CHAPITRE IX LES TOURNÉES D’APPRIVOISEMENT

On se mit donc en route le 13 janvier 1904, au matin. Frère Charles s’était joint à un gros convoi, escorté par cinquante soldats, que commandait le lieutenant Yvart, du 2e chasseurs d’Afrique. Il partait, selon la jolie formule d’une de ses lettres, avec le catéchumène Paul, « une ânesse portant la chapelle et les provisions, l’ânon qui ne portait rien, des sandales neuves, et deux paires d’espadrilles ».

Son ami, le capitaine Regnault, craignant pour lui la fatigue d’un tel voyage, celle surtout de la première étape, avait donné l’ordre à deux mokhazenis d’accompagner un peu de temps le convoi, et leur avait confié un cheval de main, sur lequel Frère Charles aurait pu monter, en cas de besoin. Mais ils revinrent bientôt, racontant que le marabout avait persévéré dans son idée, et soutenu la marche comme un jeune homme, derrière l’ânesse et l’ânon.

Nous avons, sur l’itinéraire suivi par la colonne, les indications précises du diaire. La première agglomération humaine, de quelque importance, vers laquelle on se dirigeait, était Adrar, capitale du Touat. Mais, en chemin, sur le carnet, Frère Charles note tous les points où l’on fait halte pour la nuit, les petits ksours qu’il a visités, les campements, les puits, les palmiers même rencontrés, et la distance parcourue. Partout où il le peut faire, il entre en relations avec les indigènes, distribue quelques remèdes, des aumônes, et regrette de n’avoir pas de graines de légumes à donner à ces très pauvres gens. Il cause avec eux. Il est bien accueilli. Les soldats se confient à lui. Chaque matin, sous la tente, la messe a pu être célébrée. Il se réjouit du bien qu’il a pu faire, inégalement sans doute, à ses paroissiens errants, aux chrétiens et aux autres.

Après dix-huit jours de route, le1er février, le convoi entre à Adrar. « J’y trouve, écrit le Père de Foucauld, le commandant Laperrine, qui me donne, chez lui, une pièce que je transforme en chapelle. Le commandant m’apprend que, des six grandes fractions qui forment le peuple touareg, Azdjers, vers Rât ; Kel-Oui (Ahir) ; Hoggar (Djebel Ahaggar) ; Taïtoq (Ahnet) ; Iforas (Adrar de l’est) ; Illemeden (bords du Niger), trois ont fait leur soumission entre ses mains, cette année, c’est-à-dire depuis douze mois : les Iforas, les Taïtoq et les Hoggar. Le chef de ces derniers, la plus importante, la plus guerrière des six fractions, celle qui a massacré le colonel Flatters et s’est montrée, jusqu’à ce jour, la plus ennemie des chrétiens, est en ce moment même à In-Salah, où il vient d’arriver avec quatre-vingts notables Hoggar, pour faire sa soumission, et présenter celle de sa tribu. Ces nouvelles sont très graves, car elles montrent tout le pays touareg, si fermé jusqu’ici aux chrétiens, ouvert à partir d’aujourd’hui. Le commandant Laperrine est disposé à faciliter de toutes ses forces mon entrée, mes voyages, mon établissement. Il m’offre de lui-même de l’accompagner dans la très importante tournée qu’il compte faire parmi ses nouveaux sujets de l’Ahnet, de l’Adrar et du Hoggar. Je crois qu’il n’accordera pas ces facilités à d’autre prêtre que moi ; j’accepte donc, en remerciant Dieu du bien qu’il me donne à faire, et en le suppliant de me rendre fidèle. Peut-être, dans sa prochaine tournée, qui commencera dans cinq à six semaines, le commandant Laperrine poussera-t-il jusqu’à Tombouctou. S’il le fait, je l’accompagnerai, car, plus je voyagerai, plus je verrai d’indigènes, plus aussi je serai connu d’eux, et j’espère entrer en possession de leur amitié et de leur confiance… Le lieu le meilleur pour étudier le touareg (tamahaq) est Akabli, où tous les habitants le parlent, et où il y a sans cesse des caravanes touarègues. Il est donc décidé que j’y vais aller et y étudier le touareg de toutes mes forces, jusqu’à ce que le commandant Laperrine vienne me prendre pour le suivre dans sa tournée. »

Frère Charles repart donc pour In-Salah, d’où il gagnera Akabli, lieu d’études. Il fait route avec un autre officier, le lieutenant Besset, et le diaire reprend l’énumération des étapes, 32, 35, 40, 45, 60 kilomètres, et des points d’arrêt qui sont ainsi désignés, dans cette région, cinq fois sur six journées de route : « désert ». Il s’arrête trente-six heures seulement à In-Salah, passe à Tit, où il note les visites qu’il a faites au caïd, le marabout Sidi-Ali, et s’installe à Akabli le 20 février. Son premier soin est de voir le sergent Brun, commandant le détachement des Sahariens d’Aoulef, le sergent commandant les puisatiers, le caïd, son khalifa, et d’autres ; et, dès le lendemain, il commence à prendre des leçons de tamacheq, d’un homme du Settaf, qui a longtemps voyagé chez les Touaregs.

Le séjour à Akabli dure un peu plus de trois semaines. Frère Charles s’inquiète d’avoir tant d’aumônes à répandre, dans ce très prochain voyage, qu’il va entreprendre en pays tout nouveau, hier encore ennemi, et de l’achat qu’il faudra bien faire, pour suivre Laperrine, d’un chameau de course et d’un chameau de bât. Où trouver cet argent ? Le mieux est d’écrire à la famille et de quêter ; au fait, qui va être l’aumônière élue ? Il songe, se décide, note les arguments qui ont fixé son choix, et, bien assuré que, dans six mois au plus, la somme qu’il a demandée sera parvenue à son trésorier, le chef du bureau arabe de Beni-Abbès, il confie à son journal de route les permissions extraordinaires que le Père Guérin lui a données, pour la célébration de la messe pendant les grands voyages. « Permission de célébrer la messe une heure après minuit ; d’user de tout luminaire, si la cire des abeilles vient à manquer ; de célébrer même sans luminaire, dans ces régions très reculées qui ne produisent point d’olives, et où les lampes ne trouvent donc pas d’aliment. » Ces formules, transcrites en latin et reproduites du droit canon, font une curieuse figure de civilisation, entre les pages du diaire toutes pleines de noms barbares.

