CHAPITRE X L’ÉTABLISSEMENT AU HOGGAR

L’invitation à retourner au Hoggar vint encore du commandant Laperrine. Par deux lettres, du 1er et du 8 avril 1905, il proposait au Père de Foucauld d’aller passer l’été au Hoggar, avec le capitaine Dinaux, chef de l’annexe d’In-Salah, commandant la compagnie saharienne du Tidikelt. Celui-ci devait partir au commencement de mai, et parcourir l’Ahnet, l’Adrar des Iforas et l’Aïr.

Frère Charles répondit d’abord qu’il ne pourrait quitter la Saoura avant l’automne, qu’à ce moment, il se déciderait, soit à vivre définitivement cloîtré à Beni-Abbès, soit à partager sa vie, prêtre-voyageur, entre la Saoura, le Gourara, le Touat, le Tidikelt et les Touaregs.

Au fond, il fut extrêmement troublé. Il écrivit à l’abbé Huvelin, et l’on devine, dans sa lettre, que l’espoir d’attirer enfin quelque « petit Frère du Sacré-Cœur » à la Fraternité de Beni-Abbès, de transformer en fondation durable son œuvre personnelle et précaire, fut pour beaucoup dans l’incertaine réponse donnée à Laperrine. Lui, si prompt à imaginer, si ardent et ferme dans l’exécution, il était lent à se décider, par amour de la perfection. Il laissait entendre aussi que ces grands voyages n’allaient pas sans fatigue. Néanmoins, il ferait ce qui lui serait conseillé par son directeur et par le Père Guérin.

Le 22 avril, il recevait, du Père Guérin, alors en France, une dépêche qui exprimait l’avis du préfet apostolique et de l’abbé Huvelin : « Inclinerions à accepter invitation. »

Aussitôt Frère Charles s’informe ; il apprend que le capitaine Dinaux ne quittera Akabli que le 15 mai. Il a le temps d’arriver. Le 3 mai il part pour Adrar, avec Paul. Aux deux premiers arrêts, à 35 kilomètres de Beni-Abbès, au village de Tametert, où il couche, puis à 70 kilomètres, à Geurzim, où il déjeune et passe le temps de la grande chaleur, la gaïla, il est très bien accueilli : on ne fait pas sans recevoir quelque retour les sacrifices qu’il a multipliés, et l’inconnu, l’homme qui habite au loin, remercie quelquefois des bienfaits dont le voisin fut l’objet.

Cette même note « très bien reçu » se répète souvent, dans le diaire, accolée aux noms des ksours où le voyageur, pour une nuit, demande l’hospitalité. Dans l’un de ces villages, le 5 juin, Frère Charles rencontre Aziouel, futur successeur de l’amenokal des Taïtoq, « tout changé depuis l’an dernier, tout en confiance, tout apprivoisé ».

Trois jours plus tard, près d’un puits de la région du Touat, il trouve enfin le capitaine Dinaux, qui a pour compagnons quatre « civils » français, dont trois au moins sont fort connus : M. E. Gautier, explorateur et géographe ; M. Chudeau, géologue ; un écrivain, M. Pierre Mille, et un inspecteur des postes et télégraphes en mission, M. Étiennot. Les conversations, entre ces hommes si différents par le tempérament, les études, la curiosité de l’esprit, durent être, plus d’une fois, dignes de mémoire. Les mots sont restés dans le désert. Frère Charles avait été adjoint, pour l’ordre de marche, à M. Étiennot, qu’escortaient quinze méharistes. Mais on le trouvait souvent ailleurs, à l’écart, selon le précepte qu’il avait formulé lui-même, faisant route à pied, la tête penchée, gardant le silence afin de mieux tenir son âme en paix. « Pauvre cher Père de Foucauld, me disait Pierre Mille, je crois que nous avions tous reconnu ce qu’il valait ; c’était un homme admirable et un saint, teinté, si vous le voulez, d’orientalité ; nous l’aimions. Il nous arrivait de sourire de son extraordinaire passion du désert. Avec le sans-gêne de la jeunesse, nous l’appelions, entre nous, « celui qui trouve toujours que les tramways sont trop voisins. »

Chef de guerre, savants, artistes, religieux, ils allaient chacun cherchant son bien, et tous voulaient ainsi le bien de la France. On partait, le plus souvent, sous les étoiles, afin de faire plus de chemin avant que l’extrême chaleur n’arrêtât le pas dolent des hommes et des bêtes. Le Père de Foucauld disait la messe, fréquemment, à deux heures du matin, puis il repliait sa tente, pour ne rien retarder et ne gêner personne. Mais on dressait le camp, autant qu’il était possible, dès que le soir approchait. Le 23 juin, tandis que les méharistes enfonçaient les piquets des tentes, près du puits d’In-Ouzel, sous le regard de deux jeunes Touaregs d’une dizaine d’années et de deux esclaves, qui faisaient paître un troupeau de chameaux, un homme est signalé, qui vient, unique dans le tour d’horizon. Il presse son méhari. On le reconnaît bientôt. C’est un courrier que le capitaine Dinaux a envoyé à la recherche du nouvel amenokal du Hoggar. Il a trouvé celui-ci à Tin-Zaouaten. Il apporte une lettre de Moussa ag Amastane annonçant la prochaine venue du chef des Touaregs Hoggar. En effet, le surlendemain. Moussa entre dans le camp, et va saluer le chef français. Frère Charles le juge favorablement. « Il est très bien, dit-il, très intelligent, très ouvert, très pieux musulman, voulant le bien en musulman libéral, mais, en même temps, ambitieux et aimant argent, plaisir, honneur, comme Mahomet, la plus parfaite créature à ses yeux. Il est tout dévoué à Beï d’Attalia, de qui il dit avoir tout reçu… En résumé, Moussa est un bon et pieux musulman, ayant les idées et la vie, les qualités et les vices d’un musulman logique, et en même temps l’esprit aussi ouvert que possible. Il désire beaucoup aller à Alger et en France… D’accord avec lui, mon installation au Hoggar est décidée. »

Pendant quinze jours, le jeune chef, – il a environ trente-cinq ans, – accompagnera la mission Dinaux. Enseignement mutuel dont chacun profite. Puis la colonne s’amincit. Moussa s’en va nomadiser, je ne sais où. M. E. Gautier et Pierre Mille, escortés et guidés par trois chefs des Touaregs Iforas, entreprennent de traverser le sud du Sahara, atteignent Gao, Tombouctou, et rentrent en France après avoir visité le Sénégal. Le capitaine Dinaux continue la route vers les hauts plateaux du Hoggar, et, vingt-huit jours plus tard, entre dans la vallée de Tamanrasset.

Ce nom de Tamanrasset, souligné trois fois en marge du diaire, est suivi de ces lignes où transparaît l’émotion du Père de Foucauld : « Par la grâce du divin Bien-Aimé Jésus, il m’est possible de m’installer, de me fixer à Tamanrasset, ou dans tout autre point du Hoggar, d’y avoir une maison, un jardin, et de m’y établir pour toujours… Je choisis Tamanrasset, village de vingt feux, en pleine montagne, au cœur du Hoggar et des Dag-Rali, la tribu principale, à l’écart de tous les centres importants. Il ne semble pas que jamais il doive y avoir ici garnison, télégraphe, Européen ; de longtemps il n’y aura pas de mission : je choisis ce lieu délaissé, et je m’y fixe. »

Ainsi parle la charité. Tout de suite après, le colonisateur se révèle. Il voudrait attirer et établir au Hoggar, – la liste est curieuse, et un économiste l’aurait peut-être moins bien faite, – un pépiniériste ; un puisatier ; un médecin ; quelques femmes sachant tisser la laine, le coton et le poil de chameau ; puis un ou deux marchands de cotonnades, de quincaillerie, de sucre et de sel, mais de braves gens « qui nous fassent bénir et non maudire ».

Le seul défaut de Tamanrasset, pour l’ermite, c’est l’absence de tout prêtre dans le voisinage, ou simplement à distance raisonnable. « Il me faut, à vitesse moyenne, soixante jours pour arriver à Béni-Ounif, seul point où je puis commodément trouver un prêtre. Je ne crois pas que le précepte (de la confession) oblige dans de telles conditions. Malgré ma misère, je vis tranquille et en grande paix. »

Frère Charles, ainsi qu’il l’a fait à Beni-Abbès, commence par bâtir à Tamanrasset une « maison », ou pour mieux dire une sorte de couloir de 6 mètres de long sur 1 m. 75 de large, servant de chapelle et de sacristie. Lui, il aura d’abord une hutte de roseaux, pour travailler et dormir, à quelque distance ; puis il allongera le couloir, et séparera, par un rideau, la chapelle de la bibliothèque et de la chambre. Il célèbre la première messe au Hoggar le 7 septembre 1905. Il compte demeurer là jusqu’à l’automne de 1906, partir alors pour Beni-Abbès, où il passera l’automne et l’hiver, puis revenir à Tamanrasset au commencement de l’été de 1907. Il se partagera ainsi entre les deux ermitages. Il sera le migrateur, le moine aux deux huttes, l’ami de deux peuples délaissés. Du moins tel est le projet ; s’il plaît à Dieu, est toujours sous-entendu.

