étoilé, le plus grand de tous. Au matin, il sellait son cheval attaché au piquet, rejoignait son serviteur arabe, prenait des provisions, de quoi vivre un jour ou deux, et repartait.

Ayant traversé le Sud algérien, de l’ouest à l’est, il devait naturellement aboutir à la côte tunisienne. La dernière oasis qu’il visita fut, en effet, celle de Gabès, toute voisine des plages, chaude et secrète, où l’orge et les légumes poussent sous les arbustes, et les arbustes à l’ombre des hautes palmes. De là, il s’embarqua pour la France.

Revenu à Nice, le 23 janvier 1886, après plus de quatre mois d’absence, Charles s’y reposa jusqu’au 19 février. À cette date, il quitta son beau-frère et sa sœur, et vint s’installer à Paris, où il loua un petit appartement au numéro 50 de la rue de Miromesnil. La période qui s’ouvre appartiendra au travail et à l’intimité familiale. La famille, loin de laquelle il vient de vivre longtemps, l’accueille intelligemment, délicieusement. Rien que de la joie : aucun prêche, aucun reproche, aucun souhait exprimé. On le fête ; on est fier de lui ; il voit la société la plus choisie et la plus sérieuse de Paris. Des hommes, que leur passage au pouvoir a rendu fameux et n’a pas compromis, causent devant lui des affaires religieuses et des affaires politiques de la France. Ils sont chrétiens, et ne font pas mystère de leur foi. Charles les retrouve chaque semaine. De douces influences féminines l’enveloppent ; il vit dans l’intimité de parentes qui lui rappellent sa mère, et dont il reçoit, sans qu’elles y songent même, un perpétuel exemple d’esprit, de grâce, de gaieté saine et de piété. C’est la comtesse Armand de Foucauld, mère de Louis de Foucauld, le futur attaché militaire à Berlin ; c’est Mme Moitessier, et ses deux filles, la comtesse de Flavigny et la vicomtesse de Bondy.

Inès de Foucauld, tante de Charles, personne d’une grande beauté et dont Ingres a fait deux fois le portrait,avait épousé M. Moitessier, originaire de Mirecourt, et qui avait fait une fortune considérable dans l’importation des tabacs. Elle habitait un bel hôtel, 42, rue d’Anjou, au coin du boulevard Malesherbes, et y recevait beaucoup. Très intelligente, douée d’une volonté à la Foucauld, qui va où elle prétend aller, très femme du monde, connaissant à merveille l’art de faire valoir et de faire vouloir les autres, de paraître intéressée par des discussions dont on n’entend pas tout, de les relancer si elles faiblissent, de marquer, sans offenser jamais, d’un mot ou d’un sourire, ce qu’elle n’approuvait pas, elle avait tenu le salon politique d’un des plus jeunes ministres que nous ayons eu, Louis Buffet, neveu de son mari, et qui avait été ministre à trente ans. Louis Buffet, Aimé Buffet, son frère, inspecteur des ponts et chaussées, Estancelin, le duc de Broglie étaient demeurés les familiers de la maison. Il y avait les invités de droit, et les autres. Charles était de toutes les « dimanchées » de Mme Moitessier. Plusieurs fois par semaine, en outre, il allait dîner rue d’Anjou, à 6 heures, toujours en habit, bien entendu. Rentré chez lui, rue de Miromesnil, il enlevait son habit, endossait une gandourah, chaussait des pantoufles de cuir souple, s’enveloppait dans un burnous, mettait un coussin sous sa tête, et se couchait sur un tapis. Une des remarquables particularités de l’appartement de Charles de Foucauld, c’est qu’on n’y voyait aucun lit. Il n’y en avait point. L’ameublement était celui d’un homme de goût, qui a eu des ancêtres dans l’histoire de France, et dont le rêve est en Orient. Aux murs, pendaient, à côté de portraits de famille peints par Largillière, des aquarelles, des croquis à la plume, représentant des paysages du Maroc ; çà et là étaient accrochées des armes et des étoffes rapportées d’Algérie. La bibliothèque ne renfermait pas un grand nombre de livres, mais la plupart étaient des livres rares, ou élégamment édités. Enfermé là tout le jour, Charles écrivait, raturait, consultait ses notes, et rédigeait le livre sévère et magnifique qui allait répandre son nom parmi tous les géographes du monde et même dans d’autres milieux. Se trouvait-il embarrassé, avait-il une recherche à faire, il quittait la table de travail, et se rendait dans une bibliothèque publique, ou chez Duveyrier. Duveyrier avait été célèbre à vingt ans ; il vivait, depuis lors, enseveli dans cette gloire, incapable de la renouveler. En 1860, à l’âge où les jeunes gens ne sont encore que des bacheliers incertains de la route à choisir, lui, déjà botaniste, géologue, versé dans les langues orientales, civilisé, merveilleusement doué pour aborder et se concilier les barbares, il avait fait le voyage, alors périlleux, de Laghouat à El-Goléa. Emprisonné par les Ksouriens d’El-Goléa, puis délivré, il n’avait profité de sa liberté que pour s’enfoncer dans l’inconnu redoutable du Sahara, pour visiter le sud de la Tunisie, une partie de la Tripolitaine et le territoire des Azdjers, la plus orientale, la plus hostile également de toutes les tribus touarègues. Le livre rapporté de là l’avait très justement rendu célèbre ; mais abattu par la maladie, condamné par elle à n’être plus qu’un Saharien consultant, Duveyrier souffrait, non seulement de ne plus être celui qui repart, et découvre, et accroît sa renommée, mais de voir que la France, diminuée en 1871, et comme doutant d’elle-même, sans perdre le souvenir de l’œuvre qu’il avait faite, ne la continuait pas. Il accueillit affectueusement son émule, l’explorateur du Maroc, et recommença de voyager, mais de la manière qu’il n’aimait pas : sur les cartes, dans les livres, dans ses souvenirs et ceux des autres.