Les semaines d’Akabli sont des semaines de travail et de recueillement. Frère Charles sera toute sa vie un travailleur extraordinaire. Il ne perd pas une heure. Ses notes ne renferment aucun élément pittoresque ; il écrit : « Les populations de cette région, comme celles du Maroc, parlent moins l’arabe que le berbère, vieille langue du nord de l’Afrique et de la Palestine, celle que parlaient les Carthaginois, celle de sainte Monique, dont le nom, berbère et non grec, signifie « reine ». Je l’avais apprise autrefois, et oubliée ; je m’y remets un peu, pour pouvoir causer avec tout le monde. » Mais ce grand travailleur est avant tout un prêtre. Ses carnets comme ses lettres seront toujours marqués du signe de la croix. La pensée du Christ lui rend la science plus précieuse, et plus chère la pauvreté. « Entre autres douceurs, j’en ai une que je demandais à Jésus depuis longtemps : c’est d’être, pour l’amour de lui, dans des conditions analogues, comme bien-être, à celles où j’étais au Maroc pour mon plaisir. Ici, comme installation, c’est la même chose. »

Le 14 mars, le commandant Laperrine, fidèle au rendez-vous, sort d’Akabli avec son compagnon et ami, qui, cette fois, monte un méhari. Son intention est bien de pousser jusqu’à Tombouctou. Il passera par In-Ziz, l’Ahnet, l’Adrar, Timissao, In-Ouzal, Mabrouk ; s’arrêtera peu de jours à Tombouctou, et reviendra par l’Adrar et le Hoggar. « Si l’état des esprits s’y prête, écrit le Père de Foucauld, notre pensée est qu’au retour on me laissera chez les Hoggar, et que je m’y fixerai. » Laperrine a sous ses ordres les lieutenants Bricogne, Nieger, Besset.

Le premier jour, on ne parcourt que 12 kilomètres et l’on s’arrête dans le désert ; le 15 au soir, on campe dans le lit de l’oued Keraan, dans le désert, après 50 kilomètres de marche ; le 16 dans le désert, près du puits de Tin-Tenaï ; le 17 dans le désert ; le 18 dans le désert, où l’on bivouaque un jour ; le 20 dans le désert encore ; le 23, au puits de Tintagart, le commandant reçoit la visite d’Aziouel, successeur désigné de l’amenokal des Taïtoq. Près d’autres puits, on reçoit la visite de guerriers Taïtoq ou Kel Ahnet ; on s’arrête, pendant la grande chaleur, près d’un campement de nomades. « Tournée pacifique, paternelle, d’apprivoisement, d’encouragement, de mise en confiance et en amitié, vraie tournée épiscopale. » Politique française, dirons-nous encore, seule digne d’une nation qui ne domine un pays que pour le pacifier, une race étrangère que pour l’élever, et qui n’a pas plutôt cessé de combattre, de punir, de soumettre, qu’elle dépose toute colère, même légitime, et n’emploie son génie qu’à se faire aimer. Frère Charles n’a pas abandonné son espoir qu’un jour les petits Frères du Sacré-Cœur entreprendront – lui vivant ou lui mort, peu importe ! – de donner à ces pauvres du désert le plus beau cadeau que la France puisse leur apporter : Jésus-Christ. Le soir du jeudi saint,1er avril, arrêté dans l’oued In-Ziza, à 4 kilomètres du puits, il médite et rêve ainsi. « Le puits d’In Ziza est un puits dans le roc, au fond duquel il y a une source d’eau excellente et abondante en tout temps. Toute caravane peut toujours s’y abreuver. Nous y rencontrons deux caravanes, allant de Gogo à Akabli, l’une d’Iforas, l’autre de gens d’Akabli ; chacune est de cinq à six hommes, quelques chameaux, des moutons. Lorsqu’il pleut, l’oued In-Ziza se couvre d’une végétation abondante. Il y a quatre ans, après des pluies, 500 tentes, – Hoggar, Ahnet, Iforas, – y passèrent plusieurs semaines, buvant au puits. C’est un lieu où on pourrait fonder une fraternité, car il est : 1° très désert ; 2° lieu de passage de voyageurs ; 3° assez pourvu d’eau pour qu’on puisse toujours boire : 4° assez pourvu de terre pour que quelques petits jardins soient possibles. »

Même vœu, quelques jours plus tard, le 6 avril, lorsque la colonne s’arrête au puits de Timissao, le plus beau qu’elle ait rencontré, un puits où toute caravane peut s’abreuver, « non seulement sans le tarir, mais sans que l’eau soit moins limpide. Ce serait encore le lieu le meilleur pour établir une fraternité, oui, préférable à In-Ziza, car tout se trouve prêt, l’eau, la terre aisément cultivable aux abords du puits, et même le logement, puisque à peu de distance, dans la paroi d’un rocher à pic, « il y a une très grande grotte naturelle, couverte d’inscriptions, entourée de plusieurs autres moindres,… qui feront un excellent logement pour les Frères, tant qu’ils seront peu nombreux… S’établir dans la grotte avec des dattes et de la farine, commencer un petit jardin, faire couvrir d’une coupole le puits ; avoir toujours, à la disposition des voyageurs, des cordes, et, pour les pauvres, quelques dattes ou un peu de farine. »

À mesure que la mission pénètre plus avant, dans cette région où elle est engagée, elle reçoit de plus nombreuses visites d’indigènes touaregs, des tribus ralliées, Iforas, Taïtoq ou Hoggar. Un soir, un de nos plus acharnés ennemis, le marabout Abidin, qui nous a longtemps combattus, fait parvenir au commandant un message de paix assez insolent. Il a établi ses tentes à quelque distance ; il ne vient pas ; mais il envoie son messager qui saluera le grand chef. Laperrine, connaisseur du désert, fait répondre au marabout qu’il lui accorde la paix, l’aman, le pardon. Et l’autre promet alors une visite, qu’il fera à brève échéance, avec le prince des Hoggar, l’amenokal Moussa ag Amastane.

J’imagine le commandant mettant son méhari à droite de celui de Frère Charles, et parlant à son ami du pays Hoggar, où, dans quelques semaines, la mission va entrer. Car, les notes, éparses dans le diaire, et que je résumerai, ont été jetées sur le carnet, le soir, après les conversations pendant la marche. Elles sont encore parlées. Et qui pouvait être un meilleur maître, un informateur aussi sûr que Laperrine ?