Que découvre-t-il, de la porte de sa cabane, quel paysage, quels habitants ? Le haut plateau de Tamanrasset est à 1 494 mètres d’altitude. Le lit sec d’un fleuve assez large le traverse, et c’est là seulement, dans la dépression des terres, qu’il y avait quelques essais de culture, bien primitifs et mesquins, au temps où Charles de Foucauld bâtissait, près de la berge, sur la rive gauche, son oratoire et sa hutte. Tout autour, un terrain ondulé, caillouteux, où poussent des touffes d’herbes dures, une touffe tous les dix mètres : guettaf, salsolacée blanchâtre, d’un mètre de hauteur ; oum rokba, d’un vert jaunâtre, un peu moins élevé ; diss, espèce de jonc assez semblable à l’alfa : en somme un assez pauvre pâturage à chameaux. La teinte fanée de ces feuillages ne repose pas la vue et n’a point de joie en elle. La beauté de la vallée, sa grandeur, lui vient de son cadre de montagnes, car au nord, à 4 ou 5 kilomètres de l’ermitage, se lève le massif de la Koudiat, dominé par le pic Ilaman, haut de 3 000 mètres, montagnes rocheuses, entassées, nues, que le soleil colore, et surtout vers le soir, de teintes roses ou fauves, de teintes de pourpre ardente ou de pourpre violette, que ni brume ni poussière n’atténuent au passage ; à l’est, et plus rapprochée, c’est la petite chaîne de l’Hageran ; à l’ouest, les vallonnements par où tourne et s’engage la piste d’In-Salah ; au sud, la roche fendue du mont Hadrian, fameuse dans la légende touarègue. À ces grandes hauteurs, enveloppées de déserts, l’air est d’une transparence parfaite et nouvelle à nos yeux ; l’automne est la plus belle saison ; les jours y sont doucement chauds, les nuits étincelantes d’étoiles ; il ne faut pas monter beaucoup pour apercevoir la croix du Sud. Quel nom magique ! Le seul rappel de ce joyau du ciel nous donne bien à rêver, et nous permet de mesurer à quelle distance de l’Europe l’infinie charité vient d’amener le Père de Foucauld.

Il est là sur le seuil de sa cabane, vêtu de sa robe blanche qui porte un cœur rouge et une croix à l’endroit de la poitrine. S’il regarde de nouveau dans la plaine, il n’y verra qu’un seul arbre, un éthel, une sorte de tamaris énorme et rond, poussé dans le lit de l’oued. À l’ombre de cette unique verdure, il a suspendu ses baromètres et ses thermomètres, sauf le grand baromètre à mercure, de 1 m. 50 de haut, qu’il a eu tant de peine à faire transporter à dos de chameau, et qu’il a accroché dans l’ermitage. Un seul arbre et pas une maison, à cette époque ; quelques zéribas seulement, des huttes de roseaux pareilles à la sienne, à demi cachées dans le lit de l’oued Tamanrasset, et où vivent des Harratins, cultivant un peu d’orge, des carottes et des piments rouges. Ce sont les compagnons ordinaires. Il y en a d’autres qui passent. Dans l’étendue errent, presque toujours, sauf dans les temps de complète sécheresse, des pasteurs touaregs, des hommes de grande tente, surveillant des troupeaux de chameaux, d’ânes, de moutons et de chèvres. Un matin, sans qu’aucun bruit ait révélé la marche d’une caravane, on aperçoit la silhouette dégingandée de quelques chameaux de plus, dont les pattes et le ventre dessinent une fenêtre, et non loin, trois ou quatre monticules qu’on n’avait pas vus la veille au soir, taupinées brunes faites en peaux de bêtes, et sous lesquelles dorment les nomades. Ces « maîtres du désert », comme on a souvent appelé les Touaregs, mènent la vie pastorale la plus nomadisante qui soit. Ils remplissent le désert de leur nom, mais ils ne sont pas très nombreux. Tamanrasset n’avait d’ordinaire qu’une soixantaine d’habitants. Le Père de Foucauld estimait que les diverses tribus Kel Ahaggar devaient compter environ 800 à 900 familles, tandis que d’autres groupes de tribus de même peuple, les Iforas par exemple, comptaient au moins 2 000 familles. L’été les chasse, les oblige à transhumer à des distances immenses, jusque dans la région soudanaise, où ils paient des droits de pacage élevés. Ils voyagent aussi pour le commerce. Des caravanes s’en vont vendre, sur les marchés du Tidikelt, des moutons et des chèvres, et rapportent des cotonnades, des dattes, du mil. D’autres Touaregs font quelque trafic avec Rhât et Rhadamès ; d’autres conduisent jusqu’à Tombouctou leurs chameaux chargés de sel des mines célèbres de Taoudéni.

Peuple misérable, au demeurant, et que tourmentent souvent la faim et la soif. Il ne sait pas d’où il vient, ni par quel événement il fut contraint de se retirer dans de si âpres régions. Longtemps on a défendu la légende de l’origine européenne des Touaregs, à cause de la blancheur de leur peau et de la croix qui figure, comme ornement, au-dessus du pommeau de leur selle, et sur leurs vêtements. L’opinion prévaut aujourd’hui que ce sont des Berbères refoulés par les invasions arabes jusqu’au fond du désert, « tout bonnement des Libyens, les derniers survivants », dit M. Émile Gautier. Et le Père de Foucauld, qui les a étudiés mieux que personne, n’était pas d’un autre avis : « Ce sont assurément des Chamites a-t-il écrit ; leur langue l’indique clairement. Leur physionomie est, lorsque le type est pur, celle des anciens Égyptiens ; très blancs, élancés, le visage long, traits réguliers, grands yeux, front un peu fuyant, bras et jambes un peu longs, un peu grêles : les Égyptiens des anciennes sculptures. Leurs usages sont très différents de ceux des Arabes ; ils sont musulmans avec beaucoup de foi, et aucune pratique ni aucune instruction. » Le moyen âge semble les avoir connus ; des annales du temps des croisades parlent des hommes voilés, les Moultimin. Ils ont, en effet, le visage voilé jusqu’aux yeux, par un bandeau d’étoffe bleue, le litham. Leur orgueil est immense, leur coquetterie plus grande que celle des femmes. Quand ces hauts diables maigres, appuyés sur leur lance, s’approchent d’un étranger, ils tiennent la tête plus droite, ils affectent une démarche plus solennelle que s’ils étaient tous princes, et d’un autre temps.

La guerre, l’expédition pour la vengeance et le pillage, telle a été, jusqu’aux débuts de notre siècle, l’industriela plus lucrative des tribus touarègues : l’homme libre ne travaille pas. Émile Gautier, artiste qui choisit bien le mot pittoresque et bref, a décrit le guerrier : « L’équipement des guerriers touaregs est bien connu : la longue lance fine, tout en fer, incrustée de cuivre, aux barbelures féroces, le grand sabre droit, à bout rond, à poignée en croix,… le bouclier en peau d’antilope, peint de graphies barbares. Ils sont prodigieusement misérables, très au delà de notre conception usuelle du mot « pauvre » ; le prix d’un winchester et de son approvisionnement annuel en cartouches, doublé ou triplé par le transport à travers 1 500 kilomètres de désert, est à peu près aussi disproportionné avec les ressources d’un Touareg moyen, que, par exemple, l’entretien d’une automobile de 60 chevaux avec le budget d’un facteur rural. »

Les combattants, quand ils vont en expédition, et que le temps est venu de la halte pour la nuit, rapprochent plusieurs boucliers et dorment sous cet abri. La tente familiale est un peu moins primitive. « Une grande peau formée d’une infinité de peaux de moutons cousues ensemble, fixée par des cordes à douze piquets, un grand piquet central qui soulève la peau, et voilà la famille touarègue logée, dit un voyageur qui a récemment visité le Hoggar. Les Dag Rali que j’ai visités étant riches, avaient des tentes en belles peaux et des piquets sculptés. Pour compléter cette demeure, où le vent passe sans obstacle, on entoure la tente d’une sorte de paravent formé d’une natte en fibres, que les Touaregs fabriquent eux-mêmes. La nuit, on ferme la tente avec la natte ; le jour on roule la natte… Le mobilier se réduit à rien : quelques couvertures, les ustensiles de cuisine, le rahla pour monter à chameau, le violon (imzad) de la femme, les armes, et c’est tout. Bien entendu, le lit n’existe pas ; tous couchent à même le sol…

« Autour des tentes, nègres et négresses esclaves vaquent aux occupations du ménage. Les hommes, du moins en cette saison, ne font rien, passent le temps à palabrer ou à jouer au duel au sabre, avec les grands boucliers de peau. Les femmes s’occupent des enfants, de la cuisine qui est vraiment par trop sommaire, jouent de l’imzad, et le soir font des visites. »