Lentement, les innombrables documents rapportés par Foucauld devenaient de la science et de la vie. On ne peut, sans quelque étonnement, assister à cette transformation des habitudes de l’ancien lieutenant de Pont-à-Mousson et de Sétif. D’où venait-elle ? Principalement d’une ambition qui s’était emparée de lui, et qu’il servait avec cette volonté tendue et sans repos qui était la marque originale de Charles de Foucauld et, on peut dire, de sa race.

Après la publication de ce livre qu’il écrivait, après l’excursion aux Chotts, il était résolu à entreprendre de nouveaux grands voyages. Il ne parlait à personne de ces projets, mais son esprit en était souvent occupé. Une autre pensée l’habitait, et le troublait.

J’ai dit que Charles de Foucauld avait été remué profondément, durant son séjour en Algérie et au Maroc, par la perpétuelle invocation à Dieu qui s’élevait autour de lui. Ces appels à la prière, ces hommes, prosternés cinq fois le jour vers l’Orient, ce nom d’Allah sans cesse répété dans les conversations ou les écrits, tout l’appareil religieux de la vie musulmane, l’avait amené à se dire : « Et moi qui suis sans religion ! » Car les juifs aussi priaient, et le même Dieu que les Arabes ou que les Marocains. Les vices qui avaient pu corrompre l’esprit ou le cœur de ces hommes n’avaient pas empêché le témoin méditatif de sentir la grandeur de la foi. De retour en Algérie, il avait même dit à quelques-uns de ses amis : « J’ai songé à me faire musulman. » Propos de sensibilité, que la raison n’avait pas ratifié. Au premier examen, il lui était apparu, comme il en a fait la confidence à l’un de ses intimes amis, que la religion de Mahomet ne pouvait être la véritable, « étant trop matérielle ». Mais l’inquiétude demeurait. Bénie soit-elle ! Car elle est la preuve d’une supériorité chez celui qui l’éprouve, un grand événement dans l’ordre de la grâce, le signe bienheureux qu’une âme va retrouver la route. Il manquait à ce jeune homme, né dans le catholicisme, de bien connaître cette religion divine, magnifique et solide, et d’en avoir au moins deviné la transcendance, pour revenir à elle, sans hésitation, au moment où la tyrannie de la matière lui pesait par trop. Il était triste, en effet, au fond de son cœur, d’une tristesse ancienne. Il avait eu beau vivre dans le plaisir, elle n’avait fait que s’accroître. Elle l’avait tenu, selon l’aveu qu’il en a écrit, « muet et accablé, pendant ce qu’on appelle les fêtes ». Depuis lors, elle n’avait été dissipée ni par les sciences humaines, ni par l’action, ni par le succès et la réputation. Aujourd’hui sans doute, il s’était soumis à une discipline de travail, et, par là, il se sentait meilleur que dans le passé, mais non point allégé de ses fautes, non point tel qu’il aurait dû être, bien loin moralement de ces êtres chers qu’il voyait vivre dans sa famille unie et heureuse.

