CHAPITRE V LE TRAPPISTE

Pour comprendre la vie extraordinaire du Père de Foucauld, il faut considérer deux faits spirituels sur lesquels tout a été bâti : premièrement, la passion dont il était épris pour le monde oriental, et qui n’était point, je l’ai dit, un amour de la couleur et du pittoresque seulement, mais avant tout une prédilection pour la solitude, le silence, l’extrême simplicité de costume, de nourriture et d’habitation à laquelle on s’y peut réduire sans singularité ; en second lieu, l’énergie, la violence intérieure de cette volonté, qui poursuivra la perfection évangélique avec la même ardeur, la même ténacité, la même absence de toute peur qu’on a remarquées dans le jeune officier entreprenant son voyage au Maroc.

La conversion a été totale. Charles de Foucauld s’est entièrement abandonné à la volonté divine, pour être ce qu’elle voudra. Il sait déjà qu’il la doit servir dans la charité et dans l’obscurité. D’étape en étape, il apprendra le reste ; il ira où l’appelleront les âmes les plus négligées de l’univers, et, dur à son corps autrefois maître, cherchera par amour à se rapprocher de la misère de son Dieu fait homme.

En ce moment, toute cette suite est pour lui cachée ; il a seulement cette clarté : la résolution d’obéir et le désir passionné du mieux. De même, autour de lui, personne ne se doute en quelles voies exceptionnelles il sera conduit un jour. Et si l’on s’étonne qu’un conseiller aussi expérimenté et sagace que l’abbé Huvelin n’en ait rien pressenti, il faut répondre que les mieux doués d’entre nous ne le sont pas pour découvrir l’avenir ; qu’au surplus, le monde a été créé en six jours, et que Dieu n’agit point autrement pour transformer une âme, qui est un monde aussi ; qu’il use de ménagements pour notre faiblesse, et ne permet pas tout de suite aux événements de se plier à de certains rêves de perfection, qui ne lui déplaisent pas sans doute, et viennent même de lui, mais qu’il nous veut faire atteindre par degrés, lorsque notre patience exercée nous aura rendus plus prudents et plus forts.

J’ai voulu visiter la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges. Elle est bâtie sur les hauts plateaux des monts du Vivarais, dans une contrée sauvage, qui dépendait autrefois du Languedoc. Lorsqu’on est arrivé sur ces crêtes, balayées par le vent, vêtues de courtes bruyères, qui enveloppent le monastère, on ne voit autour de soi, à d’immenses distances, que des sommets à peu près d’égale hauteur, tendant à la lumière leur pierraille et leur maigre verdure, et séparés les uns des autres par l’ombre violette des ravins. Il n’y a pour ainsi dire point de fermes sur les hauteurs ; une ou deux seulement, au corps trapu, au toit surbaissé, fait pour porter six mois de neige et de tempête. Je venais de loin, par un chemin qui suit les crêtes. Le chemin descendit un peu ; l’automobile entra dans une avenue que bordaient deux bois de jeunes pins et de hêtres, puis, tout à coup, sortant de l’ombre, courut de nouveau dans le soleil et les larges espaces. Devant moi, à mi-coteau, se dressait le monastère de granit blanc, avec ses granges, ses celliers, ses étables, ses écuries ; une forêt, semée par les moines, couvrait les pentes de la montagne en face, et tout le vallon, entre les deux grands bois, n’était qu’un fleuve ondulant d’avoine mûre et de blé mûr.

Le monastère, tel qu’il est aujourd’hui, n’est plus celui où fut accueilli Charles de Foucauld. Les cellules des religieux, la salle capitulaire, l’église, ont été détruites par un incendie, le 27 janvier 1912. Mais les moines semeurs de forêts sont aussi des rebâtisseurs. Ils ont reconstruit, dans un site plus élevé et encore plus beau que l’ancien, à 1 100 mètres d’altitude, une abbaye nouvelle, claire, sobre de lignes, où la cloche parle seule, où s’abritent le travail et la paix cistercienne.

Quand Charles de Foucauld se présenta à Notre-Dame-des-Neiges et demanda d’être admis parmi les novices, on l’interrogea. La règle de Saint-Benoît prescrit aux supérieurs d’examiner soigneusement les postulants, de les éprouver en les interrogeant, afin de bien connaître et la personne de ces futurs frères, et les motifs qui les ont amenés à la porte de l’abbaye. Dom Martin, abbé de cette communauté de travailleurs silencieux, n’ignorait pas que l’homme qui parle de soi volontiers se déclare ainsi porté à la complaisance et à la vanterie. Il demanda :

– Que savez-vous faire ?

– Pas grand’chose.

– Lire ?

– Un petit peu.

L’abbé vit par là, et par bien d’autres réponses du même ton, que ce lieutenant de chasseurs d’Afrique était, au contraire, peu causant et déjà fort modeste. Ayant fini de l’interroger, il le pria de balayer un peu, pour voir. Il s’aperçut, au premier coup de balai, que le postulant n’avait pas été exercé. On compléterait son éducation.

Et c’est ainsi que le vicomte Charles de Foucauld entra au noviciat de la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges, pour devenir Frère Marie-Albéric.

Le souvenir qu’il a laissé parmi les frères de ce grand ordre est celui d’un religieux serviable envers tous, très pieux, presque excessif dans son austérité, mais pondéré dans son jugement ; en somme, le souvenir d’un personnage et d’un saint. J’emploie ce terme comme tous ceux qui ont connu le Père de Foucauld : ils savaient bien, ces religieux, ces soldats, ces voyageurs, que seule l’Église a le droit de juger de la sainteté. En attendant qu’elle se prononce, si elle doit se prononcer un jour, ils ont suivi l’usage du monde, ils ont dit : j’ai vu un saint. Et comment pourrions-nous mieux dire, et plus bref, qu’en l’appelant ainsi, notre admiration pour un homme en qui nous semble vivre une vertu peu commune ? Frère Marie-Albéric édifiait surtout le monastère par son humilité. Il était simple à la perfection, et savait comment faire, étant un homme du meilleur monde qui se mettait, par vertu, au dernier rang : l’éducation sert à tout, même à se faire oublier, même à passer inaperçu, ou à tâcher de l’être. Un des moines de là-bas, faucheur de blé, toucheur de bœufs, que j’interrogeais, me répondit ce mot magnifique :

– Monsieur, je lui parlais comme à un paysan !

Il ajouta :

– Moi, je l’ai vu tous les jours ; il n’a jamais refusé un service à personne ; il était beau comme un second François d’Assise !

Le régime de la Trappe éprouve plus d’un novice solidement bâti. Frère Albéric avait une santé de fer et une volonté de même métal. Il a maintes fois déclaré que ni le jeûne, ni les veilles, ni le travail ne l’avaient jamais incommodé. La seule chose qui lui fut difficile, c’est l’obéissance, et là encore nous saisissons un trait de cette nature fière, impétueuse, faite pour le commandement, habituée à l’exercer, et qui ne pliait que sous la grâce.

Je citerai à présent un certain nombre de lettres écrites de Notre-Dame-des-Neiges, par Frère Albéric, soit à sa sœur, soit à d’autres personnes de sa famille. Elles feront connaître mieux que ne ferait un récit ce que pensait, dans la solitude, le novice que gouvernait un religieux très capable, un digne fils de saint Bernard, l’abbé dom Martin.

Entré au noviciat le 16 janvier 1890, il écrivait, le jour même, dans la peine que lui causait la séparation :

« … Il faut tirer la force de ma faiblesse, se servir pour Dieu de cette faiblesse même, le remercier de cette douleur, la lui offrir… Je lui demande de tout mon cœur d’augmenter ma douleur si je puis porter un plus grand poids, afin qu’il en soit un peu plus consolé et que ses enfants en aient un peu plus de bien ; qu’il la diminue si elle n’est pas pour sa gloire et selon sa volonté, mais je suis sûr qu’il la veut, lui qui a pleuré Lazare… »

Dans la seconde lettre, il annonce qu’il prendra l’habit des trappistes le 26 janvier, en la fête de saint Albéric.

« Il est probable que je donnerai ma démission d’officier de réserve, en indiquant Akbès comme ma résidence, ce qui simplifiera tout.

« Je continue à aller parfaitement bien. J’ai mené la vie régulière dès le premier jour ;… etmon âme, comment va-t-elle ? Moins mal que je ne m’y attendais : le bon Dieu me fait trouver dans la solitude et le silence une consolation sur laquelle je ne comptais pas. Je suis constamment, absolument constamment avec lui, et avec ceux que j’aime. Cette vie continuelle avec tout ce qui m’est cher au ciel et sur la terre m’a donné des consolations, sans combler le vide, mais enfin le bon Dieu m’a soutenu lui-même pendant ces premiers jours… Le travail manuel n’empêche pas la méditation ; on me recommande de travailler posément pour pouvoir méditer…

« Je n’ai pas souffert un instant du froid ; jusqu’à présent il n’y a pas de neige et il fait du soleil ; il y aura sans doute des moments durs, mais il n’y en a pas encore eu ; je n’ai pas souffert de la faim non plus et, grâce à la variété des travaux et des exercices, je n’ai pas senti que j’avais faim avant de me mettre à table. C’est vous dire que le côté matériel de la vie ne m’a pas coûté l’ombre d’un sacrifice.

« … Jusqu’ici j’ai porté des branches, fait des guirlandes pour l’adoration perpétuelle, balayé l’église, astiqué les chandeliers : rien de dur, vous le voyez. »

« 6 février 1890. – Dans ce triste monde, nous avons au fond un bonheur que n’ont ni les saints, ni les anges, celui de souffrir avec notre Bien-Aimé, pour notre Bien-Aimé. Quelque dure que soit la vie, quelque longs que soient ces tristes jours, quelque consolante que soit la pensée de cette bonne vallée de Josaphat, ne soyons pas plus pressés que Dieu ne le veut de quitter le pied de la Croix… Bonne Croix, disait saint André. Puisque notre Maître a daigné nous en faire sentir, sinon toujours la douceur, du moins la beauté et la nécessité pour qui veut l’aimer, nous ne désirerons pas en être détachés plus tôt qu’il ne veut… Et pourtant, Dieu sait que le jour où cet exil finira sera le bienvenu, car la force est dans mes paroles plus que dans mon cœur… »

Il lit saint Bernard, apprend par cœur les psaumes, le catéchisme, la façon de se servir du bréviaire ; il fait une heure d’Écriture sainte et lit l’abbé Fouard, Bossuet, l’Imitation, les Évangiles, la vie de sainte Gertrude, les œuvres de sainte Thérèse.