Ces nomades ne se font pas seulement des visites entre elles. Fréquemment à la fin de l’après-midi, avant l’heure de la traite des bêtes, elles se rendent à une réunion galante qui rassemble les jeunes filles, les jeunes veuves ou répudiées, les jeunes hommes ou les hommes relativement jeunes et non mariés. La liberté de propos y est grande. Parfois l’ahâl se tient à l’ombre d’un arbre, s’il y en a, ou d’une roche ; d’autres fois, sous la tente d’une femme vivant seule, ou sous une tente dressée exprès. On s’assied les uns à côté des autres. On se retrouve, on cause, on invente des jeux d’esprit, une femme joue de l’imzad, le violon à une seule corde, et les hommes l’accompagnent de la voix en sourdine ; souvent les hommes récitent des vers de leur composition, ou des poésies qui se transmettent de génération en génération, dans la famille ou la tribu. De jeunes guerriers touaregs font parfois 100, 200 kilomètres, pour assister à l’ahâl d’une femme réputée pour sa beauté ou son esprit. Une étiquette traditionnelle règle toute chose dans ce coin en fête du désert. « Le vêtement, la tenue et la conversation sont régis par un code mondain nuancé, discret, absurde et inflexible. Le flirt est, bien entendu, la grande préoccupation. »

La confédération du Hoggar, comme les autres confédérations touarègues, est commandée par un chef élu, l’amenokal, choisi parmi les nobles ; chaque tribu obéit à un amrar. On sait déjà qu’au moment où le Père de Foucauld commençait à bâtir son ermitage à Tamanrasset, l’amenokal des Hoggars était Moussa ag Amastane. Celui-ci succédait à deux ennemis déclarés du nom français, Ahitarel, qui gouvernait la confédération lors du massacre de la mission Flatters, puis Attisi qui avait pris part personnellement au massacre. Plus habile que ses prédécesseurs, plus intelligent aussi, Moussa entra en négociation avec les chefs militaires des oasis avant même d’avoir été élu comme chef de sa nation. Au début de 1904, il concluait un traité d’amitié avec les Français, à In-Salah, se faisait reconnaître chef des Touaregs Hoggar et, – suprême adresse d’un chef de bande, – obtenait le pardon de la France pour l’ancien amenokal devenu impopulaire, Attisi, qui s’était retiré vers le sud-est, chez les Touaregs Azdjer.

Tel était le pays où le Père de Foucauld se proposait de vivre, tels étaient les Touaregs qu’il allait avoir pour compagnons et témoins. Il pouvait encore se dédire et remonter vers le nord. Cela lui fut proposé. Le capitaine Dinaux, qui avait poursuivi sa route et parcouru la région de l’Aïr, repassa au bout de cinq semaines à Tamanrasset, le 15 octobre 1905. Il s’informa des dispositions de l’ermite : elles n’avaient pas changé. Alors il lui dit adieu, consigna dans son rapport ce fait mémorable qu’un homme civilisé avait demandé, comme une grande faveur d’être laissé au Hoggar, et ajouta : « Il restera ainsi seul au milieu des Touaregs, à 700 kilomètres d’In-Salah, et ne sera relié à nous que par les courriers mensuels qu’on va essayer d’amorcer. »

Quelle foi et quelle énergie morale pour supporter victorieusement une pareille épreuve ! Pas un homme de sa race, de sa religion, de son éducation ! Aucun secours, ni pour le corps ni pour l’âme ! Pas d’espérance d’amener entièrement à soi un peuple qui ne peut, avant des années et des années, franchir tant de distance et tant d’obstacles ! Savoir de science certaine qu’on mourra, sans que la récompense, c’est-à-dire la pleine adhésion à la loi du salut et à la civilisation chrétienne ait été obtenue d’un seul ! Et cependant ne pas douter, ne pas hésiter, s’offrir résolument à une tâche qu’aucun attrait humain ne recommande, rompre avec tout ce qu’on a aimé de la terre et de l’esprit d’Europe, pour obtenir la difficile, l’incertaine, la défiante sympathie de pasteurs nomades, de guerriers habitués au pillage et de nègres misérables, voilà la vie que choisit le Père de Foucauld. La plupart des hommes, même de la trempe la plus ferme, eussent succombé à l’une ou à l’autre de ces deux tentations : le découragement ou la corruption. Il demeura pur ; il progressa dans l’art du sacrifice, le plus long de tous à apprendre et celui où la maîtrise n’est jamais assurée ; il rendit à la France le service incomparable de la faire entrevoir, car elle était présente et reconnaissable en lui ; il rendit d’autres services à la science ; il prépara tout un peuple pour les missionnaires qui viendront ; il fut le grand semeur solitaire, dont personne n’a pu compter les pas. Lui-même il ne les compta pas. Je crois tout à fait justes ces mots que m’écrivait un de ses proches parents : « Le Hoggar : c’est la période de sa vie où Charles a donné toute sa mesure. »

L’abandon semble être complet ; il va être beaucoup plus grand, comme on va le voir.

Fidèle à l’immuable résolution de préparer la conversion des infidèles, le Père de Foucauld, dès qu’il a pris possession de son ermitage, fait sa retraite, et note, dans son diaire, de quels moyens il usera en vue d’un si grand bien :

« Faire tout mon possible pour le salut des peuples infidèles de ces contrées, dans un oubli total de moi.

« Faire tous les ans la tournée des « arrhem »du Hoggar ; accepter les invitations à des voyages dans le Sahara, s’ils sont utiles ; si c’est possible, passer quelques jours, chaque année, dans les tentes des Hoggar. »

Il entreprend aussitôt la traduction, en touareg, d’extraits de l’Écriture sainte, avec l’aide d’Abden Nebi, harratin de Tamanrasset, qu’il paye un prix convenu, suffisant dans le pays et en ce temps-là : 20 centimes la leçon.

Oubli total de soi, vie de prière, de charité et d’étude : comment un homme fidèle à un pareil idéal n’aurait-il pas réussi à gagner la sympathie de ces chameliers et de ces marchands sauvages, à leur faire entrevoir même la supériorité morale des chrétiens ? Comment douter que la France, dont il était ainsi un des fils modèles, bénéficiât d’un tel exil ? L’officier d’un esprit si fin et si cultivé, qui l’avait amené, puis laissé au Hoggar, le capitaine Dinaux, pouvait dire dans son rapport au gouverneur général de l’Algérie : « La réputation de sainteté du Père, les résultats qu’il a déjà obtenus dans la guérison des malades, feront plus, pour l’extension de notre influence et le ralliement à nos idées, qu’une occupation permanente du pays… La manière dont on l’y a reçu et installé est une preuve caractéristique des bonnes dispositions de Moussa. » Il ajoutait ces lignes qui lui font honneur et qui doivent être retenues : « Dans le même ordre d’idées, nous devons encourager, le plus possible, l’installation de Sœurs Blanches à demi nomades ; la situation de la femme touarègue favoriserait, au contact des femmes européennes, le perfectionnement de la race… Leur dévouement, leur douceur, leur esprit de sacrifice, auront la plus heureuse influence sur les Touaregs. »

La règle du Père de Foucauld est toujours celle des petits Frères du Sacré-Cœur, mais il a dû y apporter deux modifications : il consacre beaucoup de temps à l’étude du tamacheq, et il est obligé de sortir de la clôture, en ce début tout au moins, pour « prendre contact » avec ses voisins changeants. « Il faut faire les premiers pas » ; les Touaregs ne viennent pas d’eux-mêmes quand il n’y a pas de profit matériel à espérer. Frère Charles entrera donc dans les jardins où travaillent les harratins ; il ira causer, autour des tentes disséminées dans la plaine, avec les pasteurs et leurs esclaves. Il distribue des remèdes, il fait de petits cadeaux d’images coloriées et surtout d’aiguilles, que des femmes, de bien loin, montées sur leur âne, viennent solliciter, car la plupart du temps, elles sont réduites à coudre avec des épines, au bout desquelles elles attachent un brin de fil. Plus tard, il apprendra à tricoter, pour leur donner des leçons de tricot ; il songe au grand bienfait matériel et moral que serait l’établissement de petits ouvroirs dirigés par des Sœurs françaises, dans ces pays « où l’on travaille si peu et où l’on parle tant », où les femmes « meurent d’oisiveté ». Si on pouvait leur enseigner à tisser la laine ! Hélas ! la laine du mouton quand elle tombe, et le poil du chameau sont emportés par le vent ; « nul n’en fait rien ; une petite partie du poil de chèvre sert à faire des cordes, le reste est inutilisé ». La pensée de « son peuple » ne quitte pas ce moine colonisateur.

Il voit aussi Moussa ag Amastane, il parle de lui dans ses lettres, et la physionomie de l’amenokal, tout d’abord esquissée, devient pour nous beaucoup plus nette.

« J’ai revu une foule de Touaregs vus l’année passée ; les relations avec eux ont été bonnes. Vis-à-vis des indigènes, je ne vois pas d’autre devoir que celui de prier pour eux, de me faire aimer d’eux, de leur donner, à l’occasion, très discrètement, de bons conseils… Je m’efforce de préparer les voies aux autres, en priant Jésus de les envoyer. Il me semble que les deux choses les plus nécessaires présentement, au Hoggar, sont l’instruction et la reconstitution de la famille ; leur ignorance si profonde les rend incapables de distinguer le vrai du faux, et le relâchement de la vie de famille, suite de celui des mœurs et de divorces multipliés, laisse les enfants grandir à l’aventure sans éducation…

« L’établissement de l’autorité française, chez les Hoggar et les Taïtoq, a fait un grand pas depuis un an.