Il lisait beaucoup. Mais une grande lâcheté secrète est en nous, lorsqu’il s’agit de reprendre une règle de vie que nous savons sévère et réprimante. Nous cherchons l’à peu près pour ne pas en venir à l’idéal de perfection, et la nature frémissante nous fait demander conseil aux hommes plutôt qu’à Dieu, parce que nous savons que Dieu est exigeant. C’est ainsi que Charles de Foucauld, aux heures où cessait le travail de rédaction de la Reconnaissance au Maroc, ouvrait les livres des philosophes païens, et les interrogeait sur le devoir, l’âme, la vie future. Les réponses lui semblaient pauvres. Elles le sont nécessairement. La raison ne va pas loin sans guide dans le problème de la création et de la destinée. Charles avait l’esprit trop net pour se contenter du bruit des mots et de l’éclat des images. Il savait aussi que la philosophie des temps anciens n’avait rien purifié, rien adouci, rien consolé, et il serait revenu, sans doute, à la formule d’absolu scepticisme adoptée dès le collège : « Les hommes ne peuvent connaître la vérité », si le spectacle de la petite société choisie où il se trouvait replacé n’avait chaque jour ébranlé l’autorité fragile de cette conclusion.

La probité, la délicatesse, la charité devenue habitude et comme naturelle, la joie aussi de ces consciences voisines qui ne se cachaient pas de lui, et où il pouvait lire, l’obligeaient à de perpétuels retours sur lui-même. Voici, se disait-il, des hommes, des femmes, tous cultivés, quelques-uns tout à fait supérieurs par l’intelligence : puisqu’ils acceptent entièrement la foi catholique, ne serait-ce pas qu’elle est vraie ? Ils l’ont étudiée, ils la vivent pleinement. Et moi, et moi, qu’est-ce que je connais d’elle ? Sincèrement, connaissé-je le catholicisme ?

La seule inquiétude de ces choses est déjà une prière, et Dieu l’écoutait. Quelques pages d’un livre chrétien qu’il avait ouvert après tant d’autres, dans un moment d’angoisse, – j’ignore quel était ce livre, – commencèrent d’éclairer cet incroyant, qui avait cherché la beauté parfaite et la tendresse infinie partout où elles ne sont pas.

Il est probable que sa tante, ses cousines, sa sœur qui vint plusieurs fois le voir à Paris, et qu’il aimait tendrement, avaient quelque soupçon de ce travail intérieur qui amenait à la vérité une intelligence et un cœur dévoyés. Elles ne le hâtaient par aucun moyen humain. Elles étaient bonnes, elles suivaient la route droite, elles priaient. Ce fut par hasard qu’un soir, chez Mme Moitessier, Charles rencontra l’abbé Huvelin, qui était lié, depuis longtemps, avec plusieurs personnes de la famille de Foucauld. Étant très humble, très simple, très homme d’oraison et de mysticité, cet ancien normalien fit grande impression sur celui qui devait lui ressembler un jour. Que dit-il ce soir-là ?

Il est très sûr qu’il n’essaya pas de briller. S’il eut de l’esprit, c’est qu’il ne pouvait faire autrement que d’en avoir. Les amitiés comme celle qui allait naître entre Charles de Foucauld et lui n’ont point, d’ailleurs, leur origine dans les mots, ni dans l’éclat du talent, ni dans la volonté de conquérir. Un homme incroyant, et qui a mal vécu, se trouve en présence d’un autre homme, non seulement croyant et chaste, mais devenu la prière même, la pitié même pour l’immense faiblesse et souffrance humaine, peut-être plus, comme on l’a dit : l’une des victimes qui, secrètement, s’offrent à Dieu pour souffrir, réparer le mal, adoucir le châtiment d’autrui. Ces deux hommes peuvent n’avoir échangé que des phrases banales ; s’être salués seulement, puis regardés l’un l’autre, cinq ou six fois, dans une soirée : cela suffit, ils se sont reconnus ; ils s’attendaient ; dans leur cœur, ils nommeront désormais cette rencontre un grand événement. L’un a pensé : « Vous êtes la religion ! » L’autre : « Mon frère qui êtes malheureux, je ne suis qu’un pauvre homme, mais mon Dieu est très doux, et il cherche votre âme pour la sauver. » Ils ne s’oublieront plus.

L’abbé Huvelin, né en 1838, était donc, en 1886, un homme encore jeune, bien qu’il n’y parût guère : la vie pénitente qu’il menait depuis sa première jeunesse, et qui avait fait sourire ou s’émouvoir ses camarades de l’École normale ; la fatigue d’être et d’avoir été à la merci de toutes les douleurs en quête d’allégement, de toutes les inquiétudes humaines cherchant une décision ; la maladie aussi, une sorte de rhumatisme généralisé, qui déjà l’éprouvait, ne lui laissaient guère que la jeunesse d’un esprit prompt et d’un cœur très sensible. Il tenait la tête penchée sur l’épaule ; il avait le visage creusé de rides ; la marche lui était souvent un supplice. Ce vicaire à Saint-Augustin avait, dans Paris, une terrible clientèle de pénitents, des relations innombrables, et, ce qui compliquait encore singulièrement sa vie, la réputation d’un saint homme.