« 18 février 1890. – De moi, j’ai peu de choses à te dire. Aucun bruit du dehors ne nous atteint : c’est la solitude et le silence avec le bon Dieu. Le temps se partage en prière, lectures rapprochant de Dieu, travail manuel fait en imitation de lui et en union avec lui. Cela remplit tous les jours, sauf les dimanches et fêtes où le travail cesse… Je pourrai vivre longtemps ainsi sans avoir à te parler beaucoup de moi… On est excellent pour moi, d’une charité pleine de tendresse ; une grande charité règne dans le couvent ; je reçois de ce côté, et de bien d’autres, des exemples dont il faut prier le bon Dieu de me faire profiter. »

« Lundi de Pâques 1890. – Je ne dois pas dire que j’ai bien supporté le jeûne et le froid, je ne les ai pas sentis… ; du régime du carême (un seul repas par jour à 4 heures et demieje ne puis dire qu’une chose : je l’ai trouvé agréable et commode, et je n’ai pas senti la faim un seul jour. Pourtant je ne me gavais pas trop.

« Pour mon âme, elle est absolument dans le même état que lors de ma dernière lettre, la seule différence est que le bon Dieu me soutient encore plus ; il soutient également mon âme et mon corps ; je n’ai rien à porter : il porte tout. Je serais bien ingrat envers ce père si tendre, envers Notre-Seigneur Jésus si doux, si je ne vous disais pas combien il me tient dans sa main, me mettant dans sa paix, écartant de moi le trouble, le chassant, chassant la tristesse dès qu’elle veut approcher… Cet état est trop inattendu pour que je puisse l’attribuer à un autre qu’à lui. Qu’est-ce que cette paix, cette consolation ? Ce n’est rien d’extraordinaire, c’est une union de tous les instants dans la prière, la lecture, le travail, dans tout, avec Notre-Seigneur, avec la Très Sainte Vierge, avec les saints qui l’entouraient dans sa vie… Les offices, la sainte messe, la prière où ma sécheresse m’était si pénible, me sont, malgré les distractions innombrables dont je suis coupable, très doux… Le travail manuel est une consolation par la ressemblance avec Notre-Seigneur, et une méditation continuelle (cela devrait être, je suis bien dissipé). »

Dans cette lettre, dans quelques autres documents, on a déjà pu observer le soin minutieux avec lequel Frère Albéric analyse les mouvements de son esprit et de son cœur. À n’en pas douter, c’est mieux qu’un essai et qu’une nouveauté, une habitude qu’il a prise dans les solitudes, pendant ses grands voyages, et que la vie religieuse perfectionne. Il se plaint, comme toutes les âmes adonnées à la spiritualité, des moments de sécheresse, et se déclare indigne des consolations qui suivent.

« Lundi de la Pentecôte 1890. – L’origine de ces sécheresses est presque toujours dans la lâcheté avec laquelle je résiste aux tentations : ce sont surtout des tentations contre l’obéissance d’esprit ; j’ai peine à soumettre mon sens, cela ne vous étonnera pas ; pourtant cela est peu de chose, je ne reçois pas avec assez de joie les travaux manuels qu’on me donne à faire, c’est un grand manque d’amour ; si je sentais combien cela me rapproche de Notre-Seigneur, combien tout me rendrait heureux… Que la volonté de Notre-Seigneur se fasse, et non la mienne, je le lui dis de tout mon cœur ; je lui dis au moins que je veux le lui dire de tout mon cœur, car je crains de ne le lui dire que de toutes mes lèvres,… et il est pourtant vrai que je veux uniquement sa volonté. » Oui, sûrement, il voulait la volonté de Dieu, et sans doute écrivait-il ces lignes pour préparer la famille de Dijon, celle de Paris, celle de plus loin encore, à la séparation plus complète qui venait d’être décidée.

Pourquoi Frère Albéric quittait-il la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges ? J’ai dit qu’il avait, dès le principe, demandé qu’on l’envoyât dans le plus pauvre et lointain monastère d’Asie Mineure. Désir de la solitude absolue ? Désir d’être celui qui n’est plus qu’un nom, et dont on dit : il est là-bas, je ne sais où ? Souvenir des horizons qu’il avait aimés ? Sans doute, mais le temps n’était plus où l’Orient ne représentait pour lui que la terre préférée du voyage, de l’étude et du rêve. D’autres attraits, d’espèce âpre et mystérieuse, conduisaient vers le monastère d’Akbès cet homme à présent décidé à mater son corps longtemps maître et à faire pénitence : il allait vers l’Orient pour y être plus pauvre encore ; pour s’y sentir plus près de la Terre sainte où le Fils de Dieu avait souffert et travaillé ; il allait mû par une compassion, qui devait l’entraîner bien plus loin encore, pour les peuples enfoncés dans l’erreur ; il allait enfin vers cette demeure nouvelle parce qu’il lui était dur de quitter la France. « Je ne vous dirai pas que je ne suis pas triste ces jours-ci, écrivait-il au mois de juin ; ce sera dur de voir s’éloigner le rivage. »

Tout est préparé pour le départ. Une place est retenue, à destination d’Alexandrette, sur un bateau qui part de Marseille le 27. La veille, Frère Marie-Albéric fait ses adieux à ses frères de Notre-Dame-des-Neiges. Il écrit à sa famille :

« Je me vois sur le bateau qui m’emportera demain, il me semble que je sentirai toutes les lames qui l’une après l’autre m’éloigneront ;… il me semble que ma seule ressource sera de penser que chacune est un pas de plus vers la fin de la vie…

« De Marseille à Alexandrette, je serai seul, le frère qui devait partir avec moi reste ; je suis satisfait de cette solitude, je pourrai penser sans contrainte. L’adresse est : Trappe de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur, par Alexandrette (Syrie). J’arriverai à Alexandrette le treizième jour de la traversée. On part le lendemain matin pour Notre-Dame-du-Sacré-Cœur, et on y arrive le surlendemain soir, après deux jours de marche. »

Et quand la traversée est sur le point de finir, il trace sur une feuille de papier ces mots, véritable cri de tendresse angoissée : « Demain, je serai à Alexandrette, et je dirai adieu à cette mer, dernier lien avec ce pays où vous respirez tous. »

Il débarque. Le voyage commence aussitôt, vers la montagne. Frère Marie-Albéric part d’Alexandrette le jeudi 10 juillet dans l’après-midi, avec un père de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur, arrivé la veille pour le chercher. « Nous avons marché toute la nuit et la journée du lendemain, sauf cinq heures de halte, montés sur des mulets, escortés de trois Turcs armés ; le vendredi à 6 heures, nous sommes arrivés à Notre-Dame-du-Sacré-Cœur, ensemble de maisonnettes en planches et en pisé, couvertes de chaume, installation à la Jules Verne, fouillis de granges, de bestiaux, de maisonnettes très serrées les unes contre les autres par crainte des incursions et des voleurs ; c’est ombragé de grands arbres et arrosé par une source qui sort du rocher ; mais l’extérieur seul est à la Jules Verne, l’intérieur vaut mieux : à l’intérieur est Notre-Seigneur…

« … La maison se compose d’une vingtaine de religieux et d’une quinzaine d’orphelins de six à douze ans, sans parler des gens de passage. »

Qu’est-ce que c’était que ce monastère de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur, dont on vient de lire une description sommaire ? une abbaye improvisée, établie en 1882 dans les montagnes par les trappistes de Notre-Dame-des-Neiges, comme un refuge, s’ils venaient à être obligés de quitter la France. Le domaine s’appelle Cheïkhlé (prononcer Cheurlé), et fait partie du vilayet d’Adana. Pour s’y rendre, on sort d’Alexandrette par la route d’Alep. Elle monte d’abord un peu, puis la montée devient fort dure. Il faut franchir, en effet, la chaîne de l’Amanus. Les lacets se multiplient. Sur le chemin taillé dans le roc, et sans parapets, descendent ou grimpent des files de chameaux de bât, des attelages, des cavaliers, des piétons. En cinq heures, on arrive au col de Beilan, lieu fameux par où passèrent tous les envahisseurs de cette partie de l’Asie : les Assyriens, les armées de Darius et celles d’Alexandre, les armées romaines, celles des sultans arabes, celles des Croisés quand ils cherchaient la plaine où est Antioche. Les ruines des châteaux forts du moyen âge servent encore de carrière aux gens de la contrée. On s’arrête à Beilan, frontière entre les vilayets d’Alep et d’Adana, car les Turcs y ont mis un poste de douaniers. Et c’est là que les voyageurs qui viennent du large des terres, et prétendent aller à la côte, doivent remettre aux zaptiés leurs armes, ou, tout au moins, comme les Kurdes et les Circassiens n’y manquent guère, plonger et cacher leur pistolet ou leur poignard entre les plis de la ceinture. Quand on a traversé le village, on commence de descendre. Les ponts, jetés sur les torrents, sont moins sûrs que les gués. On ne quitte la route d’Alep qu’au bas de la montagne, pour prendre, à gauche, une simple piste, tracée parmi les forêts, les landes ou les cultures, qui ne s’écarte guère des dernières pentes de l’Amanus et en contourne les éperons. Après une longue marche, on parvient à un endroit où la montagne est largement entaillée. Là se trouve la petite ville d’Akbès, avec la mission des lazaristes. Les voyageurs, comme Frère Albéric et son compagnon, qui veulent se rendre à la Trappe de Cheïkhlé, s’engagent alors dans le ravin, y montent pendant deux heures, et redescendent un peu, pour gagner le fond d’une haute vallée tout à fait admirable de forme et de décor.

Imaginez un cirque de montagnes qui l’enveloppent, et qui sont toutes couvertes de forêts de grands pins parasols, sous lesquels poussent des chênes et d’autres arbres et arbustes. Elle-même est cultivée, labourée, semée comme une campagne de France ou d’Italie, puisqu’il y a des moines de saint Bernard dans ce coin sauvage de la Turquie. Des sources jaillissantes l’arrosent, forment un ruisseau qui a fini par couper une paroi de la montagne, et descend en cascades. Par cette coupure, on aperçoit, au loin, l’étendue vallonnée vers Killis et Alep. C’est la seule ouverture sur le monde. Hors de la brèche, tout n’est que verdure et bleu du ciel.