« Tant que la France n’aura pas une guerre européenne, il semble qu’il y a sécurité ; s’il y avait une guerre européenne, il y aurait probablement des soulèvements dans tout le sud, et ici comme ailleurs…

« Actuellement, les uns et les autres sont entièrement soumis et paient tribut à la France ; l’amrar des Taïtoq et l’amenokal des Hoggar ont été solennellement investis de leur autorité, au nom de la France, par le chef d’annexe d’In-Salah, de qui ils dépendent. Les Taïtoq ont pour amrar Sidi ag Geradji, vieillard intelligent mais sans grande autorité, et peu sérieux de caractère. Les Hoggar ont pour amenokal Moussa ag Amastane ; c’est un homme fort intelligent, animé de bonnes intentions, cherchant uniquement le bien des musulmans et le bien des Touaregs ; esprit large, il consacre sa vie à faire régner la paix parmi les Touaregs, à y protéger les faibles contre les violences des forts, et à s’acquérir par là, ainsi que par sa libéralité, sa piété, son amabilité, son courage, une vénération universelle d’In-Salah à Tombouctou ; le bien qu’il fait, ses efforts pour la paix et la justice ne se restreignent pas aux Hoggar mais s’étendent aux tribus voisines, Azdjers, Kel Oui, Taïtoq, Aoulimmiden ; sa modération, son esprit de paix et sa constance à soutenir les pauvres et les opprimés contre les injustices sont remarquables ; c’est un esprit ouvert, sage, modéré ; si Dieu lui prête vie, son influence ira grandissant et durera longtemps ». C’est très intéressant de voir ce mélange de grands dons naturels et d’ignorance profonde, chez cet homme qui, à certains points de vue, est un sauvage, et, à d’autres, a droit à l’estime et à la considération ; car sa justice, son courage, l’élévation et la générosité de son caractère, lui ont fait une situation hors pair, du Touat et de Rhât jusqu’au Niger. Mes relations avec lui sont excellentes. Je ne l’avais pas vu l’année dernière ; cette année, je ne l’ai pas quitté pendant près de quatre mois, il est ici même en ce moment ; il n’a pas de résidence, et est nomade comme tous ses compatriotes… Les belles qualités qu’il a excluent-elles l’ambition, la sensualité, le mépris et la haine restant au fond du cœur pour les non-musulmans ? Je ne le crois pas, mais il semble cependant qu’il y ait chez lui assez de piété vraie, pour que la recherche du bien général passe dans sa conduite avant celle de l’intérêt particulier, assez d’intelligence pour qu’il puisse modifier en bien ce qu’il y a de faux et de mauvais dans ses idées et dans son cœur. »

Cette analyse détaillée du caractère de Moussa ag Amastane suppose de fréquentes relations entre lui et le Père de Foucauld. La lettre qu’on vient de lire y fait allusion, mais ne les définit pas, ne les raconte pas. Quels sujets étaient abordés, dans ces conversations entre le chrétien d’Europe et le musulman d’Afrique ? L’influence heureuse du Père de Foucauld, son autorité morale même sur le chef des Hoggars n’est pas niable. On le verra bien, plus tard, quand j’aurai à dire les derniers moments et les dernières paroles de l’amenokal. Mais quels propos l’ermite de Tamanrasset avait-il coutume de tenir, dans les visites qu’il faisait au chef ou qu’il recevait ? Se bornait-il, lui, si fervent dans sa vie privée, à de vagues conseils, n’ayant avec la loi chrétienne que des rapports lointains ou voilés prudemment ? On l’a prétendu, parce qu’il faut à nombre d’hommes des preuves positives, pour croire à des vertus, et notamment à un certain courage qu’ils n’ont pas. Et ces preuves ne pouvaient être données jusqu’à présent. Mais nous les avons.

Après la mort du Père de Foucauld, dans l’habitation qu’il occupait à Tamanrasset, on a retrouvé, parmi bien d’autres papiers dispersés et jetés dans la poussière, un carnet de notes intimes, une sorte de memento, que j’ai sous les yeux en écrivant ces lignes. Plusieurs pages portent en tête : Choses à dire à Moussa et lettres écrites à Moussa. Elles n’ont pas été dites ou écrites au début du séjour à Tamanrasset, ces choses, mais elles sont de la plus entière clarté, elles répondent à une question plus générale encore que celle qui a été posée. De quoi le Père de Foucauld parlait-il aux Touaregs, et, d’une façon plus large, aux musulmans, et jusqu’à quel point usait-il de ce droit de conseil qu’il achetait si chèrement et que son devoir strict lui eût défendu de laisser tomber ? Le voici. Je reproduirai la plus grande partie des deux documents, dont le premier porte la date de Pâques 1912, le second la date de 1914, mais qui expliquent tout le séjour à Tamanrasset, et révèlent le secret d’une action qui, toujours française, fut essentiellement et toujours religieuse.

« Dire à Moussa : 1° S’entourer de braves gens, ne pas garder dans son entourage des vauriens.

« 2° Se défendre des Arabes étrangers qui ne viennent s’installer ici que pour manger le pays, et le manger, lui, Moussa.

« 3° Favoriser la sédentarisation.

« 4° Réduire ses dépenses. Se faire petit. Dieu seul est grand. Celui qui se croit grand, ou qui cherche à être grand, ne connaît pas Dieu.

« 5° Le premier devoir est d’aimer Dieu de tout son cœur et par dessus toute chose, le deuxième, d’aimer tous les hommes comme soi-même. De cet amour du prochain comme soi-même suit la triple loi de la fraternité, de l’égalité (imrad), de la liberté (esclaves). Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où était le noble, où était l’amrid, où était l’esclave ?

« 6° S’il veut connaître comment pensent, parlent et agissent les prophètes, qu’il vienne me voir, je lui lirai l’Évangile.

« 7° Ne pas demander et ne pas accepter de cadeaux. En demandant des cadeaux à ses amis, il pèse lourdement sur eux ; en acceptant des cadeaux de n’importe qui, il devient l’esclave de canailles.

« 8° Payer ses dettes et ne pas en faire de nouvelles ; ne pas en faire auprès de ses amis parce que cela n’est pas digne de lui et que cela pèse lourdement sur eux. Ne pas en faire auprès d’inconnus parce que cela le rend leur esclave. Dieu, dans les livres saints, recommande maintes fois aux chefs de n’accepter aucun cadeau ; si celui de qui ils ont reçu un cadeau leur demande une chose injuste, ils ont peine à la refuser ; s’ils font le mal, ils ont peine à les punir ; il est à craindre qu’ils ne les préfèrent à d’autres aussi bons ou meilleurs qu’eux, qui n’ont rien donné.

« 9° Ne pas faire de cadeaux et ne pas donner l’hospitalité sans nécessité, sans quoi il est toujours : 1° dans les difficultés d’argent et de dettes ; 2° entouré de canailles, car c’est elles et non les braves gens qu’attire l’hospitalité ; 3° il est obligé pour y suffire de se faire faire des cadeaux considérables par ceux des imrad qui lui sont les plus dévoués, lesquels finiront par le haïr à cause de ses demandes d’argent, de son gaspillage et de son mauvais entourage.

« 10° Diminuer le nombre de ses esclaves, bande de vauriens qui le mangent, le rendent ridicule, et ne lui servent à rien.

« 11° Quand il se trouve à proximité d’un officier, aller fréquemment le voir tout seul, bien des choses se traitant mieux en tête à tête, et parler avec lui sans interprète, s’ouvrir entièrement en toute sincérité à l’officier comme à son plus réel ami : ne jamais dire l’ombre d’un mensonge. Pour toutes les affaires graves, traiter toujours en tête à tête, sans interprète, avec l’officier.

« 12° Ne jamais mentir à personne ; tout mensonge est contraire à Dieu, car Dieu est vérité.

« 13° Donner toujours comme guides des gens remarquablement bien, parce que souvent on juge d’après eux tous les autres Touaregs.

« 14° Ne jamais louer personne en face ; quand on aime et estime quelqu’un, cela paraît par la confiance et les actes ; inutile de le dire ; flatter est une bassesse bonne pour les thalebs arabes.

« 15° Ne pas être lent et paresseux, savoir ménager son temps.

« 16° Faire apprendre le français vigoureusement à son monde, pour être naturalisé Français, pour être non nos sujets, mais nos égaux, être partout sur le même pied que nous, ne pouvoir nulle part être ennuyé par personne. Cela viendra tôt ou tard ; ceuxqui voient venir de loin les choses prendront les devants ; grâce à cela et probablement dans un laps de temps court, tous les militaires et employés de l’Ahaggar seront de la race du pays.

« 17° Ne jamais faire de cadeau proprement dit à aucun Français ; cela ennuie ceux à qui il les fait au lieu de leur plaire ; car c’est une charge et pour lui (à qui on désire les éviter), et à ceux qui les reçoivent (qui rendront toujours un cadeau) ; quand un Français accepte ses dons, ce n’est que par politesse seule et à regret. Ne demander au capitaine ni sucre, ni thé, ni rien ; emporter ce qu’il faut et supporter si quelque chose lui manque. En demandant, il obtient ce qu’il désire, mais en même temps, il obtient toujours ce qu’il ne désire pas, le mépris. »

« Lettres écrites à Moussa : Aime Dieu par-dessus toute chose, de tout ton cœur, de toutes tes forces, et de tout ton esprit.