La sainteté est le plus puissant attrait qui rassemble les âmes. La sienne s’était promptement révélée dans les conférences qu’il faisait aux jeunes gens, depuis 1875, sur l’histoire de l’Église. Malgré ses protestations, il avait vu des femmes en grand nombre, et des hommes ayant dépassé la jeunesse, se mêler au public auquel ses conférences de la crypte étaient d’abord réservées. Il parlait aussi dans la chaire de la paroisse, et on se pressait pour entendre ce causeur qui ne récitait pas, ne cherchait pas à étonner, mais improvisait sur un thème toujours très étudié, laissant vivre et s’exprimer au naturel un esprit jaillissant, prudent en doctrine, hardi devant les mots qu’il faut dire, abondant en réminiscences de littérature ou d’histoire, homme de la digression, de la parenthèse, de l’exclamation, du trait inattendu, avant tout de la longue expérience du monde et de la miséricorde. Par là, il était près de chacun de ses auditeurs ; par là, il était l’ami sûr et souhaité. Sa pitié pour les pécheurs, on peut dire sa tendresse, touchait les plus indifférents. On sentait qu’il les voulait meilleurs pour qu’ils fussent plus heureux, et qu’il pensait toujours, pour ceux qui n’y songeaient guère, à l’heure définitive où ils paraîtraient devant Dieu, où ils seraient jugés, condamnés, malheureux, sans espoir de mourir, car la mort n’existe pas, même un instant : il n’y a que deux vies.

Le zèle extrême de l’abbé Huvelin, ses démarches, les visites qu’il faisait et celles qu’il recevait, son immense correspondance, – des billets courts, affectueux et nets, – le redoublement d’austérité dont, à certaines périodes, on eut la preuve sans en savoir exactement les causes : tout s’explique par cet amour des âmes aventurées.

Pour une autre raison encore, et bien puissante, il était un conseiller auquel on venait tout de suite : il avait l’intelligence de la douleur humaine. Il y compatissait ; quelle qu’elle fût, il l’avait déjà rencontrée, écoutée, relevée. Jamais elle n’avait pour lui un visage inconnu. Il disait d’elle en simplifiant, en dépouillant de la majesté du dix-septième siècle un mot de Bossuet : « La douleur nous donne le charme. » Dans le même esprit, il définissait ainsi l’Église : « L’Église est une veuve. » Et ce mot à une femme du monde est encore de lui :

– J’ai trouvé depuis longtemps le moyen d’être heureux.

– Quel est-il ?

– C’est de se passer de joies.

Mais pour mieux faire comprendre jusqu’où vont de telles paroles, il faut en citer d’autres, et je le ferai, d’après un de ses auditeurs. Du même coup on entendra parler l’orateur. Ce ne sera point un hors-d’œuvre, puisqu’il s’agit du prêtre qui va convertir Charles de Foucauld et faire de lui le Père de Foucauld.

« Jésus est l’homme des douleurs, parce qu’il est le Fils de l’homme, et l’homme n’est que douleur. La douleur nous accompagne de la naissance à la mort, elle nous purifie, nous ennoblit, elle nous donne le charme. C’est parce qu’elle est notre inséparable compagne que Jésus a voulu qu’elle fût sienne.

« De grandes âmes – il en faut, pour l’honneur de l’humanité, qui reproduisent les états du Christ – ont appelé, désiré la douleur. Elles ont prononcé le Fac me tecum plangere du Stabat. Nous n’avons pas une telle ambition. Nous demandons seulement d’accepter la douleur avec componction et résignation, quand elle s’offrira.

« Loin de nous surtout ces petites douleurs, moins aisées à supporter que les grandes, ces blessures si mesquines, si rageuses, si envenimées que font les passions, l’amour-propre ! C’est la honte de l’humanité de tant souffrir pour si peu de chose.

« Jésus au Jardin des Oliviers. Il est triste jusqu’à la mort. Les apôtres ne comprennent pas sa tristesse ; cette tristesse divine les dépasse trop. Pour la comprendre, il faudrait savoir ce qu’est le péché. Et ils ne savent pas, et nous ne pouvons le savoir.