« Le Hoggar, c’est un pays de montagnes et de hauts plateaux. La température y est donc plus fraîche que celle dont nous pensons parfois mourir ici. Dans la plupart des fonds, vallées, ravins, il y a des arbres, gommiers et éthels surtout : j’en ai vu de magnifiques. Le Hoggar s’étend, en latitude, du Djebel-Oudan au village de Tamanrasset ; en longitude, de l’oued Igharghar à Abalessa. On peut dire qu’il a quatre portes : In-Amadgel est la porte du nord ; Abalessa la porte de l’ouest ; Tazerouk, celle de l’est ; Tamanrasset, la porte du sud. Le village de Tit en est le centre : village fameux par le combat que le lieutenant Cottenest dut soutenir contre les Hoggar, et qui amena la soumission de tout le pays. Vous retrouverez, parmi ces pasteurs, quelques traits qui rappellent notre moyen âge : des nobles peu nombreux qui sont pauvres ; des Dag-Rali, fraction vassale, bien réduite depuis les pertes que Cottenest lui a infligées ; une autre fraction, qui n’est ni noble, ni vassale, fraction nombreuse et riche, – relativement, – une bourgeoisie nomade si vous voulez, et des Harratins, nègres du Touat ou du Tidikelt, esclaves affranchis ou descendants d’affranchis, et qui, seuls, cultivent un peu la terre. Cependant, ils ne peuvent être confondus avec nos anciens serfs attachés à la glèbe : ils sont libres de quitter le pays ; on peut les considérer comme des ouvriers étrangers. Leur part est nulle dans les affaires publiques. Et tout cela obéit, plus ou moins, à l’amenokal, roi sans faste, sans train particulier, qui n’a pour signe de son autorité qu’un gros tambour placé devant sa tente, et de qui l’autorité, variable comme celle des premiers Capétiens, dépend de la valeur de l’homme et du nombre des vassaux. Je vous ferai connaître Moussa, l’amenokal d’aujourd’hui, et je vous conterai son histoire. »

Ainsi va la mission, bien en paix, jusqu’au 16 avril. Ce jour-là, au puits de Timiaouin, dans le désert, la troupe du commandant Laperrine, arrivant vers le soir, rencontre une colonne française composée de vingt-cinq tirailleurs soudanais, de dix Kenata auxiliaires, et commandée par deux officiers. Cette troupe est partie de Tombouctou ; prévenue de la marche du commandant, elle a passé par Aslar, Souk, Attalia, Tessalit ; elle vient pour s’expliquer avec le chef de la mission du nord, et pour lui faire abandonner le projet de traverser le Sahara jusqu’à Tombouctou. Si étrange que paraisse une pareille entreprise, des Français de la colonie du Niger prétendent donc empêcher des Français de la colonie algérienne de voyager dans les territoires du sud, dans la région qu’ils considèrent comme une dépendance administrative du poste de Tombouctou. Les limites n’avaient pas été déterminées par l’autorité supérieure, Alger ou Paris. Dès lors, le sud avait résolu de défendre son morceau de Sahara. Les têtes s’étaient montées. Dans ces climats extrêmes, les jalousies deviennent féroces, les dissentiments dégénèrent en maladies mentales, les pires imaginations peuvent s’emparer d’un honnête homme et, s’il ne réagit pas, le dominer entièrement. Dès le premier salut échangé, le commandant Laperrine comprend que c’est à lui d’être le plus sage. Très maître de lui-même, il parlemente avec ses camarades du Niger ; il s’aperçoit que ceux-ci ne pardonnent pas même aux Iforas de s’être soumis à la France par l’intermédiaire de l’Algérie ; qu’à les entendre, cette tribu aurait dû demander l’aman aux autorités nigériennes. Le différend est grave, la discussion calme est impossible. Et la nuit vient. Laperrine rompt l’entretien, prend ses dispositions pour que le conflit n’éclate pas entre les deux troupes en présence, puis réfléchit. Avant tout, pas de violence ni d’éclat ! Il cédera, quelque dur que soit le sacrifice. Au jour, les deux troupes s’étaient déjà séparées, et le commandant, renonçant à une gloire enviée, celle d’avoir traversé pacifiquement le désert de part en part, retournait sur ses pas. Mais il avait obtenu que le chef de la troupe du Niger se retirât de son côté, immédiatement, sans inquiéter ni molester les Iforas soumis. La question des zones d’influence serait tranchée par le ministre, plus tard. Et c’est ce qui fut fait.

Le Père de Foucauld, dans cette occasion, eut peine à se contenir. Ce n’est pas le voyageur subitement arrêté et obligé à rebrousser chemin qui montre son dépit ; c’est l’officier, le colonisateur, l’ami des Sahariens nomades, le prêtre, qui juge cet incident de route avec une sévérité dont je ne connais, sous sa plume, aucun autre exemple.

Cependant, il a su ne pas montrer sa réprobation. Il a voulu se taire, et s’est tu. Les officiers du sud ont abusé de la force, – c’est là son grief principal, – en traversant les campements des Iforas. Il le note, le soir même, pour lui seul, dans son diaire, et termine ainsi : « Après leur avoir fraternellement serré la main à l’arrivée, je partirai demain sans leur dire adieu… Je ne leur dis aucune parole de reproche : 1° parce que ce serait sans profit pour eux ; 2° parce que cela les éloignerait de la religion ; 30 parce que cela pourrait faire éclater un conflit entre eux et les officiers du commandant Laperrine. »

Celui-ci renonce au rêve, change de direction, et ordonne de marcher d’abord à l’est, jusqu’à Tin-Zaouaten, par 19° 57’ de latitude nord, où il rencontre plusieurs chefs touaregs et confère avec eux. On avait traversé l’Ahnet ; on revient par l’Adrar et le Hoggar. L’année est sèche et par exemple, après que la colonne a repris son chemin vers le nord, Frère Charles note qu’aux puits de Tinghaor, il a fallu soixante heures pour abreuver les cent cinquante chameaux et pour remplir les cent cinquante outres. Partout, pendant plusieurs semaines, le mot « désert » est répété dans le diaire. Un jour, Frère Charles écrit qu’il n’a pu dire sa messe, à cause d’une tempête de vent. Un autre jour, il la célèbre à midi, en arrivant à la halte. Le 17 mai, fête de saint Pascal Baylon, il prie ainsi : « Je mets sous votre protection, ô protecteur de toutes les œuvres et familles eucharistiques, le sanctuaire, la Fraternité du Sacré-Cœur de Jésus, que je voudrais fonder au cœur du pays touareg. Je vous recommande de toute mon âme la conversion des Touaregs, je vous offre ma vie pour eux. » Puis, Frère Charles développe les divers points de sa méditation : « Si je puis rester en pays touareg, comment m’y conduire ? – Qui suis-je ? que dois-je me proposer ? – Où m’établir ? – Quels aides vais-je trouver ? » et ici Frère Charles énumère : « Jésus, la Sainte Vierge, saint Joseph, sainte Marguerite, saint Pascal Baylon, saint Augustin, tous les saints, tous les anges, toutes les âmes du Purgatoire que je supplie en ce moment, toutes les bonnes âmes vivant en ce monde et qui m’aident de leurs prières, conseils, commandements, biens de toute sorte… »« Pourquoi m’établir dans ce pays ? Comment ? » Et il répond ; « Silencieusement, secrètement, comme Jésus à Nazareth, obscurément comme lui, pauvrement, laborieusement, humblement, doucement, désarmé et muet devant l’injustice comme lui, me laissant tondre et immoler comme lui, sans résister ni parler. »