« Aime tous les hommes comme toi-même pour l’amour de Dieu.

« Fais à tous les hommes ce que tu voudrais qu’on te fît.

« Ne fais à personne ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît.

« Humilie-toi en toi-même ; Dieu seul est grand ; tous les hommes sont petits ; l’homme qui s’enorgueillit est insensé, car il ignore s’il ira au ciel ou en enfer.

« Dieu voit toutes tes pensées, tes paroles et tes actions ; souviens-toi et fais-les toutes en pensant qu’il les voit.

« Fais chaque acte comme tu voudrais l’avoir fait à l’heure de la mort.

« L’heure de la mort est inconnue ; que ton âme soit continuellement comme tu veux qu’elle soit à l’heure de la mort.

« Chaque soir, réfléchis aux pensées, paroles, actions de ta journée ; demande pardon à Dieu de ceux qui sont mauvais et de tous les péchés de ta vie, comme si tu allais mourir dans la nuit, et dis à Dieu du fond du cœur :

« Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur, par-dessus tout.

« Mon Dieu, tout ce que vous voulez, je le veux.

« Mon Dieu, tout ce que vous voulez que je fasse, je veux le faire. »

N’est-ce pas là le résumé de toute la morale évangélique, et faut-il faire remarquer qu’un pareil enseignement, commenté par des conversations fréquentes, soit avec Moussa, soit avec les Touaregs et les Harratins du Hoggar, était admirablement fait pour préparer le chef et son peuple à recevoir et à comprendre le dogme catholique ? Le pauvre Saharien qui accepte de faire l’examen de conscience et de dire la prière qui termine la citation que voilà, n’est-il pas dans la disposition la plus parfaite pour mériter et désirer de connaître toute la vérité ? Et comme il serait près de nous ! Et comme les traités tiendraient mieux avec des hommes ainsi formés ! Frère Charles, habitant au milieu d’eux, et n’ayant de relations qu’avec eux, juge vite les Touaregs. Il les compare aux Arabes ; des deux côtés même ignorance et même violence. Mais l’ignorance des Touaregs peut être plus aisément combattue et vaincue, parce qu’ils sont de nature plus aimable, plus curieuse aussi. Leur défaut premier est l’orgueil. Ces nomades d’une tribu du Sahara, « les plus orgueilleux des hommes », nous regardent comme des sauvages. Ils s’estiment eux-mêmes comme les créatures humaines les plus parfaites, « ce qu’il y a de mieux sur la terre ». Ils nous prennent même pour des ignorants, et ce serait là, sans doute, comme un signe de folie, si le plus pauvre prétexte ne leur était fourni, – l’orgueil se contente de peu et parfois même de rien, – par le genre de vie qui est le leur, par l’extrême éloignement et les obstacles de tout genre qui rendent leur pays comme inaccessible. Un des officiers les plus connus de notre armée d’Afrique, expert en toute question saharienne, et que j’interrogeais à Alger sur cet incroyable dédain qu’éprouvent ou affectent les indigènes à notre égard, me répondit : « Ils ont le sentiment que nous sommes à leur merci, toutes les fois que nous leur demandons de nous servir de guides dans le désert, ou de nous conseiller pour une opération de police. Les indigènes nous sentent inférieurs à eux, dans leur milieu, et cela suffit. Notre machinisme les impressionne peu. Une image, une légende, leur semblent une explication et satisfont leur très superficiel désir de savoir. Ainsi pour eux, l’avion n’est qu’une « tente qui vole » ; la télégraphie sans fil, l’utilisation du vent que nous envoyons d’un poste à l’autre ; l’automobile, une boîte de fer où nous avons emprisonné les génies du feu. Ce sont les génies qui font tourner les roues. Et la preuve, c’est la bastonnade (le tour de manivelle) que nous leur donnons au départ, pour les forcer à travailler. Quand une fois l’indigène a entendu ces faibles démonstrations, il se tient pour renseigné, et comme il n’éprouve aucun besoin de changer ses coutumes, que les caravanes de chameaux lui semblent le meilleur moyen de transporter les dattes, le mil et le sel, de même que les coureurs pour transmettre les nouvelles, il accepte de se servir de nos inventions, mais ne nous estime pas à cause d’elles, ayant pu vivre à moins de frais, librement, comme il lui plaît, avant qu’elles fussent connues. »

L’explication de l’orgueil des indigènes n’est pas toute là. On leur a dit, ils ont cru voir, à bien des signes, que les Européens, et particulièrement les Français, étaient des hommes incrédules. C’est une autre erreur, une autre ignorance, plus grave que la première, mais qui s’explique par notre faute, et ils disent : « Vous avez la terre, mais nous avons le ciel. »

Le Père de Foucauld, à qui ce sujet était familier, pouvait donc en toute justice conclure de cette manière :

« Nos nations civilisées – qui ont parmi elles bien des sauvages, bien des gens ignorant les premières vérités, et aussi violents que les Touaregs – sont bien coupables de ne pas éclairer, répandre le bien, l’instruction, des lois de paix dans ces pays si arriérés. Cela serait si facile ! et au lieu de cela, on se consume en folies, ou en guerres, ou en contradictions insensées. »

Tels étaient les compagnons parmi lesquels on peut bien dire que le Père de Foucauld vivait en solitude. Il avait son refuge dans l’adoration du Saint-Sacrement et la célébration de la messe. Mais la consécration du corps du Christ supposait, à côté du prêtre, un servant de messe. Or, une lettre au Père Guérin, datée du 2 avril 1906, laisse prévoir qu’il va être nécessaire de se séparer du nègre, l’ancien esclave amené de Beni-Abbès jusque dans l’Ahaggar. « Paul va de mal en pis, – au moral ; – l’impossibilité de dire la messe sans lui me fait seule le garder. Si j’étais obligé de me séparer de lui, ou s’il me quittait de lui-même, pourrais-je dire la sainte messe, tous les quinze jours, seul, pour renouveler les saintes espèces ? Pourrais-je me communier moi-même chaque jour, comme les prêtres en prison ?… À la grâce de Dieu ! Je suis le plus heureux des hommes ; la solitude avec Jésus est un tête à tête délicieux, mais je voudrais que le bien se fasse, s’étende, se propage ; toutefois, non mea voluntas, sed tua fiat !… Mon âme est en grande paix. Je suis plein de misères, mais sans aucune chose grave me tourmentant. Je suis heureux et paisible aux pieds du Bien Aimé ! »

La volonté de Dieu fut que l’épreuve arrivât, et que le courage de son prêtre parût avec plus d’éclat. À la date du 17 mai, le diaire nous apprend que Paul quitte la Fraternité de Tamanrasset. Frère Charles n’explique rien, il n’a qu’un mot de miséricorde : « Mon Dieu ! faites que je puisse continuer à célébrer le saint sacrifice ! Faites que cette âme ne se perde pas ! Sauvez-la ! »

Dans ses lettres il annonce une prochaine visite au Hoggar. « J’attends la visite de mon vieil et bon ami Motylinski, ancien interprète militaire, un des hommes les plus savants d’Algérie, qui a demandé à passer l’été avec moi, pour faire du tamacheq… Je prépare grammaire, lexique tamacheq-français et français-tamacheq, et traduction d’extraits de la Bible, formant à la fois une histoire sainte abrégée et une collection des passages les plus utiles, dans ce milieu, des livres poétiques, sapientiaux et prophétiques. Tout cela est assez avancé, et peut être fini d’ici deux ou trois mois. »

Le jour de la Pentecôte, 3 juin 1906, Motylinski arrive, « très bon cœur, écrit le Père de Foucauld, qui contribuera à nous faire des amis des Touaregs ». Et Motylinski accepte de répondre la messe. « Le bon Dieu l’a envoyé ici juste à point pour me permettre de continuer de la dire. »

Ce séjour de M. de Motylinski au Hoggar dura trois mois, pendant lesquels les travaux de linguistique firent de grand progrès. Au début de septembre, les deux amis partirent pour le « nord », qu’ici nous appelons l’extrême-sud oranais. Le Père de Foucauld voulait revoir Beni-Abbès. Il y trouva un accueil auquel, modestement, il ne s’attendait pas. « J’ai été très content de ce que j’ai trouvé à Beni-Abbès : les Français, parfaits pour moi, au delà de toute expression, et les indigènes de la Saoura bien au delà de tout espoir. » Ce fut un voyage très rapide : le Père de Foucauld, que Motylinski avait quitté à El-Goléa, – direction Ghardaïa et Biskra, – remonta encore au nord, passa quelques jours à Maison-Carrée, près du Père Guérin et de ses amis les Pères Blancs, puis revint en hâte vers le Hoggar. « Le Hoggar est encore si neuf, disait-il, si peu fait à notre présence, que je crois bien désirable de m’en absenter le moins longtemps possible. » Et il repartit d’Alger le 10 décembre, avec l’intention de passer quelques semaines à Beni-Abbès, puis de piquer au sud et de regagner Tamanrasset.