Le monastère fut bâti en hâte. C’est bien le plus pauvre qu’on puisse imaginer. Une clôture le limite et le défend des rôdeurs, mais elle est faite d’épines sèches et de piquets. On ne voit point d’église, comme en nos abbayes d’Occident, qui domine de son toit et de son clocher les autres bâtiments. La porte d’entrée de la Trappe de Cheïkhlé ouvre sur une cour de ferme. À droite, tout en longueur, sont les écuries des mules et les étables ; à gauche, une boulangerie, une cuisine, une forge, un hangar où l’on remise les instruments agricoles ; au fond, la salle du chapitre, le réfectoire, la chambre du prieur. Plusieurs autres constructions, dans la partie gauche du terrain, furent groupées selon les besoins, chapelle, menuiserie, bûcher, salles d’étude, bibliothèque, lingerie : mais la pierre ayant été réservée pour la chapelle, la salle capitulaire et les écuries, le reste fut construit en clayonnage et en terre grasse, et coiffé de toitures en planches ou en chaume. L’aspect n’avait rien de ce bel ordre dont le mot monastère éveille en nous l’idée. Il fallait, pour habiter là, des hommes solides de corps et de courage. Car, sans parler des incursions, toujours possibles, des bandes de brigands tentées par les greniers, ou excitées par le fanatisme, le confortable manquait nécessairement, et le nécessaire habituellement. Les religieux, par exemple, couchaient, en été, dans un grenier situé au-dessus des étables, et dont le plancher, aux lattes frustes et sans jointures, laissait passer le bruit et l’odeur des bêtes. En hiver, ils avaient, pour dortoir, un autre grenier, au-dessus de la salle capitulaire et du réfectoire, mais on n’y dormait guère mieux que dans l’autre, lorsque la neige couvrait la toiture en tôle, très rapprochée des paillasses, et les couvertures, rembourrées avec de la mousse, défendaient mal de la morsure du froid. Par ailleurs, si le domaine suffisait à faire vivre ceux qui le cultivaient, il ne donnait pas les ressources qu’il aurait fallu pour édifier une abbaye véritable. La terre, depuis huit ans défrichée, produisait de belles récoltes de froment, d’orge, de coton ; le jardin potager fournissait abondamment les légumes ; des vignes bien entretenues, et de cépages choisis, permettaient de faire, à la fin des étés, un vin blanc délicieux : mais l’éloignement des marchés rendait la vente à peu près vaine, et le transport mangeait la marchandise.

Voilà en quel lieu, en quels paysage et conditions de vie matérielle, Frère Albéric vient continuer son noviciat de trappiste. L’emploi du temps n’est plus tout à fait le même.

« Les travaux du corps ont été : récolter du coton, porter des pierres qui sont dans les champs, et en faire des tas à des endroits où elles ne gênent pas, laver, scier du bois ; on ne sait jamais, avant le travail, à quoi on sera occupé. À l’heure du travail, on frappe une tablette de bois, les religieux de chœur se réunissent dans une petite pièce où sont les tabliers et les sabots, le supérieur distribue le travail à chacun. Depuis que je suis ici, je passe deux jours, quelquefois trois par semaine, à laver, le reste à travailler aux champs ; là, mon travail ordinaire est de débarrasser le sol des pierres qui l’encombrent et de les porter dans des paniers en des tas… Lorsqu’il y a des travaux particuliers, des récoltes à faire, j’y suis envoyé. J’ai passé huit ou dix jours à récolter des pommes de terre, deux ou trois à la vendange, près de trois semaines à la récolte du coton. De plus, les novices ont le doux service de balayer l’église deux fois par semaine…

« Nos orphelins sont des enfants catholiques d’Akbès, où trois missionnaires lazaristes ont converti, depuis vingt ans, huit cents schismatiques. »

Quels sont les voisins de ce monastère perdu dans les montagnes d’Asie Mineure, et que peut-on attendre d’eux ? Le comte Louis de Foucauld l’avait demandé à son cousin.

« Tu veux savoir, répond Frère Marie-Albéric, si je suis en contact avec les musulmans : peu. Il me semble que ce mélange de Kurdes, de Syriens, de Turcs, d’Arméniens, ferait un peuple brave, laborieux et honnête, s’il était instruit, gouverné, converti surtout. Pour le moment, ils sont pressurés sans merci, profondément ignorants, et la religion musulmane a sur les mœurs sa triste influence : notre région est un coin de brigands. C’est à nous à faire l’avenir de ces peuples. L’avenir, le seul vrai avenir, c’est la vie éternelle : cette vie n’est que la courte épreuve qui prépare l’autre. La conversion de ces peuples dépend de Dieu, d’eux et de nous, chrétiens. Dieu donne toujours abondamment la grâce ; eux sont libres de recevoir, ou de ne pas recevoir la foi ; la prédication dans les pays musulmans est difficile, mais les missionnaires de tant de siècles passés ont vaincu bien d’autres difficultés. C’est à nous à être les successeurs des premiers apôtres, des premiers évangélistes. La parole est beaucoup, mais l’exemple, l’amour, la prière, sont mille fois plus. Donnons-leur l’exemple d’une vie parfaite, d’une vie supérieure et divine ; aimons-les de cet amour tout-puissant qui se fait aimer ; prions pour eux avec un cœur assez chaud pour leur attirer de Dieu une surabondance de grâces, et nous les convertirons infailliblement… »

« 10 novembre 1890. – La principale différence avec Notre-Dame-des-Neiges, c’est qu’on me donne ici l’ordre de travailler de toutes mes forces, dût la méditation y perdre : cela est plus conforme à la pauvreté, à l’exemple de Notre-Seigneur. Mais jusqu’ici le bon Dieu n’a pas voulu que la méditation y perdît, au contraire. Il me donne pendant le travail cette pensée fidèle de lui, et de ceux que j’aime, qui fait ma vie. »

Il ajoute qu’il n’a bénéficié d’aucune exception : « Il est vrai, dit-il, que je ne demande rien… »

« Nos montagnes sont entièrement boisées de grands pins parasols au-dessous desquels poussent des chênes, des chênes-verts, des oliviers sauvages, et au milieu desquels se dressent, par places, de grandes masses de rochers gris percés de quelques cavernes : cela fourmille de perdrix, de daims ; en hiver les loups, les panthères, les ours, les sangliers, très nombreux dans le voisinage, s’y aventurent. »

« Avril. – La sainte Communion est mon grand soutien, mon tout. Je n’ose pas la demander tous les jours : mon indignité est infinie.

« Mardi de Pâques 1890. – Nous devons être dans la joie, car Notre-Seigneur est ressuscité, notre bien-aimé, notre fiancé, le divin époux de nos âmes est infiniment heureux, et son règne n’aura pas de fin ;… c’est là le fond, le vrai de notre joie… Quelque triste que je sois, quand je me mets aux pieds de l’autel, et que je dis à Notre-Seigneur Jésus : « Seigneur, vous êtes infiniment heureux, et rien ne vous manque », je ne puis faire autrement que d’ajouter : « Alors moi aussi, je suis heureux, et rien ne me manque ; votre bonheur me suffit… »

« 14 juillet 1890. – La fondation est en bonne voie, les novices y sont nombreux, et arrivent les uns de France, les autres du pays… J’espère que le bon Dieu bénira ce monastère, qui peut faire tant de bien au milieu d’une population musulmane mêlée d’un certain nombre de chrétiens schismatiques.

« … Les exercices se succèdent à peu d’intervalle, et on ne peut guère faire longtemps la même chose : c’est, après et avec la grâce de Dieu, ce qui rend cette vie si facile matériellement : la grande diversité des exercices, la prière, la lecture, le travail se succédant… Je viens de l’église, je vais aller, je pense, aux champs, et ainsi toute la journée… On est, en ce moment, dans la saison des grands travaux : on bat le blé ; pour des cultivateurs, pour les trappistes, c’est une grosse affaire… »

« 11 novembre 1890. – Le bon Dieu me donne ici un maître des novices d’une science et d’un exemple admirables ; c’est un abbé démissionnaire ; ancien abbé de Notre-Dame-des-Neiges, il est venu terminer ici sa carrière religieuse déjà longue ; il est le vrai fondateur de cette maison, et y fait un bien extrême. »

« 3 janvier 1891. – Je t’écris en particulier aujourd’hui pour te faire don de tout ce que contient mon appartement à Paris : c’est à toi désormais, fais-en ce qu’il te plaira, vends, donne, fais venir, enfin c’est à toi… Sauf ce qui est laissé en souvenir, et que Raymond remettra de ma part, tu trouveras la plupart des objets, tous même, auxquels nous tenions comme venant de grand-père et de nos parents.

« … Tu demandes des nouvelles de moi. Mon âme est dans une paix profonde, qui n’a pas cessé depuis mon arrivée ici, qui s’affermit chaque jour, bien que je sente combien peu elle est de moi, combien elle est un pur don de Dieu. C’est une paix qui augmente la foi, qui appelle la reconnaissance. Remercie pour moi, afin que je sois moins ingrat… Je sens tous les jours davantage que je suis où le bon Dieu me veut. Voici un an, dans quelques jours, que je suis à la Trappe. Je ne puis que me confondre devant la bonté infinie de Notre-Seigneur Jésus qui m’y a appelé, conduit et comblé de tant de grâces… Dans un an, je ferai profession. Il tarde à mon cœur d’être lié par des vœux, mais je le suis déjà par tous mes désirs.

« Pense bien aux pauvres, ma bonne Mimi, pendant ce rude hiver. Si tu savais combien je regrette de n’avoir pas fait pour eux davantage, quand j’étais dans le monde ! Je sais bien que tu n’as pas à avoir les mêmes regrets, mais je crois bien faire en te le disant, car, ici à la Trappe, sans souffrir nous-mêmes, nous nous rendons compte de ce qu’on doit souffrir quand on n’a pas ce que nous avons. »

« 3 juillet 1891. – Tu me demandes des nouvelles de mon couvent, nos occupations : nous sommes une vingtaine de trappistes, novices compris. Nous sommes installés, tu le vois d’après les photographies, dans d’assez vastes baraquements. Il y a des bestiaux : bœufs, chèvres, chevaux, ânes, tout ce qu’il faut pour un grand train de culture. Sous nos baraquements, logent aussi de quinze à vingt orphelins catholiques, entre cinq et quinze ans ; il y a au moins dix ou quinze ouvriers laïcs qui sont aussi abrités par nous ; enfin les hôtes dont le nombre varie : tu sais que les moines sont essentiellement hospitaliers. Tu auras assez bien une idée de notre vie en lisant les Moines d’Occident de Montalembert. Cependant, il y a une différence : les moines dont il parle étudiaient plus que nous, s’occupaient plus que nous de certains travaux, tels que la copie des manuscrits. Nous, notre grand travail c’est le travail des champs : c’est la distinction entre l’ordre de Saint-Bernard, duquel nous sommes, et les anciens moines. Ainsi notre travail, ç’a été en automne de vendanger, de nettoyer les champs ; en hiver de scier du bois ; au printemps de piocher la vigne ; en été de récolter le foin, de moissonner. Avant-hier a fini la moisson. C’est le travail des paysans, travail infiniment salutaire pour l’âme : tout en occupant le corps, il laisse à l’âme le pouvoir de prier et de méditer. Puis ce travail, plus pénible qu’on ne pense quand on ne l’a jamais fait, donne une telle compassion pour les pauvres, une telle charité pour les ouvriers, les laboureurs ! On sent si bien le prix d’un morceau de pain, quand on voit par soi-même combien il coûte de peine pour le produire ! on a tant de pitié pour tout ce qui travaille, quand on partage ces travaux !…

« Tu veux que je te décrive un de nos jours : lever à 2 heures du matin, on court à l’église, où on reste deux heures à réciter des psaumes à haute voix dans le chœur, puis, pendant une heure ou une heure et demie, ou est libre, on lit, on prie, les prêtres disent leur messe. Vers 5 heures et demie on retourne au chœur, on récite encore des psaumes, c’est l’office de prime, et on entend la messe de communauté ; de là on va au chapitre, on y dit quelques prières, le supérieur commente un passage de la règle, et si l’on a fait quelque faute, on s’en accuse à ce moment, en public, et on reçoit une pénitence (elles ne sont d’ordinaire pas dures, bien loin de là). Nouveau temps libre de trois quarts d’heure pour lire ou prier ; on dit encore au chœur un petit office, tierce ; puis, vers 7 heures, commence le travail : le supérieur le distribue à chacun en sortant de tierce. On y reste jusque vers 11 heures, on dit alors sexte, et on va au réfectoire à 11 heures et demie.