« Son attitude n’est pas une attitude grecque. Il ne domine pas sa tristesse, ne dit pas, comme ferait un stoïcien : « Douleur, tu n’es qu’un mot ! » Oh ! que non ! La tristesse l’envahit par tous les pores ; son âme en est inondée ; elle a monté comme une mer, noyé tous les sommets.

« Il prie, mais sa prière n’est pas ce mouvement naturel, cette respiration heureuse de l’âme ; elle n’est pas non plus une suite de belles pensées : c’est un sanglot, un sanglot qui se résout en un amen. Ainsi soit-il ! c’est toute sa prière. Sa volonté, unie, identifiée jusqu’ici à celle du Père, pour la première fois apparaît distincte. Le poids est trop lourd : « Vous à qui tout est possible, éloignez de moi ce calice ! »

« Il cherche secours auprès de ses apôtres : il les trouve endormis. L’on est seul dans la tristesse, alors qu’on voudrait un mot du cœur. Les amis n’arrivent qu’aux moments de calme, ou, s’ils surviennent pendant l’orage, ils ne trouvent pas ce qu’il faut dire, et blessent par leur manque de tact ou leur sottise. Tels les amis de Job.

« Enfin, un ange vient le fortifier : angelus confortavit eum. Le fortifier, non le consoler. La grâce, de son essence, est fortifiante, non consolante… »

Je ne puis citer plus longuement sans dépasser mon but. Ce qu’on vient de lire, ce que j’ai dit, suffit à faire comprendre pourquoi toutes les misères humaines, tous les doutes et tous les repentirs allaient naturellement à l’abbé Huvelin. Il confessait à Saint-Augustin, il recevait beaucoup chez lui. Quel robuste et agile esprit devait avoir ce malade et ce perclus, pour imaginer, successivement, tous les problèmes d’ordre moral qu’on lui soumettait, pour les étudier et les résoudre en un moment ! Mais il était doué d’un jugement si sûr qu’il débrouillait tous les cas, et d’une vue si pénétrante des dispositions intimes des personnes qui le consultaient, que plusieurs l’ont attribuée à une grâce singulière de Dieu. On cite même des circonstances où il a fait allusion à des événements passés et secrets de la vie de ses pénitents. Ses avis étaient clairs, simples, de bon sens, et il n’en changeait pas. Il les variait selon les gens. Il ne traitait pas les ours comme les hirondelles. Plus d’une fois, on l’a entendu répéter : « Il y a des âmes auxquelles on doit dire : il faut en passer par là ! Il y a, dans les décisions canoniques, une force avec laquelle ceux qui les méprisent comptent plus qu’on ne croit. » D’habitude, on trouvait chez lui, l’après-midi, ce grand érudit dans les directions spirituelles. On rencontrait, dans sa petite antichambre, des gens de tous les âges et de tous les mondes, des Parisiens et des passants. À tour de rôle, ils entraient dans la pièce voisine, encombrée de livres et de papiers, où se tenait M. Huvelin, assis, résigné à la foule comme à la maladie, un chat sur les genoux. Les visiteurs qui lui avaient été présentés, même dans le lointain passé, étaient sûrs d’être reconnus. Il écoutait de tout son esprit. Comme il était bref, il demandait qu’on fût de même. Sa mission était rude. Lui, naturellement gai, on l’a vu bien souvent pleurer : il souffrait de toutes les douleurs qu’on lui apportait, de toutes les fautes dont il recevait l’aveu, ou qu’il devinait dans les cœurs.

Tel était le prêtre éminent en sainteté, c’est-à-dire en science de Dieu et des hommes, que Charles de Foucauld avait rencontré, un soir de l’été finissant. Ils ne se revirent pas tout de suite. Mais, dans l’âme de Charles, la grâce montait sa marée. On ne sait d’abord d’où elle vient. Elle est promise aux hommes de bonne volonté, ou plutôt elle leur est déjà donnée, et leur bonne volonté même est son œuvre. Au moment qu’elle semblait loin, elle a déjà couvert les fonds vaseux ; elle est fraîche ; elle amène ses oiseaux avec elle, et ses vagues qui déferlent, l’une après l’autre, disant toutes : « Il faut croire, être pur, être joyeux de la grande joie divine, et recevoir la lumière sur les eaux vivantes. » Cet obscur mouvement, ce désir d’illumination, il les sentait en lui, de plus en plus puissants. On le voyait, à présent, entrer dans les églises, entre deux courses, ou à la tombée de la nuit ; il s’asseyait, loin de l’autel, ne comprenant ni ce qui l’avait attiré là, ni ce qui l’y retenait, et il disait, non pas ses prières d’autrefois, mais celle-ci, qui monte droit au paradis : « Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître ! »