Merveille véritable : il avait un compagnon ! Non pas un amateur ou un savant en excursion, mais un compagnon qui se disait résolu à suivre l’ermite au désert. C’était un jeune breton, fils de pêcheur, qui avait passé trois ans chez les Pères Blancs, puis trois autres années dans un régiment de zouaves, en Afrique. Il cherchait sa voie définitive, et crut l’avoir trouvée en écoutant les récits qu’on faisait de l’apostolat du Père de Foucauld. Ils partirent donc ensemble. Après avoir passé toute la soirée et toute la nuit, en compagnie d’indigènes, dans une des voitures du petit train qui part d’Oran et s’approche de la frontière marocaine jusqu’à la toucher vers Beni-Ounif, le Père et Frère Michel vêtu à l’arabe descendirent à la station d’Aïn-Sefra, chef-lieu de la subdivision militaire. J’ai passé là ; c’est un village, presque une ville bâtie à gauche du chemin de fer, au delà d’un large espace où le sable vole ; maisons claires, bureau de renseignements et cercle construits en style mauresque ; petites boutiques d’un poste du sud ; on voit, parmi les toits, des touffes d’arbres, et, tout en arrière, des éperons de grandes dunes qui avancent, et une montagne. Une quinzaine d’officiers étaient venus attendre à la gare leur ancien camarade et, parmi eux, le général Lyautey, qui lui offrit l’hospitalité. « Je le trouvai pauvre et négligé, lui autrefois si raffiné, m’a raconté le maréchal. Et cela était voulu. Il ne restait plus rien de l’ancien Foucauld. Si, quelque chose : les yeux, qui étaient beaux, illuminés. Les officiers l’adoraient. Il monta à cheval avec eux, pieds nus. Je lui avais donné une chambre. Quand il nous quitta, le lendemain, je venais de recevoir un télégramme m’annonçant que des amis allaient arriver. Je dis à l’ordonnance :

« – Dépêche-toi de faire la chambre !

« – Ça sera vite fait, mon général !

« – Pourquoi ?

« – Le lit n’a pas été touché ; aucun objet n’a été déplacé, il a couché sur le carreau. »

C’était l’habitude.

D’Aïn-Sefra, les deux voyageurs gagnèrent Colomb-Béchar par le chemin de fer. Ils s’arrêtèrent cependant vingt-quatre heures à Beni-Ounif, et, sur l’invitation du commandant Pariel, déjà populaire et parfaitement en sécurité dans l’oasis marocaine, visitèrent Figuig, où trois ans plus tôt, le gouverneur général de l’Algérie avait été accueilli à coups de fusil. C’est peu de chose, une promenade sous les palmiers et dans les ksours, une conversation de quelques minutes avec les indigènes, tout blancs dans l’ombre bleue des ruelles tournantes, un salut, un mot d’amitié, une aumône. Cependant, certains êtres ont un pouvoir mystérieux : ils passent, et celui qui les a seulement aperçus, touchés, entendus un instant, ne peut plus les oublier. À plus de treize ans de distance, au printemps de 1920, j’ai retrouvé très vivant, à Figuig, le souvenir de la visite du Père de Foucauld. Un des soldats du maghzen, un cavalier magnifique dans son costume de haute couleur, un homme au visage grave et doux, que j’interrogeais, m’a répondu :

– Tu veux parler du marabout chrétien ? Oui, je me le rappelle.

– Qu’as-tu pensé de lui ?

– Ce que tout le monde pensait : c’était l’homme du bien.

Après Colomb-Béchar, pour gagner Beni-Abbès, il n’y a plus de chemin de fer, plus de route, et le compagnon commençait à proprement parler l’apprentissage du voyage en pays saharien. Il a écrit ses impressions ; il a jugé son « supérieur », et les pages de ce récit sont un des documents qui font le mieux connaître ce qu’était la vie du Père de Foucauld, soit pendant les jours de marche dans le désert, soit à Beni-Abbès.

Récit du Frère Michel : « Nous atteignons Colomb-Béchar, point terminus de la voie ferrée. À la gare, les officiers français de la garnison viennent encore chercher mon vénéré supérieur, qui reçoit l’hospitalité chez l’un d’eux, tandis que j’allais loger, comme il était convenu, dans un modeste hôtel. Le premier soin du Père, à notre arrivée, fut de louer un domestique qui serait chargé, pendant la traversée du Sahara, de conduire et de soigner les deux chameaux qui portent nos bagages et nos provisions. C’était un grand enfant de trente ans, un nègre, ancien esclave de Tombouctou, nommé Oubargua, buveur et entêté, vaniteux, menteur, paresseux et gourmand, d’une malpropreté repoussante et sans aucune religion. Il avait accepté avec joie de servir le Père, qu’il croyait très riche, dans l’espoir d’avoir une nourriture abondante et délicate, et aussi peu de travail. Au bout de quelques jours, grand fut son désappointement, quand il vit qu’au lieu de faire bonne chère, il avait tout juste le suffisant. Aussi était-il bien résolu à quitter cette place, dès qu’il en trouverait une autre où il serait mieux nourri.

« Le lendemain matin, nous faisions notre entrée dans le désert, escortés de cinq ou six goumiers commandés par un sergent. Les soldats nous précédaient toujours de quelques pas, et fouillaient avec soin tous les buissons, tous les plis de terrain, pour voir s’ils ne cachaient pas des pillards de caravanes. Après trois jours de marche, sans aucune fâcheuse rencontre, nous arrivons enfin à Beni-Abbès, où le Père avait établi ce qu’il appelait son premier ermitage, et où nous devions nous reposer pendant quelques jours. C’était un bien modeste couvent, construit en terre et en bois, comme toutes les cabanes du pays. Les cellules, au nombre de sept ou huit, destinées aux futurs religieux, étaient si basses qu’un homme de taille ordinaire atteignait le plafond en élevant un peu la main au-dessus de sa tête, si étroites qu’en étendant les bras en forme de croix on pouvait toucher la muraille à droite et à gauche. Point de lit, point de siège, point de table, point de prie-Dieu pour s’agenouiller. On devait coucher tout habillé sur une natte de palmier étendue par terre. La sacristie, assez grande, servait au Père de bibliothèque et de magasin, de chambre à coucher et de cabinet de travail. La chapelle était un édifice bâti comme tout le reste, en bois et en terre, et surmonté d’un campanile ; l’intérieur ne contenait d’autre meuble qu’un autel bien simple et deux prie-Dieu. On devait donc, pendant les longs offices et les exercices de piété de la journée et de la nuit, se tenir debout, ou à genoux, ou assis sur des nattes. Près de la sacristie, il y avait une belle chambre, complètement vide, réservée, dans la pensée du Père, aux étrangers de passage, au préfet apostolique, aux officiers, à d’autres personnages distingués qui pourraient venir le visiter. Nous passâmes toutes les fêtes de Noël dans cet ermitage. À la messe de minuit, il y eut une centaine d’assistants, tous officiers, sous-officiers ou soldats, qui remplissaient, non seulement l’église, mais encore la sacristie. Je remarquai une seule femme dans cette nombreuse assemblée. C’était une vieille mulâtresse, très pauvre, complètement aveugle, une belle âme enchâssée dans un vilain corps, que le Père avait baptisée depuis trois ou quatre ans, et qu’il faisait vivre de ses aumônes. Elle consacrait toutes ses journées à la prière, et ne manquait pas de communier toutes les fois que le saint sacrifice de la messe était offert à Beni-Abbès. Au départ de son bienfaiteur, elle pleurait à chaudes larmes et poussait des cris de douleur.