« Après déjeuner (dîner en style monastique), on monte au dortoir, où on dort jusqu’à 1 heure et demie. Office de none à 1 heure et demie. Intervalle de trois quarts d’heure pour les prières particulières, ou la lecture. À 2 heures et demie, vêpres. Après vêpres, travail jusqu’à 6 heures moins un quart. À 6 heures, oraison ; à 6 heures un quart, souper ; un peu de temps libre ; à 7 heures un quart, lecture pour toute la communauté au chapitre ; puis complies, chant du Salve et coucher. On se couche à 8 heures.

« T’ai-je assez parlé de moi, ma bonne Mimi ? j’espère que tu en es satisfaite. »

« 29 octobre 1891. –… Merci d’avoir pensé à moi le 15 septembre ; c’est bien ce jour-là que j’ai eu mes trente-trois ans, les années passent, puissent-elles nous rapprocher du bon Dieu de toutes manières ! Prions l’un pour l’autre, afin d’être fidèles à ce que le bon Dieu veut de nous, chacun dans notre vie. Elles semblent bien différentes, mais ce n’est qu’une apparence : quand le bon Dieu fait le fond de la vie comme il doit être, toutes les vies se ressemblent, le reste a peu d’importance. »

La cérémonie de la profession, religieuse pour Frère Marie-Albéric, eut lieu le jour de la Chandeleur, 2 février 1892. Elle était présidée par dom Martin, abbé de Notre-Dame-des-Neiges, venu en Orient pour la visite régulière.

Le nouveau profès écrivait, le lendemain : « Depuis hier, je suis tout à fait à Notre-Seigneur. Vers 7 heures, j’ai prononcé mes vœux ; vers 11 heures, on m’a coupé quelques mèches de cheveux à l’église, puis on m’a rasé la tête en laissant la couronne. Et voici que je ne m’appartiens plus en quoi que ce soit… Je suis dans un état que je n’ai jamais éprouvé, si ce n’est un peu à mon retour de Jérusalem… C’est un besoin de recueillement, de silence, d’être aux pieds du bon Dieu et de le regarder presque en silence. On sent, on voudrait rester indéfiniment à sentir, sans le dire même, que l’on est tout au bon Dieu, et qu’il est tout à nous. Le « n’est-ce donc rien d’être tout à Dieu ? » de sainte Thérèse, fait les frais de l’oraison… »

Autour de lui, l’admiration croissait. « Notre Frère Marie-Albéric nous paraît comme un ange au milieu de nous, disait l’abbé de Notre-Dame-des-Neiges : il ne lui manque plus que des ailes. » Le prieur de la Trappe de Cheïkhlé, dom Louis de Gonzague, écrivait de même à Mme de Blic, au lendemain de la profession religieuse : « Vous savez, madame, quel saint compagnon de notre voyage vers le ciel nous nous sommes adjoints en ce jour ! Son directeur spirituel, notre vénéré Père dom Polycarpe, qui a bientôt cinquante ans de profession religieuse et plus de trente ans de supériorat, m’assure qu’il n’a point encore rencontré, dans sa longue vie, une âme si entièrement à Dieu. Permettez-moi, au sujet de cette chère et sainte âme, une petite confidence… Je voudrais faire faire à notre Père Marie-Albéric ses études théologiques, ici même bien entendu, afin qu’il puisse, un jour, être promu au sacerdoce. Je ne lui ai point encore parlé de ce dessein, mais je prévois bien que j’aurai une lutte sérieuse à soutenir contre son humilité, et, en définitive, c’est une chose que, dans notre ordre, nous ne pouvons pas ordonner en vertu de l’obéissance… Malgré ses merveilleuses austérités, sa santé se maintient excellente… . »

Un peu plus tard, rentré en France après son voyage en Syrie, dom Martin, rendant compte au chapitre général de la visite qu’il avait faite à Akbès, nommera Charles de Foucauld parmi les religieux qui pourraient un jour être désignés comme supérieurs de cette fondation.

Frère Marie-Albéric se défendait de songer à l’avenir. Mais nous sommes si difficilement tout entiers au présent, qu’il lui arrivait de se demander : que fera-t-on de moi ? Pourvu qu’on ne m’enlève pas à la vie commune des frères qui sont fendeurs de bûches, sarcleurs dans les blés en herbe, moissonneurs, vendangeurs selon les saisons ? Il confiait son inquiétude à l’abbé Huvelin, et, d’après la réponse, préparait sa défense contre les dignités et les charges : « Si on me parle d’études, j’exposerai que j’ai un goût très vif pour demeurer jusqu’au cou dans le blé et dans le bois, et une répugnance extrême pour tout ce qui tendrait à m’éloigner de cette dernière place que je suis venu chercher, de cette abjection dans laquelle je désire m’enfoncer toujours plus, à la suite de Notre-Seigneur… et puis, en fin de compte, j’obéirai… Mais ce que je vous dis là est une promenade dans le jardin défendu, le bon Dieu est avec nous aujourd’hui, cela ne nous suffit-il pas ? »

L’ordre de commencer les études théologiques devait venir quelques mois après la profession.

« 22 août 1892. – Cette semaine, revient le père lazariste, supérieur d’Akbès… Depuis plus d’un an, il était arrangé, paraît-il, qu’il m’enseignerait la théologie ; il a été professeur de théologie à Montpellier et est fort savant. C’est un Napolitain (M. Destino). À l’annonce qu’on m’a faite, je n’ai pas caché que je n’avais aucun attrait pour cette nouvelle vocation, j’ai fait remarquer aussi ma grande ignorance des choses monastiques. On m’a répondu que c’était une chose décidée, et que je commencerais bientôt ; je n’ai plus insisté. »

Il s’initiait à bien d’autres travaux, en vérité, car, ayant eu, au cours de cette année, une légère maladie, Frère Marie-Albéric fut exempté provisoirement des travaux en plein air, et confié au frère linger, qui lui apprit à raccommoder et à repriser.

« 5 juillet 1892. – Que ne puis-je te donner un peu de mon goût pour la solitude ! Pour moi, je l’aime toujours davantage, et je trouve qu’il n’y en a jamais assez.

« Je pense toujours à Notre-Seigneur, à la Sainte Vierge… et je vis heureux dans cette chère société : quand je raccommode les vêtements des petits orphelins, je me dis combien je suis heureux de faire ce travail, si commun dans la maison de Nazareth… Combien je suis indigne de ces grâces ! Figurez-vous que j’ai, pendant trois jours, la semaine passée, eu un étrange travail : la bonne des orphelins étant tombée un peu malade, on m’a chargé de la remplacer pendant le jour. Vous pensez si cela m’a paru étrange, de me trouver tout d’un coup à la tête de neuf petits Turcs de six à quinze ans ! Je n’ai pu m’empêcher de penser à ceux qui disent qu’on entre en religion pour éviter les soucis de la vie, quand je me suis vu au milieu de cette petite famille. On n’a pas les mêmes, on en a de bien lourds quand Dieu le veut… Pour moi, à cause de ma grande faiblesse, il ne m’a donné que la paix… Ces pauvres petits ont été aussi gentils que possible. »

« 21 mai 1893. – Les études m’intéressent, l’Écriture sainte surtout, c’est la parole de notre Père céleste ; la théologie dogmatique aussi, c’est l’étude de ce que nous devons croire touchant la Sainte Trinité, touchant Notre-Seigneur, touchant l’Église, cela rapproche aussi beaucoup de Dieu ; la théologie morale moins… Mais ces études… ne valent pas la pratique de la pauvreté, de l’abjection, de la mortification, de l’imitation de Notre-Seigneur enfin, que donne le travail manuel. Pourtant, puisque je les fais par obéissance, ayant résisté autant que je le devais, c’est évidemment ce que le bon Dieu veut de moi en ce moment. »

Oui, il avait la certitude de ne pas s’être trompé en rejetant le monde et en devenant moine, mais il lui restait encore une longue route à faire, et une inquiétude traversait parfois cette paix, et un appel venait, de l’abîme de Dieu, vers cet homme de bonne volonté qui fendait du bois, rapiéçait une culotte ou se penchait sur un traité de théologie, et une voix lui disait : « Va plus loin dans la solitude ! » Les tentations contre l’obéissance continuaient d’exercer la vertu jeune encore du religieux ; l’esprit de défiance essayait de le troubler, et lui représentait que les supérieurs se trompaient, assurément, et ne connaissaient pas la manière de conduire chacun, et qu’il serait aisé, en tout cas, de nommer un novice dont ils ignoraient les véritables inclinations. Frère Marie-Albéric faisait taire cette voix tentatrice ; mais l’autre, celle qui disait : « Va plus loin ! » il l’entendait toujours. Très résolu à ne pas sortir de l’obéissance, il attendait, sans savoir où elle le voulait mener, un signe certain de cette volonté qui le tirait dehors. Il écrivait, dans le même temps, à son cousin le comte Louis de Foucauld : « Je goûte de plus en plus les charmes de la solitude, et je cherche les moyens de m’enfoncer dans une solitude de plus en plus profonde. » Trois lignes d’une autre lettre intime laissent plus clairement encore apercevoir cet extraordinaire attrait, qui le faisait souhaiter un ordre encore plus sévère que le plus sévère des ordres religieux. Il annonçait, à un ami, le 27 juin 1893, que les trappistes de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur avaient reçu les nouvelles constitutions de l’ordre de Cîteaux : « … C’est très pieux, disait-il, très austère, très bien de toute manière : et pourtant, soit dit une fois entre vous et moi, ce n’est pas toute la pauvreté que je voudrais, ce n’est pas l’abjection que j’aurais rêvée ;… mes désirs, de ce côté, ne sont pas satisfaits. »