Un soir d’octobre, dans une de ces conversations familiales, où l’esprit et le cœur parlent librement et sans chercher la route, les enfants jouant autour des tables avant d’aller se coucher, une de ses cousines dit à Charles : « Il paraît que l’abbé Huvelin ne reprendra pas ses conférences ; je le regrette bien. – Moi aussi, répondit Charles, car je comptais les suivre. » La réponse ne fut pas relevée. Quelques jours plus tard, il dit, gravement, à cette même cousine : « Vous êtes heureuse de croire ; je cherche la lumière, et je ne la trouve pas. »

Entre le 27 et le 30 octobre, le lendemain de cette confidence, l’abbé Huvelin vit entrer dans son confessionnal, à Saint-Augustin, un jeune homme qui ne s’agenouilla pas, qui se pencha seulement, et dit :

– Monsieur l’abbé, je n’ai pas la foi ; je viens vous demander de m’instruire.

M. Huvelin le regarda :

– Mettez-vous à genoux, confessez-vous à Dieu : vous croirez.

– Mais je ne suis pas venu pour cela.

– Confessez-vous.

Celui qui voulait croire sentit que le pardon était pour lui la condition de la lumière. Il s’agenouilla, et confessa toute sa vie.

Quand il vit se relever le pénitent absous, l’abbé reprit :

– Vous êtes à jeun ?

– Oui.

– Allez communier !

Et Charles de Foucauld s’approcha aussitôt de la table sainte, et fit sa « seconde première communion ».

De sa conversion, il ne parla point. Ce fut à certains actes qu’on s’aperçut, et peu à peu, que le fond de l’âme était changé. La vie continua d’être laborieuse ; la paix y était rentrée, et elle transparaît toujours : dans les yeux, dans le sourire, ou la voix, ou les mots. Les lettres, qui n’avaient pas cessé d’être affectueuses, deviennent reconnaissantes. Le nom de Dieu y est souvent prononcé. La vie se modèle, silencieusement, sur l’idéal retrouvé. Tout est profond, discret, simple dans ce renouvellement.

Bientôt, par exemple, Charles apprendra la naissance d’un neveu, qui sera son filleul ; il partira pour Dijon, passera quelques jours près de sa sœur et de son beau-frère, et, à peine de retour à Paris, leur adressera ce remerciement dicté par un cœur rajeuni :

« Les séjours qu’on fait chez vous sont bien doux ; ils ne méritent qu’un reproche : c’est qu’on est entouré de tant de bonté et de tant d’affection qu’on se sent le cœur trop faible pour rendre autant qu’on a reçu, et on craint de n’aimer jamais assez, de n’admirer jamais assez et de n’être jamais assez reconnaissant. La vie, dans votre intérieur, non seulement est d’une douceur extrême, mais encore rend meilleur, par l’air d’affection et de calme qui s’y respire. J’espère que je pourrai revenir bientôt. En vous quittant, le retour est la seule chose à laquelle je pense ; je ne crois pas beaucoup à l’exécution des projets, mais si je ne compte pas sur mes prévisions, je garde l’espoir que quelque imprévu m’amènera chez vous avant qu’il soit longtemps.

« Vous savez mes occupations, mes idées, mes pensées vagues sur l’avenir ; nous en causions hier soir ; vous me suivrez facilement d’ici à notre revue. Pour moi, ce m’est une si grande joie, en vous quittant, de connaître tous les lieux entre lesquels vous partagez votre temps ! Je suis, en vous écrivant, auprès de vous à Dijon ; après-demain, je vous suivrai à Échalot ; je chasserai avec vous ; je traînerai la brouette avec Maurice ; j’admirerai la bibliothèque de M. de Blic ; je me chaufferai en famille au coin du feu. Je vais être bien souvent et bien agréablement avec vous, maintenant que je connais tous vos nids. »

Le manuscrit de la Reconnaissance au Maroc avait été achevé au début de 1887, et, tout de suite, les épreuves d’imprimerie avaient commencé d’affluer dans l’appartement de la rue de Miromesnil. Gros travail pour un savant aussi soigneux du détail, et qui voulait que l’œuvre fût habillée comme il l’était lui-même au temps de l’école de cavalerie ! Lourde charge, pour un budget que le voyage aux Chotts, dix excursions en France et l’installation à Paris avaient déjà grevé ! « Mes revenus suffisent à ces dépenses extraordinaires, mais juste ; aussi, depuis mon retour du Maroc, je n’ai pas eu à emprunter quoi que ce soit, mais je n’ai pas fait d’économies. J’ai le désir de faire lever mon conseil judiciaire, que j’ai depuis cinq ans… Mon conseil existant, je ne puis penser à d’autres voyages, et, mon livre allant paraître, il est temps de songer à de nouvelles expéditions. »