« Voici le règlement que nous suivions pendant les dix journées que nous avons passées dans cet ermitage. Comme nous n’avions pas de lampes pour nous éclairer, et qu’il nous fallait économiser la cire et les bougies nécessaires aux longues et fréquentes cérémonies liturgiques, notre lever et notre coucher étaient réglés sur le soleil. Le Père, qui aimait l’exactitude, remplissait lui-même la pénible fonction de réglementaire, exercée d’ordinaire, dans les communautés, par le plus jeune et le moins digne. Il venait me réveiller le matin, à la pointe du jour. Comme nous couchions tout habillés, notre toilette était vite terminée, et, quelques minutes après le lever, ayant dit dans ma cellule l’angélus au son de la clochette, j’allais à l’église. Mon supérieur récitait alors une longue prière, moitié en latin moitié en français, à laquelle je répondais ; il exposait le Saint-Sacrement au chant du Tantum ergo, puis célébrait la sainte messe que je servais, et pendant laquelle je communiais. Nous restions en silence et en adoration pendant plus de deux heures. L’action de grâces et l’oraison terminées, le Père récitait son bréviaire, à voix basse, pendant que, de mon côté, je récitais des Pater et des Ave. Avant de sortir de la chapelle, le Père donnait la bénédiction du Très Saint-Sacrement, et renfermait dans le tabernacle, le saint ciboire. Vers 9 heures, nous allions chacun à notre besogne : mon supérieur s’enfermait dans la sacristie où se trouvaient ses livres et ses manuscrits, et il faisait sa correspondance, ou travaillait à son dictionnaire de langue touarègue, écrivant toujours, à défaut de table, sur une simple caisse. Pour moi, je me retirais dans ma cellule, la seule qui eût une cheminée, et qui servait à la fois d’atelier, de cuisine et de réfectoire. Là, je faisais une lecture de piété, puis je m’occupais, soit à moudre du blé entre deux pierres, comme les gens du pays, soit à écraser, avec un pilon, des dattes dans on mortier, soit à cuire des galettes sous la cendre, soit à préparer la cuisine. À 11 heures avait lieu le repas, précédé d’une lecture d’un chapitre du Nouveau Testament et de l’examen particulier. Après avoir dit le Benedicite, le Père lisait, debout, à haute voix, deux ou trois passages d’un chapitre de l’Imitation ; alors nous nous asseyions sur nos nattes, autour de la casserole, posée à terre, sortant du feu, le Père, notre domestique nègre et moi, et nous mangions dans le plus grand silence, pêchant au plat à l’aide d’une cuillère, buvant de l’eau au même pichet. Le menu était peu varié : il se composait tantôt d’un plat de riz apprêté avec de l’eau et par extraordinaire avec du lait condensé, mélangé parfois de carottes et de navets qui poussent dans les sables du désert, tantôt d’une sorte de marmelade d’un goût assez agréable, faite avec de la farine de blé, des dattes écrasées et de l’eau. Point de serviettes, point de nappe, ni assiettes, ni couteaux, ni fourchettes pour prendre cette légère collation. Nous nous levions au bout d’un quart d’heure ou vingt minutes, et, les prières de l’action de grâces récitées, nous allions tous les deux à la chapelle en psalmodiant le Miserere, pour faire une visite au Très Saint-Sacrement et la lecture spirituelle en commun. Vers deux heures, nous retournions chacun de notre côté à nos occupations habituelles, le Père à ses études, moi à un travail manuel. À 6 heures du soir avait lieu le souper, à un seul service, comme le repas, pris de la même façon et expédié avec la même rapidité. Vers 6 heures et demie, nous allions à l’église faire oraison devant le Très Saint-Sacrement exposé, puis une longue prière du soir suivie de la bénédiction du Saint-Sacrement. Nous terminions la journée par le chant du Veni Creator. Le coucher était fixé régulièrement au crépuscule, mais il faisait toujours nuit quand nous allions prendre notre repos.

« Nous demeurâmes plus d’une semaine dans cette oasis de Beni-Abbès, fidèles observateurs du règlement austère que je viens de faire connaître. Le 27 décembre 1906, nous continuâmes notre voyage, accompagnés de plusieurs officiers, entre autres du capitaine qui commandait la garnison, et de deux soldats indigènes. Les officiers firent route avec nous pendant une journée complète. Dans l’après-midi, un troupeau de gazelles passa devant notre caravane, à une assez grande distance, et s’arrêta pour nous regarder. Un de nos méharistes, aussitôt, ajusta l’une d’elles et l’abattit d’un coup de fusil. On la dépeça et on la fit rôtir. Le souper fut un vrai régal, auquel tous prirent part, même mon vénéré supérieur.

« Le lendemain matin, les officiers nous quittèrent, après un échange de bons souhaits et de chaleureuses poignées de main, nous laissant les deux soldats indigènes pour nous protéger. Le Père, au moment de la séparation, remit la clef de son ermitage de Beni-Abbès au capitaine, en lui disant : « Gardez bien la maison du Bon Dieu, je vous la confie. »

« Pendant toute cette traversée du désert, qui eut lieu en hiver, la température du jour était de quinze à vingt degrés de chaleur, celle de la nuit de deux à trois degrés de froid. Le matin, nous trouvions quelquefois l’eau gelée dans la burette et la terre couverte d’une couche légère de glace. De temps en temps, soufflait un vent impétueux, qui formait des nuages épais de poussière, et nous envoyait du sable dans les yeux et de petits cailloux qui nous frappaient au visage. Quand nous arrivions le soir dans un village, on nous offrait toujours l’hospitalité, et nous passions la nuit dans une maison. Le plus souvent, nous couchions à la belle étoile, sans feu, dans un trou assez grand pour loger le corps d’un homme, que nous creusions nous-mêmes dans le sable avec les mains, et qui nous servait de lit. Transis de froid, roulés dans la couverture de campement, nous nous tournions et retournions sur notre natte pendant des nuits entières, pour nous réchauffer et appeler le sommeil, sans pouvoir y réussir. Vers midi, nous faisions halte d’une bonne heure, qui nous permettait d’allumer le feu, de faire la cuisine et de dîner ; le soir, un peu avant le coucher du soleil, à l’endroit où nous devions camper, avait lieu le souper ; le menu de ces deux repas était celui de l’ermitage, auquel on ajoutait une tasse de café. Un jour, le Père invita quelques officiers à sa table en plaisantant ; ceux-ci acceptèrent la gageure ; mais, pendant tout le repas, ils parurent fort gênés, mangèrent avec une extrême répugnance, et furent vite rassasiés : ils n’eurent pas envie, je présume, de recevoir une seconde invitation à pareil festin.

« Au sein de la silencieuse nature, dans cette terre morte, où jamais être humain n’a fixé sa demeure, il nous était facile de mener la vie de solitude et de contemplation. Le Père ne manqua pas une seule fois de célébrer les saints mystères sur un autel portatif, au lever du soleil, le plus souvent en plein air, trois ou quatre fois seulement, pour ne pas essuyer la bourrasque, sous la tente que nous avions dressée la veille au soir.

« Comme Moïse, je devais seulement voir de loin la terre promise. Déjà assez mal portant au départ d’Alger, je tombai sérieusement malade, un peu plus de deux mois après notre départ de Beni-Abbès, et je me sentis incapable de continuer ce pénible voyage à pied dans les sables. Je dus m’arrêter à In-Salah, et renoncer, à mon grand regret, à la mission des Touaregs. Le bon Père essaya d’abord de me retenir, mais m’ayant fait visiter par le major de la garnison,… voyant bien aussi que j’étais à bout de forces et que je serais pour lui plutôt un embarras qu’une aide, il me donna une bonne somme d’argent et des vivres en abondance, et me remit entre les mains de deux hommes de confiance…

« Je suis resté avec le révérend Père Charles de Jésus du 2 ou 3 décembre 1906 au 10 mars 1907 ; j’ai donc vécu avec lui pendant trois mois dans la plus grande intimité. Je puis affirmer, sous la foi du serment, qu’il m’a toujours grandement édifié par sa tendre dévotion au Sacré-Cœur, au Très Saint-Sacrement et à la Très Sainte Vierge Marie, par son zèle ardent des âmes et sa charité envers le prochain, par son esprit de foi, sa ferme espérance et son détachement complet des biens de la terre, par son humilité profonde, sa patience imperturbable dans les épreuves, et surtout par sa mortification effrayante. Pour dire toute la vérité, je dois cependant signaler une imperfection, assez commune aux hommes qui ont exercé longtemps l’autorité, que j’ai aperçue dans mon digne supérieur. Il lui échappait de temps en temps, quand les choses n’allaient pas à son gré, un mouvement d’impatience qui, du reste, était promptement réprimé. À part ce léger défaut, dont il a dû se corriger, j’estime que le Père Charles pratiquait à un degré héroïque les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales, ainsi que les vertus morales qui en sont les annexes.

« Charité envers Dieu. – Il aimait passionnément Jésus-Christ, son Dieu, son frère, son ami, et son grand bonheur était de converser avec le prisonnier d’amour, réellement présent au tabernacle. La prière faisait ses délices ; elle était vraiment sa vie et la respiration de son âme. Il passait la plus grande partie de ses journées et de ses nuits agenouillé devant le Très Saint-Sacrement, adorant, suppliant, remerciant, réparant. Comme, la nuit de Noël, il n’avait pas quitté un seul instant notre église, j’osai lui demander, le lendemain, comment il pouvait rester si longtemps éveillé au milieu des plus épaisses ténèbres : « On n’a pas besoin de voir clair, me répondit-il, pour parler à Celui qui est le soleil de justice et la lumière du monde. »

« Désir du martyre. – Il aurait voulu donner à Jésus-Christ la plus grande preuve d’affection et de dévouement qu’un ami puisse donner à un ami, en mourant pour lui, comme Il est mort pour nous. Il désirait et demandait à Dieu, avec instance, le martyre, comme le plus grand de tous les bienfaits. La perspective d’une immolation, dont la beauté et la grandeur exaltaient sa foi généreuse, transformait sa parole, toujours ferme et ardente, en véritables chants de joie. « Si je pouvais un jour être tué par les païens, disait-il, quelle belle mort ! Mon bien cher frère, quel honneur et quel bonheur, si Dieu voulait m’exaucer ! »

« Humilité. – Cet ancien saint-cyrien était le plus humble des hommes. Je ne l’ai jamais entendu parler de lui d’une manière avantageuse. Il fallait l’interroger pour savoir quelque chose de sa famille, de son passé, de ses succès. Un jour, je lui demandai combien d’âmes païennes il avait converties : « Une seule, me répondit-il modestement, cette vieille mulâtresse que vous avez vue à l’ermitage de Beni-Abbès.

« – N’avez-vous pas fait d’autres conquêtes ?