À chaque instant, dans ce voyage de découverte, un puits abondant, comme à Silet, une assez belle culture de blé, comme à Abalessa, un groupe de palmiers rappelant qu’il y eut ici ou là une palmeraie, le croisement de pistes fréquentées, éveillent chez le Père de Foucauld l’image d’une Fraternité ou d’une mission à fonder, d’un village à reconstruire, d’un couvent même à bâtir.

De petits croquis sont jetés en marge du texte, des indications minutieuses pour l’emplacement des habitations, pour les meilleures méthodes d’apprivoisement à employer, les plus utiles exemples à donner. Ici un dispensaire serait d’un grand secours ; là un centre d’agriculture ou mieux d’horticulture. Ici, deux Frères suffiraient au travail ; là, il en faudrait dix au moins et dix Sœurs. Tout le long de la route, le Père de Foucauld dispose des sujets d’un ordre qui n’existe pas encore. Sa charité l’inspire, imagine et construit. Comme les grands moines défricheurs, il voit déjà une civilisation nouvelle se lever pour ces pays sauvages ; il est seul et il ne désespère pas : l’audace de ses vœux serait justement appelée folie, s’il était de ceux dont la confiance est humaine. On s’arrête cinq jours dans Abalessa. Il y célèbre la messe, le jour de la Pentecôte (22 mai), en présence de Laperrine et de plusieurs officiers, « avec grande émotion ». Le commandant y reçoit la visite de deux notables Kel-Réla, venant à marches forcées, et apportant une lettre de Moussa ag Amastane. L’un de ces notables, très proche parent de l’amenokal et son successeur désigné, Soua, est frère de la jeune fille que Moussa aimait et n’a pu épouser. – Ce roman du désert était connu là-bas. – Dans cette lettre, le chef des Hoggars se montre très bien disposé et se déclare l’ami de la France, si bien que Frère Charles se demande si l’heure n’est pas venue, pour l’ermite, de s’arrêter et de fonder l’ermitage au village de Tit, qu’on atteint le 26 mai, et qui est le plus central du Hoggar. Le commandant Laperrine croit plus sûr de ne pas encore accorder la permission. Au pas des chameaux, on continue donc l’énorme randonnée. Chaque jour, le diaire signale la présence de quelque indigène de grande tente. Le 7 juin, c’est celle d’une femme, une Taïtoq, celle-là même qui a été si courageuse lors du massacre de la colonne Flatters, qui a recueilli nos blessés et les a défendus : Tarichat Oult Ibdakan. Frère Charles avait souhaité de lui rendre visite, autrefois ; il la rencontre et la remercie. Le diaire, qui ne raconte pas, et qui ne fut point écrit pour la curiosité, porte seulement ces mots : « Elle a de quarante à cinquante ans, distinguée, parlant peu, simple et modeste d’attitude, très bien de toute manière, parle assez bien l’arabe. » Cependant quelques pages plus loin, pour ne pas être trop incomplet, et pour se rappeler mieux, sans doute, la commission qu’il a accepté de faire, Frère Charles, au moment de quitter le campement où sont les tentes de Tarichat, ajoute ces mots : « Elle me charge d’écrire, de sa part, au tirailleur Amer, qu’elle a sauvé, rapatrié, qui lui a promis son pesant d’argent, et ne lui a jamais rien envoyé. Elle a des dettes : et 50 ou 100 douros lui feraient bien plaisir. »

L’esprit toujours occupé de ce qui pourra servir ses frères touaregs, il profite de cette halte dans le désert, pour rédiger une très longue note, où il résume l’expérience qu’il vient de faire dans ces cinq mois de voyage, de visites, de conversations avec les indigènes et avec les officiers sahariens, et il intitule cette note : Observations sur les voyages des missionnaires dans le Sahara. On peut dire que tout s’y trouve, et dans l’ordre voulu. Que doit faire le missionnaire pour bien garder son âme ? Quelles provisions doit-il emporter, et comment choisir le méhari et le chameau de bât ? Quelle place le missionnaire doit-il occuper dans le convoi militaire ou civil ? Doit-il manger avec les officiers ? etc. Je commence par citer la réponse à ces dernières questions : « Que les missionnaires soient seuls, chaque fois que cela est possible, dit le Père de Foucauld ; qu’ils mangent seuls, pour perdre moins de temps et en donner davantage aux exercices spirituels et aux bonnes œuvres, pour ne pas être obligés d’entendre souvent des conversations coupables, pour ne pas diminuer le respect qu’on a pour eux en faisant connaître leurs défauts, pour être aussi plus abordables aux pauvres. Mais quand ce sera nécessaire pour le bien des âmes, les Frères mangeront avec les officiers. »

Les autres questions sont traitées selon cet esprit pratique, victorieux du préjugé, et qui gouverne tout vers le but invariable : le bien des âmes. Le Père de Foucauld semble écrire les constitutions que suivront, après lui, les missionnaires, les civilisateurs que son expérience et sa pensée feront sortir de l’inépuisable trésor apostolique : la France.

De ces observations, on peut dire aussi qu’elles sont une espèce de portrait du Père de Foucauld peint par lui-même. J’en reproduirai donc quelque chose.

D’abord ces lignes sur l’emploi des chameaux par le missionnaire : « Comme en voyage, on peut avoir à faire de très longues étapes, à parcourir de très longs espaces sans eau, il faut compter que tous les missionnaires et leurs serviteurs seront montés. Cela n’empêchera pas les uns et les autres de faire la plus grande partie des étapes à pied, pour imiter Notre-Seigneur et par pénitence, abjection, pauvreté, et pour ménager leurs animaux et économiser la bourse de Jésus et celle des pauvres. »

Et maintenant, « que doit faire le missionnaire pour l’âme des autres », des chrétiens, des soldats indigènes, des indigènes non-soldats, des habitants, en particulier, de la Saoura ? Les conseils sont nuancés à merveille, et je regrette de n’en donner que des fragments.