À la fin de 1887 et au début de 1888, les ouvrages du vicomte de Foucauld, Itinéraires au Maroc, Reconnaissance au Maroc, paraissent en librairie. Le succès, ainsi que je l’ai dit, en fut très grand, dans le monde restreint des géographes, des savants et des coloniaux, soit de France, soit des pays étrangers. Mais quand un grand livre paraît, les gens qui en parlent sont de deux sortes, et ressemblent à la lune avec son halo : les uns ont lu ces pages célèbres et en portent avec eux la lumière et les idées ; les autres en ont du moins quelque clarté ; ils ont parcouru des pages ; ils ont retenu des citations ; ils répètent le titre et magnifient l’auteur, sur la foi du prochain journal, revue ou causeur de salon. Ainsi en est-il aussitôt pour la Reconnaissance au Maroc. On célèbre, de tous côtés, le jeune explorateur ; sa renommée se répand ; les lettres de félicitations affluent rue de Miromesnil ; des amis montent les étages, et viennent demander, chacun rappelant ses titres au souvenir du glorieux camarade : « Eh bien ! mon vieux, en voilà un succès ! Bien légitime, d’ailleurs ! En as-tu couru des dangers que tu ne racontes pas ! Où vas-tu aller maintenant ? Car tu nous dois, et tu dois à toi-même des explorations nouvelles ! »

L’autre, on le sait déjà, n’était pas de ceux qui discutent leurs projets en public. Les méditer avec de rares initiés lui a toujours semblé meilleur. Avant de partir pour le Maroc, il avait consulté Mac Carthy, et des livres, et des atlas. À présent, il prend conseil de Dieu, qui a résolu de prendre l’explorateur à son service. La nature n’est pas détruite par cette conversion, mais amendée et renouvelée. Désormais, ce courage, cette force de volonté, cette faculté extraordinaire d’endurance vont s’exercer pour le bien des âmes. La science n’a pas perdu un des hommes les mieux doués de notre temps pour l’aventure coloniale, l’étude des mœurs et des langues inconnues ; mais son disciple, qui ne la reniera jamais, aperçoit maintenant que le plus bel emploi des dons qu’il a reçus s’appelle charité, et consiste dans l’oblation totale qu’on fait de soi-même, de son travail, de sa pensée, de sa patience, de son sang s’il le faut, pour que les hommes reconnaissent enfin le Créateur dans ce dévouement de la créature. Il veut se préparer à cette mission par un voyage en Terre sainte. Il visitera la patrie terrestre de Jésus-Christ ; il ira prier dans la solitude qui n’a cessé de l’attirer.

Le 2 novembre 1888, il se rend au Tuquet, dans le Bordelais ; de là il gagne Nancy. Ce sont les adieux à la famille. Il annonce que son projet est de séjourner seulement quelques semaines en Terre sainte. Et il s’embarque à Marseille.

Au milieu de décembre, il est à Jérusalem, qu’il trouve couverte de neige ; il s’attarde à parcourir les rues, à visiter les églises, à monter et descendre la pente du mont des Oliviers ; il passe Noël à Bethléem, puis fait une grande excursion en Galilée, à cheval, accompagné d’un guide qui monte lui-même un cheval de bât. Dans ses lettres, il montre une dévotion vive pour Nazareth. Après avoir quitté cette ville, il y revient. Là, plus tendrement qu’ailleurs, il médite. Et si l’on veut connaître le thème principal de cette méditation, je puis l’indiquer. Cette ville blanche, aux rues escarpées et tournantes sur les flancs du Nébi-Saïn, a touché le cœur pénitent de Charles de Foucauld. Elle lui inspire un amour, qui ne s’éteindra plus, pour la vie cachée, l’obéissance, l’humble condition volontaire. Elle lui répète le mot magnifique qu’avait dit l’abbé Huvelin : « Notre-Seigneur a tellement pris la dernière place, que jamais personne n’a pu la lui ravir. » Je crois pouvoir affirmer que tout le reste de la vie de Foucauld a été travaillé et modelé par le souvenir de Nazareth.

On le vit clairement, dès que le voyageur fut rentré à Paris, au début de mars 1889. C’est l’année des résolutions, ou, en style de spiritualité, de l’élection. Que va-t-il faire ?