Il y avait là une espèce d’excès et de singularité, qui ne pouvait manquer d’inquiéter les esprits les plus instruits et expérimentés dans la direction des âmes. Car l’idéal de la pauvreté, de l’humilité, de la mortification, de la charité, a été atteint par un grand nombre de saints religieux et religieuses, dans tous les ordres reconnus, sous des règles diverses. Depuis des siècles, toute vie chrétienne y tend, même dans le monde. Les obstacles sont en nous, bien plus que dans les circonstances extérieures et dans l’appareil de la vie. Il se trompait sur les motifs qui le poussaient hors de la Trappe ; il concevait un projet qu’il ne devait jamais accomplir, celui de grouper autour de lui « quelques âmes avec lesquelles on pût former un commencement de petite congrégation » répondant au rêve d’un esprit que ne cesse de hanter la vision de Nazareth. Quel serait le but de cette compagnie nouvelle ? Quelle en serait la règle essentielle ? Dès ce moment, frère Marie-Albéric l’expose ainsi : « Mener, aussi exactement que possible, la vie de Notre-Seigneur, vivant uniquement du travail des mains, sans accepter aucun don, ni spontané, ni quêté, et suivant à la lettre tous ses conseils, ne possédant rien, donnant à quiconque demande, ne réclamant rien, se privant le plus possible ;… ajouter à ce travail beaucoup de prière ;… ne former que de petits groupes ;… se répandre surtout dans les pays infidèles ou abandonnés et où il serait si doux d’augmenter l’amour et les serviteurs de Notre-Seigneur Jésus. »

Les âmes choisies, comme Charles de Foucauld, pour une vie d’exception, sont conduites à travers des ténèbres, de moins en moins épaisses, jusqu’à la lumière. Ici on voit apparaître le désir de consacrer toutes ses forces au salut des pays infidèles, et réapparaître cette pensée, qu’il avait souvent exprimée, d’être le plus dénué et le plus inconnu des hommes. Il se sent poussé, par une force intérieure grandissante, vers cet avenir si peu défini encore, et tout plein de danger. Car, sur un point du moins, il ne se fait pas d’illusions : il sera peut-être longtemps seul. Il tremble à cette pensée, mais il ne change point de désir. « Étant dans une barque, je m’effraie de me jeter à la mer. » Effroi sans trouble, cependant, incertitude qui n’atteint point la haute partie de l’âme, où la paix domine, inaltérée. Et l’explication de cette merveille est toute simple : Frère Marie-Albéric a remis la décision de cette difficulté extrême à la plus grande puissance qui soit, à celle qui met Dieu avant nous, selon l’ordre, et qui nous met à la suite : l’obéissance. Par elle il va tout vaincre, et persuader tout le monde.

Voyez ce trappiste qui a prononcé ses premiers vœux. Il croit être appelé à sortir de l’ordre, non pour retourner à la vie séculière, ce qui ne serait pas sans précédent, mais pour suivre une inspiration tout à fait personnelle, étrange même, qui le porte à disparaître encore plus complètement que dans un monastère de la Syrie. Il a gagné la sympathie, excité l’admiration même de ses supérieurs et de ses frères : et il veut quitter ces amitiés, et c’est à elles qu’il demande de se prononcer ! Il a, en France, à Paris, très loin, un directeur qui est vicaire à Saint-Augustin : et c’est cette prudence parisienne, cette raison défiante de l’exceptionnel, modératrice par tempérament et expérience, inquiète comme une mère, qu’il va falloir convaincre et amener à prononcer cette sentence : oui, mon enfant, allez à ce prodigieux inconnu que vous rêvez !

Se confier à qui en est digne, parler librement, ne pas différer l’aveu, n’être patient que dans la suite, et s’il le faut : les hommes n’ont pas trouvé meilleur moyen de chasser de leur âme les nuées qu’amassent en nous l’incertitude et la bataille de nos raisonnements. C’est une méthode loyale, prompte, militaire. Elle devait être celle de Charles de Foucauld. Il commença donc par dire son inquiétude, vers le milieu de septembre 1893, à dom Polycarpe, qu’il avait choisi comme confesseur, et lui demanda : « Cela vient-il de Dieu, du démon ou de mon imagination ? – N’y pensez plus, répondit en substance le prieur, et attendez en paix, car le bon Dieu, si cela vient de lui, saura bien faire naître l’occasion. »

Il avait écrit, en même temps, à l’abbé Huvelin. Nous n’avons pas ces lettres, mais il en a résumé le sens, dans une sorte de journal adressé à un ami. Elles étaient d’une complète liberté d’allure et de jugement.

Alors, l’abbé Huvelin, qui connaissait fort bien son pénitent, et qui l’aimait, s’inquiéta. Sans garder le moindre espoir de maintenir à la Trappe cet homme extrême en ses désirs, néophyte chez qui il observait une espèce de recherche agitée de la perfection, il essaya de retarder le dénouement de la crise intérieure.

L’idée que Charles de Foucauld pouvait être appelé à suivre la vocation des Pères du désert entra peu à peu dans son esprit, mais, avant d’en être persuadé, avant de le dire, il devait combattre un projet qui avait les apparences d’une aventure, d’une de ces aventures, il le savait, où les âmes les mieux douées peuvent se jeter de bonne foi, et périr. Voici quelques fragments des nombreuses lettres qu’il écrira, dans les mois qui suivront l’aveu de Frère Marie-Albéric.

Elles disent la souffrance que causait, à ce prêtre au cœur si tendre, l’événement dont il sentait l’ombre déjà s’approcher, comme celle des nuées d’orage.

« 29 janvier 1894. – Continuer vos études de théologie, au moins jusqu’au diaconat ; vous appliquer aux vertus intérieures, et surtout à l’anéantissement ; pour les vertus extérieures, les pratiquer dans la perfection de l’obéissance à la règle et à vos supérieurs ;… pour le reste, on verra plus tard. Au surplus, vous n’êtes pas fait, pas du tout fait pour conduire les autres. »

« 29 juillet 1895(à un tiers). – Il ne restera évidemment pas. Il prendra, de plus en plus, son idée pour la voix de Dieu qui parle. La beauté du but où il se croit appelé lui voilera tout le reste, et surtout l’irréalisable… »

« 30 juillet 1895(à un tiers). – Que je suis effrayé de cette vie où il veut entrer, de ce Nazareth où il veut aller vivre, de ce groupe qu’il veut former autour de lui ! Mais je n’espère pas le tenir à la Trappe… »

« 30 septembre 1897. – Je trouve qu’il veut trop de choses, et je crains ici un peu d’inquiétude d’esprit, et de cette recherche constante du mieux qui jette dans l’agitation. »

Ainsi pensaient les deux conseillers auxquels Frère Marie-Albéric s’était adressé. Et lui, pendant ces mois d’attente, que pensait-il ? Ceci, qu’il avait confié à l’abbé Huvelin, et probablement à son confesseur trappiste : il souhaitait de n’être plus un religieux de chœur, de mener, hors de la Trappe, ce qu’il nomme « la vie de Nazareth », et, plus précisément, de devenir « simple familier, simple journalier dans quelque couvent ». D’ailleurs, il était résolu à ne rien entreprendre, tant que les guides, dont on vient de voir l’avis très net, ne l’encourageraient pas à changer d’état, de règle, d’habitation et d’habit. « Tant que mes directeurs ne me le permettent pas, je croirais désobéir au bon Dieu, en faisant quoi que ce soit. »

« M. l’abbé (Huvelin) me dit de chercher si je ne pourrais trouver ce que le bon Dieu me demande, ici, dans cette vie où je suis… Vous savez avec quel respect et quelle tendresse j’écoute cette parole : et cependant tout m’appelle en sens opposé… Le temps, ou la mort, en tout cas le bon Dieu arrangera le reste. Mais j’espère toujours qu’il me permettra de le suivre dans la voie qu’il me montre »

Nous verrons tout à l’heure comment ces difficultés furent dénouées, comment des âmes d’une sincérité absolue, et qui priaient, se trouvèrent amenées à changer d’avis, sans quitter toute appréhension, et à donner une autorisation que Charles de Foucauld attendait dans l’obéissance parfaite.

Pendant que ces choses se passaient, inconnues du monde, deux événements attiraient l’attention, non pas d’un grand nombre d’hommes, mais de quelques-uns, sur la Trappe d’Akbès. D’abord, elle cessait, au début de 1894, de dépendre de l’abbaye de Notre-Dame-des-Neiges, pour relever de celle de Staouëli, qui pouvait moins malaisément, ayant de plus importantes cultures, et par exemple des vignobles en plein rendement, apporter de l’aide à la très pauvre Trappe de Syrie. Le second événement fut la saison de massacres que le sultan de Turquie permit ou commanda. Une fois de plus, l’Arménie en fut victime, l’Arménie et toute la bordure incertaine des pays qui l’avoisinent.

« Ce ne sont pas les Kurdes qui se remuent, ce sont les chrétiens d’Arménie, et les Turcs en profitent pour en faire des massacres épouvantables, et pour faire autant de mal qu’ils peuvent, non seulement aux Arméniens, mais à tous les chrétiens, catholiques ou autres, qui sont encore si nombreux dans ces contrées… Autour de nous, il y a eu des horreurs, une foule de massacres, d’incendies, de pillages. Beaucoup de chrétiens ont été réellement martyrs, car ils sont morts volontairement, sans se défendre, plutôt que de renier leur foi… Il reste, dans ce malheureux pays, une misère effroyable. L’hiver est très rigoureux, je ne sais comment ces malheureux, desquels on a brûlé les maisons et pris tous les biens, feront pour ne pas mourir de faim et de froid… Je vous écris pour vous quêter ; non pour nous, à Dieu ne plaise, car je ne serai jamais assez pauvre, mais pour les victimes des persécutions. Par ordre du sultan, on a massacré près de 140 000 chrétiens depuis quelques mois… Dans la ville la plus proche d’ici, à Marache, la garnison a tué 4 500 chrétiens en deux jours. Nous, Akbès, et tous les chrétiens à deux journées à la ronde, nous aurions dû périr. Je n’en ai pas été digne… Priez pour que je me convertisse, et que je ne sois plus repoussé, une autre fois, malgré ma misère, de la porte du ciel qui s’était déjà entr’ouverte.