« Chrétiens. – Causer beaucoup avec eux ; être l’ami de tous, bons et mauvais… Leur rendre tous les services compatibles avec notre état, avec la perfection…

« Soldats indigènes. – Leur parler toujours sérieusement, gravement des choses du ciel, jamais des temporelles ; être d’accueil facile, très gracieux avec eux, sans familiarité, sans conversations inutiles, sans accepter de cadeaux ; leur donner des conseils de perfection sur leurs affaires de famille, s’ils en demandent. Ne jamais leur en donner touchant les affaires temporelles. »

Les autres indigènes. – Il faut d’abord acquérir leur estime par une vie exemplaire et sainte, ensuite obtenir leur amitié par la bonté, la patience, les petits services de toute sorte qu’on peut rendre à tous, petites aumônes, remèdes, hospitalité… Tâcher d’avoir avec eux le plus de relations possibles ;… mais être discret, réservé ; sans empressement excessif, de manière à les attirer à soi plutôt que d’aller chez eux ;… ne pas entrer sans nécessité dans leurs villages, tentes ou maisons, à moins d’y être appelé… Vivre autant que possible comme eux ; tâcher d’être en amitié avec tous, riches ou pauvres, mais aller surtout et d’abord aux pauvres selon la tradition évangélique. Avoir grand soin de ne pas aller trop vite dans les choses, un peu nouvelles pour eux, qu’on leur dit. Tâcher de se faire questionner, et les amener à parler les premiers de ce dont on veut les entretenir… Éviter les discussions théologiques, présentement ; il y entrerait plus de curiosité que de bonne volonté ; répondre brièvement, sans accepter la discussion ; rester dans la théologie naturelle, et ne pas, sans motifs particuliers, exposer les dogmes chrétiens. L’heure actuelle, dans la majorité des cas, est celle du précepte : ne jetez pas vos perles aux pourceaux. »

Esclaves. – Le Père de Foucauld a constaté que les esclaves étaient, en général, mieux traités chez les Touaregs que dans la Saoura. Néanmoins, leur sort est digne de pitié et leur dignité d’êtres humains totalement méconnue. « Ni famille, ni chasteté, ni probité, ni vérité, ni bonté, chez la plupart des esclaves. Les négresses jeunes servent toutes d’instruments de plaisir chez les Touaregs ; il en est de même, plus ou moins, dans les autres parties du Sahara. Les Touaregs n’ont, en général, qu’une épouse, mais, quand leur fortune le leur permet, ils ont en outre plusieurs jeunes négresses pour leur plaisir… Il faut donc travailler de toutes nos forces à supprimer l’esclavage tout doucement, progressivement, réellement, de manière à améliorer non seulement le sort matériel, mais le moral des esclaves. La meilleure manière semble être de répandre la méthode du commandant Métois au Tidikelt. Il permet à tous les esclaves de se racheter, en remboursant à leur maître la somme qu’ils ont coûtée, ou celle qu’ils sont censés valoir, et, pour qu’ils puissent se procurer cette somme, il fait faire, à ceux qui le demandent, assez de journées de travail, pour que la somme des salaires de ces journées représente la rançon… La libération se fait petit à petit, habituant l’esclave au travail… Le commandant Métois forme ensuite des villages nouveaux, auprès des sources nouvellement aménagées, avec ces esclaves ainsi libérés. Tout cela est excellent, digne d’être imité. »

Par quels moyens convient-il donc de commencer l’éducation morale de ce pauvre monde musulman, et quelle part l’Évangile aura-t-il dans les premiers entretiens ? L’expérience du Père de Foucauld est trop complète, l’autorité du personnage est trop considérable, pour que je ne reproduise pas les observations qu’il a voulu laisser à ceux qui continueront ou imiteront son œuvre.

« Gens de la Saoura et Touaregs. – Il est assez difficile d’avoir des conversations religieuses avec les gens des oasis sahariennes, ou de la Saoura ; elles risquent de devenir aigres, et de creuser entre eux et nous un fossé, au lieu de resserrer la charité. Le mieux est de s’en tenir aux conseils courts, mais répétés, sur la religion naturelle et la morale chrétienne… Leur lire du saint Évangile des passages très clairs, touchant la religion naturelle, mais ne pas mettre le livre entier entre leurs mains ;… quand ils nous estimeront, alors on pourra, sans crainte de les éloigner, avoir, avec ceux qu’on connaîtra sérieux et de bonne volonté, de longues conversations religieuses ; avec certaines âmes, ce pourra être bientôt ; il faudra, dès qu’on en viendra là, être en mesure de leur présenter le saint Évangile. Il semble donc qu’il serait très utile d’en préparer dès maintenant une traduction en arabe algérien, qu’on puisse leur lire ou leur faire lire, et que même les moins cultivés comprennent.

« La même progression est à suivre avec les Touaregs… Leur préparer dès à présent une traduction des Évangiles en tamahaq. Cette traduction devra surtout leur être lue… Il n’y a pas lieu de chercher à apprendre aux Touaregs l’arabe, qui les rapproche du Coran ; il faut au contraire les en détourner. Il faut leur apprendre le tamahaq, langue excellente, très facile, y introduire peu à peu les mots indispensables pour exprimer des idées religieuses, des vertus chrétiennes, et en améliorer le système d’écriture, sans le changer… Leur lire les passages qui touchent à la religion naturelle, ou à la morale, tels que la parabole de l’enfant prodigue, celle du bon Samaritain, celle du jugement dernier, comparé à un pasteur séparant les brebis d’avec les boucs, etc. Il va sans dire que, dès que les conversions commenceront à se faire, il faudra un catéchisme en tamahaq. »