Depuis sa conversion, il lisait encore plus qu’auparavant, mais d’autres livres, et ses lectures le faisaient pénétrer dans ce monde de la doctrine, de la morale et de l’histoire religieuse, par quoi tout le reste est illuminé. Il s’émerveillait de voir combien la vérité est simple et combien raisonnable ; il s’étonnait qu’il eût pu être troublé autrefois, jusqu’à douter de la religion, jusqu’à la rejeter, par des objections depuis si longtemps résolues et faciles à résoudre. Il apprenait la première des sciences, celle d’où dépend la conduite de la vie. Selon le conseil de l’abbé Huvelin, il assistait chaque matin à la messe, et la fréquente communion du début était devenue le pain quotidien.

On sait déjà quel soin il avait apporté à la préparation de son principal voyage. À plus forte raison voulut-il étudier la vocation qui, de plus en plus fortement, l’attirait. Depuis le moment même de sa conversion, il s’était senti appelé à la vie religieuse. Mais les ordres sont nombreux. S’ils sont tous faits pour conduire au paradis, les hommes qui s’y engagent sont différents : chacun a son humeur, même au service de Dieu, et doit avoir son chemin. Lequel prendre ?

Pour le connaître, dans cette même année, Charles ne fait pas moins de quatre retraites. Il s’approche successivement de la règle vivante de trois grands ordres. À Pâques, il est chez les bénédictins, à Solesmes ; à la Trinité, il part pour la Grande-Trappe ; le 20 octobre, il monte à Notre-Dame-des-Neiges, passe en méditation toute une semaine, après quoi il ne prend point encore de résolution. Enfin, dans la seconde moitié de novembre, ayant repris, sous la direction d’un jésuite, à Clamart, l’examen des premières vérités et l’étude de sa vocation religieuse, l’ancien lieutenant de chasseurs d’Afrique, l’explorateur d’hier, écrit à sa sœur :

« Je suis revenu hier de Clamart, et j’y ai pris enfin, en grande sécurité et en grande paix, d’après le conseil formel, entier et sans réserve, du père qui m’a dirigé, la résolution à laquelle je pense depuis si longtemps : c’est celle d’entrer à la Trappe. C’est une chose arrêtée maintenant ; j’y pensais depuis longtemps, j’ai été dans quatre monastères ; dans les quatre retraites, on m’a dit que Dieu m’appelait, et qu’il m’appelait à la Trappe. Mon âme m’attire vers le même lieu, mon directeur est du même avis… C’est une chose décidée, et je vous l’annonce comme telle. J’entrerai dans le monastère de Notre-Dame-des-Neiges, où j’ai été il y a quelque temps… Quand ? Ce n’est pas encore fixé, j’ai diverses choses à régler, j’ai surtout à aller vous dire adieu. Mais enfin, cela ne sera jamais excessivement long.

« Quand je partirai, j’annoncerai mon départ pour quelque voyage, sans dire en aucune façon que j’entre, ni que je pense le moins du monde à entrer dans la vie religieuse. »

Il avait obtenu l’assentiment de l’abbé de Notre-Dame-des-Neiges. Mais, dans sa lettre de demande, il avait nommé la Trappe d’Akbès, en Syrie, et prié qu’après quelques mois de probation et de noviciat, il fût envoyé dans cette maison lointaine, « si cela est, comme je le crois, la sainte volonté de notre Père qui est aux cieux ».

Les plus proches parents furent seuls avertis de la grande décision. Les jours sont désormais comptés. Charles part le 11 décembre pour Dijon ; il y passe, près de sa sœur et de M. de Blic, une semaine, la dernière qu’il leur pourra donner avant la clôture, la solitude et le silence. Puis il revient à Paris, pour régler quelques affaires, notamment l’abandon qu’il fait de ses biens à sa sœur.

Il s’en ira pauvre. Le monde ne le reverra plus. Un de ses amis aperçoit Charles sur l’impériale d’un omnibus, et s’étonne grandement. Encore quelques jours, et les lettres d’invitation à l’adresse du vicomte de Foucauld, rue de Miromesnil, resteront sans réponse. Une de ses cousines le prie de venir manger du chevreuil d’Alsace, du chevreuil de Saverne, et Charles, d’habitude très exact, ne donne pas signe de vie. On s’informe. On apprend qu’il a quitté Paris.

Le 14 janvier 1890, il avait envoyé à sa sœur cette lettre d’adieu :

« Au revoir, ma bonne Mimi, je quitte Paris demain ; après-demain, vers 2 heures, je serai à Notre-Dame-des-Neiges. Prie pour moi, je prierai pour toi, pour les tiens. On ne s’oublie pas en se rapprochant de Dieu… »

Il lui avait dit, à Dijon, quelques semaines plus tôt : « Soyons tristes, mais remercions Dieu de cette tristesse. »

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