« Les Européens sont protégés par le gouvernement turc, de sorte que nous sommes en sûreté : on a même mis un poste de soldats à notre porte, pour empêcher qu’on nous fasse le moindre mal. C’est douloureux d’être si bien avec ceux qui égorgent nos frères, il vaudrait mieux souffrir avec eux que d’être protégés par les persécuteurs… C’est honteux pour l’Europe : d’un mot, elle aurait pu empêcher ces horreurs, et elle ne l’a pas fait. Il est vrai que le monde a si peu connu ce qui se passait ici, le gouvernement turc ayant acheté la presse, ayant donné des sommes énormes à certains journaux, pour ne publier que les dépêches émanant de lui. Mais les gouvernements savent toute la vérité par les ambassades et les consulats.

Quels châtiments de Dieu ne se préparent-ils pas par de telles ignominies !… Je viens vous appeler à notre secours, pour nous aider à soulager, à empêcher de périr de faim plusieurs milliers de chrétiens échappés aux massacres et réfugiés dans nos montagnes : ils n’osent sortir de leur retraite de peur d’être massacrés, ils n’ont aucune ressource. C’est notre impérieux devoir de nous priver de tout pour eux, mais quoi que nous fassions, nous ne pourrons suffire à de tels besoins. »

Enfin, pour compléter le portrait de Charles de Foucauld pendant cette période si troublée, en tant de manières, et puisque nos âmes sont à nous-mêmes un mystère, puisqu’elles peuvent être heureuses et souffrir au mêmemoment, vaste domaine, avec l’orage en bas, quelque brume au-dessus et le clair tout en haut, je citerai ce billet, écrit par Frère Marie-Albéric à M. de Blic, nouvellement installé en Bourgogne, au château de Barbirey :

« C’est le bonheur de la campagne de pouvoir s’y entourer de tous ceux qu’on aime ;… avoir toujours autour de soi les âmes qu’on aime, c’est ce qui est doux… Pourquoi me suis-je en allé si loin, me direz-vous, si je sens si vivement ce bonheur ? Je n’ai nullement cherché la joie, j’ai cherché à suivre, « à l’odeur de ses parfums », ce Jésus qui nous a tant aimés…, et si j’ai trouvé des délices à le suivre, c’est sans les avoir cherchées. Mais ces délices ne m’empêchent pas de sentir profondément la douleur d’être séparé de tous ceux que j’aime. »

Les jours, les mois passaient. Le temps venait où le cinquième anniversaire des vœux simples serait révolu. À cette date, 2 février 1897, il faudrait, ou prononcer des vœux solennels, ou demander dispense, et quitter sans doute l’ordre de Saint-Bernard. Le cœur de Frère Marie-Albéric était toujours travaillé de la même obsession. « J’ai bien soif de mener enfin la vie que je cherche depuis sept ans…, que j’ai entrevue, devinée en marchant dans les rues de Nazareth que foulèrent les pieds de Notre-Seigneur, pauvre artisan, perdu dans l’abjection et l’obscurité. »

Alors, espéré mais inattendu ; arrive, à la Trappe de Cheïkhlé, le consentement de l’abbé Huvelin.

« Paris, 15 juin 1896. – Mon cher enfant, j’ai lu et relu votre lettre. Je vous ai fait bien attendre ma réponse, quand vous avez si soif ! Mais j’estimais que vous ne perdiez pas votre temps en étudiant la théologie, en prenant là des données sûres, larges, en préparant, dans cet enseignement-là, votre esprit et votre cœur pour une mysticité sûre et sans illusion…

« J’avais espéré, mon cher enfant, que vous trouveriez à la Trappe ce que vous cherchez, que vous y trouveriez assez de pauvreté, d’humilité, d’obéissance, pour pouvoir suivre Notre-Seigneur dans sa vie de Nazareth. Je croyais que vous auriez pu dire, en y entrant : Haec requies mea in sæculum sæculi ! Je regrette encore que cela ne puisse pas être. Il y a une poussée trop profonde vers un autre idéal, et vous arrivez peu à peu, par la force de ce mouvement, à sortir de ce cadre, à vous trouver déplacé. Je ne crois pas, en effet, que vous puissiez enrayer ce mouvement. Dites-le à vos supérieurs à la Trappe, à Staouëli. Dites simplement votre pensée. Dites à la fois votre estime profonde pour la vie que vous voyez autour de vous, et le mouvement invincible qui, depuis si longtemps, quoi que vous fassiez, vous porte vers un autre idéal… Non que je pense que vous êtes appelé plus haut,… je ne vous vois pas au-dessus ; oh ! non, je vois que vous vous sentez soulevé ailleurs.

Je ne vous fais donc plus attendre. Montrez ma lettre, parlez. Écrivez à Staouëli. J’aurais tant voulu vous garder à une famille où vous êtes aimé, à laquelle vous auriez pu donner beaucoup !… Je trouve, mon enfant, qu’on vous a bien dirigé et formé à la Trappe ; mais, invinciblement, vous voyez autre chose. Oh ! que je prie pour vous ! »

» Vingt-neuf ans, aujourd’hui que je suis prêtre ! Que j’aurais aimé vous voir prêtre, vous ! »

À peine a-t-il pris connaissance de cette bienheureuse lettre, Frère Marie-Albéric soumet à son directeur le brouillon d’un règlement pour la future communauté des Petits Frères de Jésus, travail volumineux, où l’austérité extrême du converti devenu moine s’était donné carrière. Il espérait une approbation. Mais la réponse ne fut plus la même. Dans une note intime, l’abbé Huvelin marque nettement sa pensée : « Je reçois la lettre à l’instant. Elle est accompagnée d’une longue règle des communautés de Petits Frères de Jésus, que l’on espère fonder. Règle impossible, où il y a tout, excepté la discrétion. Je suis navré. » Et, comme il est le conseiller très ferme, capable de freiner d’une main sûre, qu’il faut à ce pénitent emporté par l’ardeur jusqu’à juger les autres d’après lui-même et leurs forces d’après les siennes propres, il répond en termes non moins nets :

« Dimanche, 2 août 1896. Fontainebleau. – Si vos supérieurs vous demandent de faire encore un essai, faites-le loyalement ! Ce qui m’effraierait surtout, mon cher enfant, ce n’est pas la vie à laquelle vous pensez pour vous, si vous restez isolé,… mais c’est de vous voir fonder, ou penser à fonder quelque chose… Votre règle est absolument impraticable… À la règle franciscaine, le pape hésitait à donner son approbation ; il la trouvait trop sévère, mais à ce règlement ! À vous dire vrai, il m’a effrayé ! Vivez à la porte d’une communauté, dans l’abjection que vous souhaitez, mais ne tracez pas de règle, je vous en supplie ! »

Ainsi, pas de fondation, pas de compagnie : Charles de Foucauld apparaît désormais, aux yeux de ce prêtre connaisseur d’âmes, comme un solitaire né. Une seule permission lui a été accordée : celle d’essayer de vivre, hors de la Trappe, d’une vie toute cachée, en quelque coin de Syrie ou de Palestine. Encore devra-t-il se soumettre à l’épreuve d’obéissance et d’étude que, sans doute, ses supérieurs lui demanderont, avant de se ranger à un parti si singulier. Mais, sur le point principal de la vocation, de l’attrait vers la complète solitude, l’abbé Huvelin n’hésite plus, et il dit encore : « Oui, comme vous, mon cher enfant, je vois l’Orient. »

Frère Marie-Albéric écrivit donc au Père général des trappistes à Rome, le priant d’obtenir du pape les dispenses nécessaires. La réponse arriva vers la fin du mois d’août. Le supérieur général de l’ordre, avant de se prononcer, imposait une épreuve à Frère Marie-Albéric : il prescrivait à celui-ci de se rendre d’abord à la Trappe de Staouëli, où des instructions seraient envoyées.

Le religieux répondit qu’il se soumettait de tout son cœur à ce qu’on lui ordonnerait, et partit par le plus prochain paquebot.

« Alger, 25 septembre 1896. – Arrivé à Marseille mercredi à 5 heures du soir, j’en suis reparti une heure après, sur le paquebot d’Alger. Songez au temps que j’ai passé en Algérie, à la vie que j’y ai menée, à mon impiété absolue d’alors, demandez pardon pour moi… »

Il se rend tout de suite à la Trappe de Staouëli, et voici ce qu’il apprend :

« 12 octobre 1896. – Je veux vous dire tout de suite une nouvelle qui vous causera beaucoup de joie :… l’épreuve qui m’est imposée est d’aller étudier la théologie, à Rome, pendant environ deux ans.

« Je pars dans quinze jours, vers le 25. C’est le Père Louis de Gonzague qui a décidé cela dans sa grande affection pour moi. C’est un grand bienfait de me faire boire ainsi à la source la plus pure de l’enseignement religieux, et cette faveur s’accorde rarement dans notre ordre… Je serai à Rome avec sept autres religieux, à la maison généralice, où nous vivrons sous la surveillance du révérendissime Père général et de son conseil ; nous irons de là assister aux cours du Collège romain.

« Vous sentez que mes désirs ne sont nullement changés, ils sont plus fermes que jamais : mais j’obéis avec simplicité, avec une extrême reconnaissance, et avec confiance qu’à la suite de cette longue épreuve la volonté de Dieu se manifestera, bien clairement, pour nous tous qui n’avons qu’un seul désir, connaître la volonté de Dieu pour la faire quelle qu’elle soit, et nous y jeter de tout notre cœur et de toutes nos forces. »

L’obéissance, la simplicité de cœur éclatent dans cette acceptation de l’épreuve imposée. Le Père général ne cherchait pas autre chose, comme l’événement le prouva par la suite. Mais Charles de Foucauld n’en savait rien. Il avait demandé à sortir de l’ordre, et, avant de lui accorder ses dispenses, on imposait à cette ardente nature deux ans d’attente. Il obéissait, non seulement sans murmure, mais avec gratitude ; il acceptait d’être retenu sous la règle de la Trappe, longtemps après que le cinquième anniversaire de ses vœux aurait été atteint.