La colonne du commandant Laperrine se trouvait à Aseksen lorsque, le 12 juin, elle fut rejointe par un détachement de la compagnie du Tidikelt, commandée par le lieutenant Roussel. Tandis que le commandant retourne à In-Salah, le lieutenant Roussel, avec le maréchal des logis Duillier, deux caporaux et soixante-quinze méharistes indigènes, est chargé de continuer la « tournée d’apprivoisement ». Il devra passer trois mois parmi les Touaregs Hoggar, aller lentement, séjourner. Grand embarras pour Frère Charles, qui écrit sur son carnet : « Cœur-Sacré de Jésus, j’ai quelque chose à vous demander : faut-il aller avec lui (Roussel), si on me le permet ? Ou faut-il visiter le Touat, le Gourara, aller passer quelque temps à Ghardaïa auprès du Père Guérin, et revenir dans la Saoura, en continuant à étudier le tamahaq et à faire la traduction du saint Évangile, commencée il y a quelques jours ? Que veut votre Cœur ? » Selon sa coutume, Frère Charles met en parallèle le pour et le contre, et, ayant pris le parti qui lui semble le meilleur, c’est-à-dire le plus divinement utile, note, dans son diaire, à la date du 14 juin : « Ce matin je demande à Laperrine de me permettre de rester avec Roussel, aussi longtemps que Roussel restera en dehors d’In-Salah. Il me le permet avec joie, et, de lui-même, il dit à M. Roussel de tâcher, s’il voit Moussa, de négocier avec lui mon établissement définitif et immédiat au Hoggar. Il me quitte, après m’avoir, durant ces cinq mois, comblé de bontés de toutes sortes, dont je ne saurais jamais être assez reconnaissant, en me disant que c’est au Hoggar qu’il espère me revoir. »

Voici donc une seconde mission pacifique qui se met en route, et le Père de Foucauld qui repart avec elle. Le 22 juin, on franchit 40 kilomètres, et la troupe s’arrête pour la nuit entre Aseksen et Tin Tounin. Pour la plupart de ces voyageurs la route est nouvelle ; on rencontre des visages inconnus ; le programme demeure le même : entrer en relations, diminuer les préjugés, gagner même, si l’on peut, quelque amitié pour la France lointaine. Emploi magnifique et qui suppose chez nos officiers sahariens, même chez les plus jeunes, des qualités de tact, de patience diplomatique, de bonté, d’éducation également, qu’on ne trouverait pas aussi aisément dans toutes les armées. Cette mission du lieutenant Roussel devait réussir de tout point. Le Père de Foucauld écrivant à un ami, le 3 juillet, définissait ainsi le caractère et l’allure de ce voyage. « Nous allons de source en source, aux lieux de pâturages les plus fréquentés par les nomades, nous y installant au milieu d’eux, y passant plusieurs jours. Avec la sainte messe, les prières, les nécessités de ce corps de mort, souvent la marche, le temps donné au prochain, mes journées sont occupées par l’étude de la langue de ce pays, langue berbère très pure, et par les traductions des saints Évangiles en cette langue.

« Les indigènes nous reçoivent bien ; ce n’est pas sincère ; ils cèdent à la nécessité. Combien de temps leur faudra-t-il pour avoir les sentiments qu’ils simulent ? Peut-être ne les auront-ils jamais. S’ils les ont un jour, ce sera le jour qu’ils deviendront chrétiens. Sauront-ils séparer entre les soldats et les prêtres, voir en nous des serviteurs de Dieu, ministres de paix et de charité, frères universels ? Je ne sais. Si je fais mon devoir, Jésus répandra d’abondantes grâces, et ils comprendront. »

Tout défiants, tout haineux que lui semblent souvent ces « frères ombrageux » du Hoggar, il les juge « bien moins séparés de nous que les Arabes », et l’idée de s’établir au milieu d’eux continue de hanter son esprit. Cependant il reconnaît que l’heure n’est pas encore venue. Il rentrera, avec la mission, vers les villes sahariennes du nord.

Je ne publierai ici que de courts passages du diaire ou des lettres, qui peuvent achever la connaissance que nous avons déjà de cette grande âme d’apôtre, et je laisserai à d’autres, s’il y a lieu, le soin de relever ces mille détails sur la géographie fluviale, les essais de culture, la température, les mœurs et les noms des tribus et fractions de tribus, qui rappellent fréquemment le célèbre ouvrage Reconnaissance au Maroc. Le voyageur de 1904 est toujours le savant préoccupé de n’admettre que de très sûres observations, le géographe passionné, le psychologue qui découvre vite, dans les yeux, les gestes et les mots, les secrètes pensées de ceux qui l’abordent ; mais une singulière noblesse s’est surajoutée à tout cela : un cœur affamé de justice, pénétré de charité, prêt à se sacrifier pour chacun de ses frères inconnus et hostiles, anime ces humbles cahiers, et mêle, aux notes savantes, la prière, les vœux, les rêves.

« Amra, 2 juillet, fête de la Visitation. Fête patronale de toutes les fraternités des petits Frères et petites Sœurs du Cœur de Jésus. Bien-aimée mère,… faites auprès de tous, par la visite de la grâce céleste et par la visite de saints religieux et religieuses et de saintes âmes, ce que vous fîtes en visitant Jean-Baptiste ! Continuez votre Visitation, visitez les Touaregs, le Maroc, le Sahara, les infidèles, toutes les âmes,… moi, indigne, visitez-moi, mère chérie, convertissez-moi, je vous le demande à genoux… »

« 8 juillet. – Le séjour se prolongeant, j’ai le bonheur de placer, pour la première fois en pays touareg, la sainte réserve dans le tabernacle. Une chapelle en branchages, surmontée d’une croix de bois, a été construite ; une tente dressée dessous forme dais au-dessus de l’autel et la protège de la poussière… Cœur sacré de Jésus, merci de ce premier tabernacle en pays touareg ! Qu’il soit le prélude de beaucoup d’autres et l’annonce du salut de beaucoup d’âmes ! Rayonnez, du fond de ce tabernacle, sur le peuple qui vous entoure sans vous connaître ! Envoyez de saints et nombreux ouvriers évangéliques partout où il en faut ici ! »

« Ouad Agelil, désert, 22 juillet. – Fête de sainte Madeleine. Sainte Madeleine, je mets à vos pieds les intentions de mon âme, inspirez-moi. Y a-t-il des résolutions agréables au Cœur de Jésus que je doive prendre ? En quoi faut-il me corriger ? Que faut-il faire ? »

Le 3 août, on est au village de Tazerouk, à environ 2000 mètres d’altitude. On parle à présent du retour. « Voici les probabilités, écrit Frère Charles à un ami : je rentrerai à In-Salah vers le 20 septembre ; je ne m’y arrêterai pas, et traverserai le Tidikelt, le Touat, le Gourara, doucement, en m’arrêtant à chaque village, – il y en a environ 300, – laissant à chacun quelques remèdes, quelques paroles ; de là, j’irai à Ghardaïa, puis à Beni-Abbès. »

L’extrême fatigue d’un voyage aussi long, et dans la plus dure saison, a altéré la santé de Frère Charles. Une photographie prise à cette époque nous le montre évidemment épuisé, les yeux enfoncés sous l’orbite, le visage amaigri et entaillé de rides profondes. Il n’en veut pas convenir. À l’un de ses amis de France qui s’informe de ses nouvelles, il répond : « Oui, j’ai besoin de repos, mais pas dans le sens que vous pensez ; ce n’est pas la solitude spirituelle qui me pèse, c’est le manque de solitude matérielle : quelques jours de silence au pied du tabernacle, voilà ce dont je sens le besoin ! »

Dans le journal, il note, pour mieux affirmer sa volonté d’accomplir la seconde partie du voyage « en ouvrier du saint Évangile », quelles sont les aumônes qu’il donnera aux pauvres des villages. « Je décide de donner une aumône de sept francs dans chaque ksar petit ou moyen, quatorze francs dans chaque grand, vingt et un francs dans chaque très grand. »

Les prévisions étaient exactes. Le Père de Foucauld est le 20 septembre à In-Salah, où les troupes reprennent leur cantonnement ; lui, il n’y demeure point. Sans convoi ni force armée désormais, avec un seul soldat indigène qui lui sert de guide, il continue sa route par Inghar, Aoulef, Adrar. Selon sa promesse, partout où il y a une tente, un groupe de gourbis ou de cases en terre, il s’arrête, pour montrer à l’Afrique sauvage ce qu’est le cœur d’un chrétien de France. À Timimoun, « peuplé, riche, habitué aux Européens, et qui pourrait être un centre de mission heureux », il séjourne trois jours, puis il reprend sa route solitaire, avec son guide, couchant à la belle étoile, ne rencontrant, de toute la semaine, qu’un point habité, fort Mac-Mahon, où se trouvent quelques soldats chrétiens, d’autres musulmans « et un chef indigène qui me reçoit très bien ». Il s’arrête à peine à El-Goléa, où trois Pères Blancs l’accueillent ; il a hâte de retrouver le poste de mission de Ghardaïa, et son grand ami, le préfet apostolique du Sahara. Celui-ci attendait le voyageur avec impatience, et il voulut aller au-devant de lui. Ils se rencontrèrent donc à Metlili, à une journée de marche de la résidence, et s’entretinrent en continuant la route. Quand on vit arriver enfin les deux compagnons, on eut peine à croire que ce pauvre piéton déguenillé, fourbu, et qui marchait quand même en conduisant son chameau par la figure, fût l’ancien officier de chasseurs. Il ressemblait à quelque derviche quêteur. Mais ses yeux étaient pleins de joie, et son sourire le nommait.

Ghardaïa fut le lieu du repos. Frère Charles habite six semaines, du 12 novembre au lendemain de Noël 1904, dans cette bourgade capitale du Mzab. « Je me repose dans le silence et la solitude, dans la douce amitié du Père Guérin et de ses missionnaires. » Il a bien des questions à régler avec son supérieur et ami. Il lui remet la traduction entièrement achevée des quatre évangiles en cette langue touarègue, qu’il n’a cessé de travailler pendant les marches, ou même la nuit, sous la tente. Il expose aux missionnaires ses principales observations sur les pays nouveaux qu’il vient de traverser, il leur donne des conseils sur la future évangélisation des peuples qui vivent ou qui passent là. Et, ayant à ce sujet, pour compléter et rappeler ses conversations, « laissé copie de bien des petites choses », il fait sa retraite annuelle.

Parmi les résolutions qu’il prend dans ces jours d’examen, il en est deux que je veux dire ici, parce qu’elles montrent la profonde vie intérieure de l’homme. Il songe aux continuelles visites auxquelles il est exposé à Beni-Abbès, à tant de voyages ou de démarches qui rompent le recueillement, et il note : « Avoir soin : 1° de faire une communion spirituelle chaque fois que j’entre dans la chapelle, que je cause avec quelqu’un, que j’écris à quelqu’un ; 2° dans toutes les allées et venues, les marches, quand je ne fais pas un autre exercice spirituel, de réciter des Ave Maria, pour le règne universel du Cœur de Jésus ; de même dans le travail manuel ; quand je m’éveille la nuit ; enfin chaque fois que mon esprit n’est pas occupé par un autre devoir. »

Pendant le séjour à Ghardaïa, le plus possible, il évite de paraître entre ces maisons et ces masures, dans ces ruelles et ces petites places demi couvertes, – sol y sombra, – où la curiosité des habitants et des nomades est toujours en éveil, et toujours murmurante. Mais un personnage de cette sainteté et de ce renom déjà ne pouvait passer inaperçu. Bien que les gens du Mzab soient d’un caractère fermé, et défiants de l’Européen, on vit les notables solliciter la faveur d’être reçus par « celui qui avait vendu ce monde pour l’autre » ; les moindres gens, et qui n’osaient pas plus essayer d’apercevoir au moins par la fenêtre « le grand marabout » au travail ou en prière. L’un de ceux qui rendirent visite au Père de Foucauld, bourgeois des plus importants de la ville, racontait : « Lorsque je suis entré, il m’a dit : Que le Seigneur soit avec toi ! et cela m’a remué le cœur. » Il y avait toujours des enfants aux aguets, près de sa demeure, et ils faisaient la courte échelle pour pouvoir se vanter de l’avoir vu.

Ce fut le 26 décembre que, très ému de l’accueil de ses amis et des Mzabites, il quitta Ghardaïa. Deux Pères Blancs se rendaient avec lui de Ghardaïa à El-Goléa. Il connaissait la route, et, toujours à pied près de son méhari, pour ne pas être distrait dans ses méditations et ses prières, il prenait les devants, comme font les guides des caravanes, qui vont toujours cinquante pas devant ; n’ayant pas de montre, il avait demandé à un des Pères de l’avertir, tant que durerait le jour, du passage d’une heure à l’autre. Et chaque fois que l’aiguille arrivait en haut du cadran, le Père régulateur, monté sur son chameau, frappait quelques coups sur une marmite ou un bidon de fer-blanc. Le bruit courait dans l’air ardent, qui n’avait pas d’autre bruit à porter. Alors tout en avant, le marcheur perpétuel, sans s’arrêter, détournait la tête et faisait un salut pour remercier.