Combien de temps demeure-t-il à Staouëli ? Quelques semaines. Et tout de suite, il forme des amitiés ; et tout de suite il est en vénération à ses frères : le souvenir de son passage est encore vivant parmi eux, comme celui d’un événement d’importance majeure. À plus de vingt ans de distance, l’un de ces témoins d’autrefois, interrogé au sujet du Père de Foucauld, s’est souvenu avec émotion de Frère Marie-Albéric, et a répondu : « J’étais alors novice. Quelle édification il produisait sur toute la communauté ! À l’église, ses yeux étaient toujours fixés sur le Saint-Sacrement. Il ne croyait pas, il voyait. Il vivait de rien, se contentant de manger les légumes qu’il trouvait sur sa soupe, sans toucher à la soupe elle-même, ni à rien autre chose, et cela seulement une fois par jour, à midi. Il ne dormait que deux heures. Il veillait jusqu’à minuit, dans une petite chapelle d’infirmerie d’où l’on pouvait apercevoir le Saint-Sacrement. À minuit, il allait prendre un peu de repos, et à 2 heures, il était au chœur avec la communauté. »

Quelques jours se passent : le voici à Rome. Il demeure dans la maison généralice, 95, via San Giovanni in Laterano. Là, il fait tout ce qu’on lui a dit de faire, il redevient étudiant parmi des clercs plus jeunes que lui ; sa forte volonté le maintient dans l’obéissance, et le sauve, en vérité.

« 19 novembre 1896. – Vieux, ignorant, sans habitude du latin, j’ai grand peine à suivre les cours… Je serai un âne en théologie comme en tout… »

« 7 décembre 1896. – S’il plaît à Dieu, je passerai très probablement trois ans ici ; cette année, je fais uniquement de la philosophie. Je prends cela comme une épreuve que je tâche d’accomplir le mieux possible, avec obéissance et reconnaissance,… mais en désirant, avec une ardeur croissante, une autre vie…

« Pardonnez-moi si mes réponses ne sont pas longues. En conscience, je suis obligé de beaucoup étudier,… avec mon peu de mémoire, mes trente-huit ans et ce peu de temps, j’ai bien du mal à me tirer d’affaire, et je dois tâcher de profiter des sacrifices que mes supérieurs font pour moi, par une bonté bien pure et bien désintéressée, puisqu’ils sont si pleinement au courant de mes désirs. »

À Staouëli, Frère Marie-Albéric s’était lié avec le Père Jérôme : les lettres qu’il lui envoie de Rome sont de précieux documents. Il semble que l’âme s’y livre toute, qu’on la voie là dans ses pensées, dans sa prière habituelle, et qu’on y reconnaisse également tous les caractères d’une amitié qui ne fleurit guère qu’au cloître ou aux environs, sur les montagnes.

« Rome, 8 novembre 1896. – Après ce départ d’Alger, si douloureux pour tous, mais qui a eu ce bien de nous donner l’occasion d’offrir un sacrifice au bon Dieu, – et c’est encore le plus grand bien, le seul vrai bien qu’il y ait dans la vie, celui qui nous unit le plus à ce Sauveur béni, – quand on aime, qu’est-ce qu’il y a de plus doux que de donner quelque chose à ce qu’on aime, surtout de lui donner quelque chose à quoi on tient, de souffrir pour l’amour de lui, de lui donner tout le sang de son cœur… Je voulais vous parler de notre arrivée à Rome, mais voici que j’en suis encore au départ d’Alger… C’est qu’il m’a été si douloureux !… Mais Dieu en soit béni et bénie soit toute douleur !

Nous sommes arrivés à Rome vendredi à une heure et demie après midi ; nous ne sommes pas descendus à la station de San Paolo qui est près de Saint-Pierre, c’était peu faisable, et nous en avons béni le bon Dieu : si nous étions descendus là, il nous aurait fallu prendre fiacre sur fiacre, et cela m’aurait fait une vraie peine d’entrer si peu pauvrement, dans cette ville où saint Pierre et saint Paul entrèrent tous deux si pauvres, si misérables, et saint Paul enchaîné… Nous sommes donc allés à pied de la gare à la procure, et, sur notre passage, nous nous sommes arrêtés à deux églises où nous avons adoré le Saint-Sacrement dès notre premier pas à Rome, pour lui demander d’y vivre conformément à sa volonté… »

Il raconte qu’il passe fréquemment devant le Colysée, « où tant de martyrs ont donné, avec une telle joie et un tel amour, leur sang pour Notre-Seigneur Jésus ! Comme Notre-Seigneur a été aimé dans cette enceinte ! Quelles flammes d’amour se sont élevées de là vers le ciel ! Que sommes-nous à côté de ces âmes-là ? Et pourtant, nous avons des cœurs comme eux, Notre-Seigneur nous aime autant qu’eux, et nous pouvons, et nous devons autant l’aimer… Ô mon Père, comme nous devons aimer ! Comme vous et moi il faut que nous tâchions d’aimer ce divin Époux de nos âmes ! Si nos cœurs sont capables d’aimer passionnément, et ils le sont, noyons-nous dans cet amour !… Il est à deux pas de nous, le Colysée : je puis le voir de ma fenêtre ; c’est là que saint Ignace se faisait broyer avec cette jubilation pour Notre-Seigneur !… Comme ces pierres parlent ! Quel chant d’amour monte encore aujourd’hui de ce lieu vers le ciel !

« À Saint-Paul, de mon mieux je vous ai recommandé, en même temps que moi, à cet apôtre qui a tant aimé Jésus, qui a tant travaillé pour lui, qui a tant souffert pour lui ! Puisse-t-il nous traîner à sa suite, vous et moi, et nous apprendre à aimer ! »

« 29 novembre 1896. – Mon bien cher Père, que vous avez raison de me parler longuement de Notre-Seigneur ! S’il est deux êtres sur la terre qui doivent ne parler que de Dieu, n’est-ce pas nous, dont l’amitié n’a rien de terrestre ? Que notre conversation soit donc celle des anges, mon bien cher Père… Mais tandis que les anges ont des langues d’or et des cœurs de feu, nous bégayons, et nous sommes tièdes ; faisons ce que nous pouvons,… cela nous sera une raison de nous entr’aider, de prier beaucoup l’un pour l’autre, de nous aimer d’autant plus que nous sommes plus faibles, que nous avons besoin de nous appuyer l’un sur l’autre, de loin, pour parcourir, à la suite de Notre-Seigneur Jésus, cette voie douloureuse qu’il nous a tracée : « Prends ta croix et suis-moi. » Je vous envoie une petite fleur que j’ai ramassée pour vous, en priant pour vous, dans la catacombe de sainte Cécile, au bord de son tombeau, le jour de sa fête : que cette fleur des martyrs vous rappelle, comme à moi, ce qu’ont souffert les saints, et ce que nous devons désirer de souffrir… C’est notre avantage sur les anges !… Au moins nous avons des larmes, des douleurs, peut-être, plaise à Dieu ! du sang à offrir à Notre-Seigneur, en union avec ses larmes, ses douleurs et son sang !

« … Le travail manuel est nécessairement mis au second plan en ce moment, parce que vous êtes, comme moi, dans la période d’enfance : nous ne sommes pas encore d’âge à travailler avec saint Joseph ; nous apprenons encore à lire, avec Jésus petit enfant, sur les genoux de la Sainte Vierge. Mais plus tard le travail manuel, humble, vil, méprisé, reprendra sa place, sa grande place, et alors, avec la sainte communion, les saints livres, la prière, l’humble travail des mains, l’humiliation, la souffrance, et, s’il pouvait plaire à Dieu, pour finir, la mort de sainte Cécile et de tant d’autres !… avec cela nous aurons la vie de Notre-Seigneur et Bien-Aimé Maître Jésus… Permettez-moi, à moi qui n’ai aucun droit à vous donner l’ombre d’un conseil, à moi qui ne suis ni prêtre, ni instruit, ni rien que pécheur, de vous en donner un cependant ; il n’y a qu’une chose qui m’y autorise, c’est l’amour fraternel que j’ai pour vous en Notre-Seigneur : c’est de consulter en tout, pour tout, même pour les petites choses, votre directeur ; je vous le dis parce que je me suis toujours très bien trouvé de faire ainsi, et mal trouvé de faire autrement, et je désire que vous profitiez de mon expérience. Cette habitude de demander ce qu’on doit faire, même pour les petites choses, a mille bons effets : elle donne la paix ; elle habitue à se vaincre ; elle fait regarder comme rien les choses de la terre ; elle fait faire une foule d’actes d’amour ; obéir, c’est aimer, c’est l’acte d’amour le plus pur, le plus parfait, le plus élevé, le plus désintéressé, le plus adoratif ; elle fait faire, dans les commencements surtout, pas mal d’actes de mortification… »

« Rome, 21 décembre 1896. – Je ne veux pas laisser passer les fêtes de Noël sans vous dire que je m’unirai de mon mieux à vous aux pieds de Notre-Seigneur Jésus en ces jours de bénédiction… Voilà donc Notre-Seigneur en route pour Bethléem ; cinq jours de marche, probablement, le dernier de deux ou trois heures : de Nazareth à En-Gannim, de là à Sichar, de là à Béthel, de Béthel à Jérusalem, enfin de Jérusalem à Bethléem. Dans quel amour, dans quel recueillement, la Sainte Vierge devait faire ce voyage ! Avec quel désir brûlant du salut des hommes, pour lesquels le Fils de Dieu était descendu dans son sein !… Pendant tous les instants de ce voyage, Notre-Seigneur ne voyait pas seulement sa Mère et saint Joseph, et les anges qui l’adoraient ; il voyait le présent et le futur, et tous les instants de la vie de tous les hommes ; et ce Cœur Sacré éprouvait déjà cette douleur immense qui a été son partage durant toute sa vie mortelle, à la vue des péchés, des ingratitudes, de la damnation de tant d’âmes. Et il éprouvait aussi, à côté de la consolation profonde que lui donnait la sainteté de sa mère, une consolation moindre, mais réelle, à la vue de toutes les âmes des saints, de toutes les âmes qui l’avaient aimé et l’aimeraient un jour, de tous les cœurs qui s’uniraient à celui de Marie pour s’efforcer de ne battre que pour lui… Serons-nous de ces derniers, mon bien cher Père ? Serons-nous, pour ce Sauveur béni, une consolation ou une peine ?… Si Noël est le commencement de nos joies, c’est le commencement des douleurs de Jésus… Noël n’est qu’à huit jours de la Circoncision… Bethléem n’est qu’à huit kilomètres de Jérusalem. Quand on est en Palestine, cela frappe douloureusement : après avoir passé la Noël de 1888 à Bethléem, avoir entendu la messe de minuit et reçu la sainte communion dans la grotte, au bout de deux ou trois jours, je suis retourné à Jérusalem. La douceur que j’avais éprouvée à prier dans cette grotte qui avait résonné des voix de Jésus, de Marie et de Joseph, et où j’étais si près d’eux, avait été indicible… Mais, hélas ! après une heure de marche, le dôme du Saint-Sépulcre, le Calvaire, le mont des Oliviers se dressaient devant moi, il fallait, qu’on le veuille ou non, changer de pensées et se retrouver au pied de la Croix. »

L’étude de la théologie, quelques promenades dans Rome, des lettres comme celles qu’on vient de lire ou qu’on lira plus loin, c’est, avec la prière, l’emploi de cette fin de l’année 1896, et des deux premiers mois de la suivante. Cependant, si fort ancré que l’on soit dans l’obéissance, on ne peut manquer de s’apercevoir que les dates approchent où quelque changement doit survenir, quelque ordre nous être donné, qui nous instruira de l’avenir. Frère Marie-Albéric songeait au 2 février. Et, un peu avant cet anniversaire, il faisait à un ami – qui n’est pas, cette fois, le Père Jérôme – l’exposé des hypothèses, le calcul des probabilités.