On arriva à El-Goléa le1er janvier 1905. Frère Charles y trouva son ami Laperrine, nommé lieutenant-colonel, et lui souhaita une bonne nouvelle année. Avec lui, deux jours plus tard, il repartait pour Adrar « où il y avait une occasion pour Beni-Abbès ». En route, je vois dans le diaire qu’il fut souvent question, entre eux, des missions sahariennes. Et enfin le 24 janvier, le Père de Foucauld reprenait possession du cher ermitage. Il ne retrouvait pas le capitaine Regnault, nommé à un autre poste et remplacé par le capitaine Martin. Mais que d’autres amis l’accueillirent et le fêtèrent ! On le croyait perdu : il revenait ; il reprenait, dès le premier jour, le règlement d’autrefois ; il ne trompait personne en affirmant aux officiers, aux soldats, aux indigènes quêteurs, malades ou seulement visiteurs, qu’il souhaitait de ne plus jamais quitter l’enclos, ni la cabane de terre flambée par le soleil, dont il avait fait son domaine et son cloître. « Je reviens, disait-il, sans intention de nouvelle absence, avec grand désir surtout que les Pères Blancs puissent faire, à l’avenir, ce que j’ai fait cette année, avec grand désir de rester dans cette chère Fraternité, à laquelle il ne manque qu’une chose : des Frères au milieu desquels je puisse disparaître… Étant seul, il faut, à chaque instant, courir à la porte, répondre, parler. Les peines de la terre sont faites pour nous faire sentir l’exil, nous faire soupirer vers la patrie… Jésus choisit pour chacun le genre de souffrance qu’il voit le plus propre à sanctifier, et souvent la croix qu’il impose est celle que, acceptant toutes les autres, on aurait, si l’on osait, refusée. Celle qu’il donne est celle qu’on comprend le moins… Il nous dirige dans les pâturages amers, et qu’il sait bons. Pauvres brebis, nous sommes si aveugles ! »

À peine est-il arrivé qu’il reçoit un télégramme annonçant la mort de la mère du préfet apostolique du Sahara. Il écrit aussitôt à Mgr Guérin :

« Beni-Abbès, 28 janvier 1905. – Bien aimé et très vénéré Père, ma messe a été pour cette âme si chère, si chère à vous, bien plus chère au Cœur de Jésus. Nous aimons avec un pauvre cœur d’hommes pécheurs, il aime avec son Cœur divin. Elle est en bonnes mains, en bon lieu, en ce lieu où vous voudriez tant être, où vous serez un jour avec elle et avec Celui qu’elle vous a appris à aimer. Elle se repose. Elle n’a plus besoin de se reposer. Elle est entrée au lieu de l’inondation de paix ; où il n’y a plus ni vent, ni hiver, parce que ces premières choses ont passé. Quand serons-nous là ?… J’ose à peine y penser pour moi, à ce séjour dont je suis si indigne. Oserait-on avoir l’espérance, si le bon Dieu ne nous en faisait un devoir ? L’espérance, c’est la foi à son Cœur. Notre conversation sera de plus en plus dans le ciel. Là vous retrouverez non seulement l’unique adoré, mais encore cette chère mère. Désormais, pour elle plus de distance, plus d’absence ; jour et nuit, elle vous entend, veille sur vous, répond par ses prières à vos questions, à vos demandes ; pour elle la barrière est brisée, le mur écroulé, la nuit finie… Qu’elle est heureuse !… La séparation, pour les quelques années qui vous restent peut-être à vivre, est une croix, croix acceptée avec toutes les autres, le jour où vous avez dit à Jésus que vous l’aimiez. Croix apparente, car la joie du bonheur de cette âme tant aimée, la conversation de jour en jour plus intime et continuelle avec elle, l’aspiration croissante à l’union totale à Jésus, la fatigue croissante de la vie terrestre, ne vous laisseront bientôt que la joie de la sentir près de Jésus et le désir de l’y rejoindre… Baisons la croix que Jésus envoie. On ne peut, en cette vie, étreindre Jésus qu’en étreignant sa Croix. Et bénissons-le du bonheur de l’âme aimée.

« Je comptais vous écrire longuement… La visite à Beni-Abbès du général Lyautey, arrivé aujourd’hui et repartant après-demain pour Aïn-Sefra, m’en empêche… »

La lettre, bien belle déjà, fut donc abrégée parce qu’il y avait un hôte de marque à Beni-Abbès, et que la courtoisie devait, ce jour-là, faire fléchir les coutumes de dévotion et de silence, et passer avant plusieurs choses qu’on eût aimé achever. Le maréchal Lyautey se souvient parfaitement de cette rencontre à Beni-Abbès. Il me l’a racontée à peu près dans ces termes : « Nous avons dîné ensemble, avec les officiers, le samedi, dans la redoute. Il y eut, après dîner, un phonographe qui débita des chansons montmartroises. Je regardais Foucauld, me disant, « il va sortir ». Il ne sortit pas, il riait même. Le lendemain dimanche, à 7 heures, les officiers et moi, nous assistions à la messe dans l’ermitage. Une masure, cet ermitage ! Sa chapelle, un misérable couloir à colonnes, couvert en roseaux ! Pour autel, une planche ! Pour décoration, un panneau de calicot avec une image du Christ, des flambeaux en fer-blanc ! Nous avions les pieds dans le sable. Eh bien ! je n’ai jamais vu dire la messe comme la disait le Père de Foucauld. Je me croyais dans la Thébaïde. C’est une des plus grandes impressions de ma vie. »

Le Père de Foucauld a donc repris l’existence sédentaire qu’il menait un an plus tôt. On a recommencé à entendre la cloche sonner à minuit sur le plateau désert. Les indigènes sont plus nombreux que jamais à mendier les sous, les dattes, l’orge du marabout, et à lui raconter interminablement leurs affaires compliquées.

Lui, cependant, il n’est plus aussi robuste qu’avant le grand voyage qu’il vient d’achever, il l’avoue.

« Pas malade ! dit-il, je célèbre la sainte messe, je suis debout, mais j’ai de grands maux de tête, de la fièvre, tout un ensemble de malaises. Je les crois sans gravité. »

Les forces reviendront ; l’aide restera nulle ; des propositions nouvelles seront faites au missionnaire de revenir au Hoggar, et l’autorisation lui sera donnée de s’établir, premier prêtre, parmi les Touaregs dont il est à peu près le seul à bien parler et écrire la langue. Il quittera la résidence d’abord choisie, la chapelle pauvre et aimée, le silence des heures réservées, pour s’enfoncer encore dans les déserts, et recommencer ailleurs l’œuvre ici ébauchée et déjà promettant.

Car c’est une terrible chose qu’une vocation, lorsque celui qu’elle commande est résolu, de volonté virile, à obéir. En attendant, il se réjouit d’avoir retrouvé l’ermitage. Il écrit au commandant Lacroix : « Tu es au sommet des grandeurs, moi au fond du puits ; ma place est la plus facile et la plus douce. J’aime mille fois mieux être au Hoggar, ou dans les dunes, qu’à Alger. Oh ! que la solitude est bonne ! »

Share on Twitter Share on Facebook