« Cette fin de mois et le commencement du mois prochain sont graves pour moi : le 2 février, il y aura cinq ans que j’ai fait mes premiers vœux. Aux termes des constitutions, je dois, à cette date, faire mes vœux solennels ou quitter l’ordre… Pour rester dans l’ordre encore deux ans et demi, sans faire mes vœux solennels, il faudrait une dispense du Saint-Siège, qui ne s’accorde que pour de fortes raisons. Mon Père maître ne croit pas qu’ici il y ait des motifs suffisants pour demander une dispense. Il pourrait donc se faire que je sois obligé de prendre un parti définitif d’ici à quelques jours,… cela dépendra du révérendissime Père général qui arrivera demain ou après-demain… Le jour où ma vocation semblera clairement connue de mon Père général et de mon Père maître, et qu’il leur semblera évident que le bon Dieu ne me veut pas à la Trappe (du moins comme Père), ils me le diront, et m’engageront à me retirer, car ils sont trop consciencieux pour vouloir me retenir un seul jour, quand ils voient que la volonté de Dieu est ailleurs. »

Il acceptait de vivre ainsi trois années ! Ses supérieurs n’eurent pas besoin d’une aussi longue épreuve pour être sûrs qu’une vertu si humble pouvait vaincre les dangers d’une vie solitaire parmi les hommes. À la perfection de son obéissance, ils reconnurent que l’appel qu’il entendait depuis les premiers temps de son entrée à la Trappe n’était pas celui d’un orgueil déguisé.

Le Père général de l’ordre, qui était en voyage, arrivait à Rome le 16 janvier 1897. Tout de suite, il se préoccupait de faire juger, par les membres de son conseil, le cas de Frère Marie-Albéric. Celui-ci ne se doutait de rien. Le Père général le fit venir, lui dit que le moment était venu d’examiner quels étaient les desseins de Dieu sur son serviteur Charles de Foucauld, et que, si les Pères, ayant prié, étudié, réfléchi, reconnaissaient que celui-ci avait une vocation exceptionnelle, hors de la règle de Saint-Benoît et de Saint-Bernard, il faudrait qu’il la suivît, sans plus tarder, et de tout son cœur.

« Je lui ai exposé, par écrit, l’état de mon âme ; puis il a réuni son conseil, et là, devant Dieu, n’ayant plus qu’une seule chose en vue, sa volonté, le Père général et tous les membres du conseil, à l’unanimité, ont déclaré que le bon Dieu m’appelait à une vie particulière de pauvreté et d’abjection, et qu’il fallait que j’y entre sans plus tarder. Par conséquent, on va me donner une dispense, et on m’ouvre toutes les portes pour que je puisse suivre, sur-le-champ, l’appel de Dieu. Notre bon Père général m’a dit cela hier. Il m’a dit en même temps que, selon lui, je devais, pour la question de vocation, rester dans l’obéissance, mais qu’en cela et en tout, le mieux pour moi était de m’adresser non à lui, mais à M. l’abbé. Je lui ai écrit hier soir. Aussitôt que j’aurai sa réponse, je partirai. Vous savez que je veux être familier dans un couvent d’Orient, M. l’abbé me désignera lequel, et je m’y rendrai. »

« Mon cher enfant, répondit M. Huvelin, j’ai peur pour vous d’une autre Trappe, où je vous aimerais mieux cependant. Les mêmes pensées viendront vous y visiter, la même comparaison de la vie que vous verrez et de celle que vous poursuivez. Je préfère Capharnaüm ou Nazareth, ou tel couvent de Franciscains ; pas dans le couvent, à l’ombre seulement du couvent, demandant seulement les ressources spirituelles, et vivant de la pauvreté, à la porte. Ne pensez pas à grouper des âmes autour de vous, surtout à leur donner une règle. Vivez de votre vie, puis, s’il vient des âmes, vivez ensemble de la même vie, sans réglementer rien. Sur ce point, je suis très net.

« J’admire la bonté, la simplicité du Père général ; j’admire la charité de ces bons Pères, qui vous aiment, et qui se séparent de vous. Je suis touché de leur manière de faire avec vous. »

Les trappistes eurent la courtoisie, la délicieuse attention d’offrir un billet de passage, sur le paquebot, à celui qui cessait d’être Frère Marie-Albéric, et de le porter ainsi jusqu’au « couvent de franciscains ».

« Quelle grâce Dieu me fait ! répondait Charles de Foucauld… Comme il est bon de m’avoir fait venir si loin, à Rome, pour donner à ma vocation la confirmation la plus pleine, la plus entière qui soit possible en ce monde !

Je croyais venir à Rome étudier : j’y suis venu pour être envoyé, sans le demander, par la main même de notre général, suivre l’attrait qui m’appelait depuis si longtemps. »

La nouvelle que Frère Marie-Albéric était sorti de la Trappe, courut vite, du couvent de Rome, dans les autres monastères où il était connu. Elle fit pleurer plus d’un vieux moine. L’un d’eux, l’ancien prieur de Notre-Dame d’Akbès, devenu abbé de Staouëli, écrivit même : « En nous quittant, il m’a fait la plus grande peine que j’aie éprouvée dans ma vie. »

Charles de Foucauld avait passé sept ans à la Trappe. Toute sa vie, il conservera le plus grand respect, la plus grande gratitude pour l’ordre vénérable qu’il a quitté ; il reviendra même, plus tard, demander à la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges de le recevoir, pendant plusieurs mois, comme hôte et comme ami.

Un de ses premiers soins n’est-il pas, dès à présent, d’aviser le père Jérôme du grand événement qui transforme en un séculier le Frère Marie-Albéric, et va le faire changer d’habit, de règle et de décor.

« Rome, 24 janvier 1897. – Je crois que c’est ma vocation de descendre… ; toutes les portes me sont ouvertes, pour cesser d’être religieux de chœur et descendre au rang de familier et de valet. J’ai reçu hier cette nouvelle de la bouche même de mon bon, excellent Père général, dont la bonté pour moi me touche tant !… Mais là où j’ai eu besoin d’obéissance, c’est qu’avant qu’il ait pris cette décision, j’avais promis au bon Dieu de faire tout ce que me dirait mon Père révérendissime, à la suite de l’examen de ma vocation auquel il allait se livrer, et tout ce que me dirait mon confesseur. De sorte que si l’on m’avait dit : « Vous allez faire vos vœux solennels dans dix jours, et ensuite vous recevrez les saints ordres », j’aurais obéi avec joie, certain que j’aurais fait la volonté de Dieu… Et maintenant encore, je suis entre les mains de Dieu et de l’obéissance. J’ai demandé où il faudra aller en partant d’ici, dans quelques jours : ce sera en Orient ; mais dans quelle maison, je l’ignore entièrement. Le bon Dieu me le dira par la voix de mon directeur… Vous voyez que j’ai besoin des prières de mon frère… Je vous fais descendre aussi, mon si cher frère : être frère d’un domestique, d’un familier, d’un valet, ce n’est pas brillant aux yeux du monde… Mais vous êtes mort au monde, et rien ne peut vous faire rougir…

« Merci de m’ouvrir votre cœur sur vos désirs du sacerdoce : je bénis Dieu de toute mon âme de ce qu’il vous a inspiré ce désir : je ne doute pas une minute que ce ne soit votre vocation, et j’en remercie Dieu du fond du cœur… Il n’est pas de vocation au monde aussi grande que celle du prêtre : et en effet, ce n’est plus du monde, c’est déjà du ciel… Le prêtre est quelque chose de transcendant, de dépassant tout… Quelle vocation, mon cher Frère, et combien je bénis Dieu de vous l’avoir donnée !… Une fois, j’ai regretté de ne pas l’avoir reçue, regretté de ne pas être revêtu de ce saint caractère : c’est au fort de la persécution arménienne… J’aurais voulu être prêtre, savoir la langue des pauvres chrétiens persécutés, et pouvoir aller de village en village, les encourager à mourir pour leur Dieu… Je n’en étais pas digne… Mais vous, qui sait ce que Dieu vous réserve ?… L’avenir est si inconnu !… Dieu nous mène par des chemins si inattendus !… Si jamais l’obéissance vous porte vers ces plages lointaines où tant d’âmes se perdent faute de prêtres, où la moisson abonde et périt faute d’ouvriers, bénissez sans mesure. Là où on peut faire plus de bien aux autres, là on est le mieux : l’oubli entier de soi, le dévouement entier aux enfants de notre Père céleste, c’est la vie de Notre-Seigneur, c’est la vie de tout chrétien, c’est surtout la vie du prêtre… Aussi, si jamais vous êtes appelé vers ces pays où ces peuples sont assis à l’ombre de la mort, bénissez Dieu sans mesure, et donnez-vous corps et âme à faire briller la lumière du Christ parmi ces âmes arrosées de son sang ; on peut le faire à la Trappe avec un fruit admirable ; l’obéissance vous en fournira les moyens… »

Charles de Foucauld, en annonçant son prochain départ pour l’Orient à son beau-frère, lui avait demandé de garder le secret :

« La nouvelle vie que je vais commencer sera beaucoup plus cachée, beaucoup plus solitaire que celle que je quitte. Je désire que vous seuls sachiez où je suis : ne dites donc pas que je suis en Terre sainte, dites seulement que je suis en Orient, menant une vie très retirée, n’écrivant à personne, et ne voulant pas qu’on sache où je suis. »

Charles de Foucauld quitte Rome dans les premiers jours de février, pour s’embarquer à Brindisi. Il va mener la vie qu’il a rêvée ; elle sera extraordinaire, taillée à la mesure de l’homme. Naturellement, il est persuadé qu’il entre pour toujours sur la terre d’Asie, où ses ossements reposeront plus tard à côté de la poussière des patriarches. Il se trompe : d’autres contrées plus sauvages l’attendent, et d’autres travaux ; Nazareth et Jérusalem ne seront encore pour lui que de très belles expériences, deux marches de la Scala Santa qu’il a commencé de gravir.

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