« – Oui, c’est vrai, j’ai encore baptisé un petit enfant en « danger de mort, qui a eu le bonheur de quitter presque aussitôt cette terre pour s’envoler au ciel. J’ai enfin administré le baptême à un garçon de treize ans, mais ce n’est pas moi qui l’ai converti, il m’a été présenté par un sergent français, qui lui avait fait le catéchisme et l’avait préparé à recevoir les sacrements. Vous voyez, mon cher frère, que je suis vraiment un serviteur inutile. »

« Il aime, il cherche les avanies, les dérisions, les outrages, par un extérieur qu’il s’efforce de rendre extravagant. Il marche toujours les pieds nus et crevassés par le froid, dans de grossières sandales. Il porte une robe de toile écrue, toujours trop courte, souvent maculée et déchirée. Il se coupe lui-même la barbe et les cheveux, sans se servir de miroir. Que lui importe ce qu’on peut penser et dire à son sujet ? Pourvu qu’il plaise à Dieu, il ne se met pas en peine du jugement des hommes.

« Mortification. – Comme tous les saints, le Père Charles de Jésus n’a cessé de crucifier sa chair. En chemin de fer, il choisit toujours un compartiment de troisième classe ; dans les plaines sablonneuses du Sahara, il marche toujours à pied, bien qu’il soit excellent cavalier. Les soldats qui nous escortaient nous offraient leurs montures, quand ils mettaient pied à terre pour se délasser ; une seule fois, le Père, étant extrêmement fatigué, consentit, sur mes instances, à aller à cheval. Quand nous faisions une halte, harassés et le corps en sueur, il me donnait son burnous pour me couvrir, tandis que lui, revêtu seulement de sa robe de toile légère, tremblait de froid. Je ne l’ai jamais vu boire du vin ou des liqueurs, et il ne m’a jamais permis d’en accepter, quand les officiers m’en offraient. Sur ce point de sa règle, il était inexorable, et il déclarait qu’il ne me donnerait jamais de dispense. Une seule fois, il a mangé de la viande en ma présence, avec tous les gens de la caravane. Je ne l’ai jamais vu non plus déjeuner le matin pendant que nous séjournions à Beni-Abbès ; il se contentait du dîner de 11 heures et du souper de 6 heures du soir, dont j’ai fait connaître le menu. Il m’obligeait au contraire à interrompre l’oraison, et à sortir de la chapelle pendant dix minutes, tous les jours, vers 7 heures du matin pour aller prendre une tasse de café et un morceau de galette.

« Pauvreté. – Il ne faisait jamais une dépense sans qu’elle fût absolument nécessaire. Comme il voyageait à peu près six mois de l’année, je lui conseillai d’acheter un troisième chameau qui lui servirait de monture au lieu d’aller à pied. « Non, me dit-il énergiquement, je vis aux frais de ma famille ; de plus, je dois secourir les pauvres, je n’ai pas le droit de faire cette dépense. J’ai deux chameaux, nécessaires pour porter nos provisions de route et nos bagages, un troisième serait superflu. »

« Je me souviendrai jusqu’à la fin de ma vie de la messe du Père Charles, que j’ai eu le bonheur de servir si souvent. Il la disait sans lenteur comme sans précipitation, dévotement, dignement, avec une humilité, une foi, un air de componction qui m’impressionnaient vivement.

« Générosité. – Ce gentilhomme… était généreux jusqu’à la prodigalité, et donnait sans compter. Quand nous entrions dans un village, ce qui arrivait presque tous les jours, et même de temps en temps deux fois dans la même journée, les habitants, en grand nombre, le caïd à leur tête, attirés par la réputation de sainteté du grand moine, venaient à sa rencontre, et se pressaient auprès de lui pour le voir et l’entendre. Ils saluaient le Père avec vénération, lui baisaient la main en lui donnant le titre de Sidi Marabout. Dans cette foule, se glissait parfois un Européen qui, avec un appareil de photographie, essayait de prendre le portrait de cet homme extraordinaire. Une multitude de mendiants surtout accouraient, et assiégeaient celui qu’ils appelaient leur bienfaiteur, pour avoir l’aumône. Le Père alors distribuait une somme de quinze à vingt francs, en menue monnaie, à ceux qui lui paraissaient les moins misérables ; à ceux qui étaient déguenillés et presque nus, il donnait des morceaux d’étoffe, en leur recommandant d’en faire une robe pour se vêtir.

« Travail. – Le Père Charles entendait manger son pain à la sueur de son front ; il n’y avait aucun vide dans ses journées. Dans le désert, aux heures de halte, au lieu de faire la sieste ou de se reposer, même quand il était exténué par une longue marche au soleil, il travaillait à son dictionnaire, qu’« il avait à cœur de terminer avant sa mort pour faciliter la tâche des futurs missionnaires ». Je puis affirmer qu’il ne fumait jamais, même quand il était en compagnie des membres de sa famille ou de ses anciens camarades du régiment…

« Pendant notre séjour à l’ermitage, quand il n’était pas à la chapelle à prier, j’étais sûr de le trouver à la sacristie, une plume ou un livre à la main. Je ne l’ai jamais vu faire une promenade en dehors de la clôture, ou dans notre jardin. Il ne prenait jamais de récréation. Pour se reposer, après la prière et l’étude, il faisait de petites croix en bois qui faisaient toute la décoration des pauvres cellules ; il peignait des images du Sacré-Cœur ou de la Très Sainte Vierge, et dessinait toutes sortes d’emblèmes religieux dont il ornait notre modeste chapelle et la sacristie ; il écrivait en belle ronde ou en gothique, sur des pancartes, les sentences les plus édifiantes des anciens Pères de la Thébaïde, les maximes des saints docteurs ou des saints martyrs les plus propres à inspirer l’esprit de sacrifice, et les plaçait sur toutes les murailles.

« Il m’a été bien doux de parler du révérend Père Charles de Jésus, qui m’a donné tant et de si beaux exemples de toutes les vertus pendant le temps trop court que j’ai eu le bonheur de vivre dans son intimité. J’ai été son premier et son dernier disciple. Je demande à Dieu d’être, dans la mesure de mes forces, son imitateur. »

La petite espérance d’avoir un compagnon de mission, peut-être un successeur, s’en retourne vers le nord avec Frère Michel.

En même temps, le colonel Laperrine, passant à In-Salah, apprend au Père de Foucauld la mort de M. de Motylinski, survenue le 2 mars 1907. Cette peine, et la déception qui l’avait précédée, ne découragent pas l’homme énergique qu’est Frère Charles, mais il songe à la précarité de son œuvre. Il écrira bientôt au Père Voillard (6 mai 1907) : « Je vieillis, et je voudrais voir quelqu’un de meilleur que moi me remplaçant à Tamanrasset, un autre meilleur que moi installé à Beni-Abbès, de manière que Jésus continue à résider en ces deux lieux, et que les âmes y reçoivent de plus en plus. »

En attendant cette joie de l’ouvrier successeur qui s’éloigne toujours, Frère Charles installe, – ce qui est un bien gros mot pour un propriétaire sans mobilier, – une petite maison à In-Salah. Elle lui a coûté 160 francs. Il l’a choisie en plein quartier indigène, dans le Ksar-el-Arab, tout près de la dune. Il faut bien prévoir et préparer ses haltes, car, disait-il, « si je ne suis pas curé, ce coin de terre, qui est comme ma paroisse, a 2 000 kilomètres du nord au sud et 1 000 de l’est à l’ouest, avec 100 000 âmes dispersées dans cet espace ». Pendant ce séjour à In-Salah, il continue ses études de langue touarègue, avec Ben Messis, que l’extraordinaire puissance de travail de son élève étonne et fatigue un peu. M’ahmed ben Messis était un des personnages les plus intelligents et les plus sympathiques du Sahara. Fils de père chambi et de mère touarègue d’une tribu noble des Azdjers, il était considéré par les Touaregs comme un des leurs, malgré les vives inimitiés qu’il rencontrait parmi eux, et qui avaient pour cause le dévouement de Ben Messis à la France. Ce fut Ben Messis qui dénonça la plupart des assassins du marquis de Morès, lui encore qui servit de guide aux 150 goumiers du lieutenant Cottenest, lorsque celui-ci, le 7 mai 1902, défit 300 Touaregs à Tit, et amena la soumission de plusieurs tribus. Aucun indigène de ces régions ne parlait mieux le tamacheq, aucun ne connaissait mieux les traditions du pays. Il fut un très dévoué ami pour le Père de Foucauld.

Aussi, quand un détachement de 80 hommes, commandé par le capitaine Dinaux, quitta In-Salah le 8 mars pour traverser, à petites journées, l’Adrar et le Hoggar, le Père de Foucauld, qui estimait grandement cet officier, assuré en outre de voyager avec le Touareg Ben Messis, accepta-t-il volontiers de faire la tournée. Il partit donc missionnaire et philologue à la fois. On sait qu’il avait coutume de travailler pendant les marches, à la halte, la nuit même, à la lueur d’une bougie, si le vent ne soufflait pas : il ne changea pas son usage. Le voyage étant toujours d’apprivoisement, on faisait des séjours près des campements des pasteurs, et c’étaient de belles semaines pour le savant qui voulait recueillir les traditions, et aussi les poésies que personne n’a écrites, et que les hommes ont seulement gardées dans leur mémoire. « Précieux documents pour la grammaire et le lexique ; pour la grammaire, on y puise, en cas de doute, des exemples ; pour le lexique, on y trouve bien des mots qui ne reviennent pas souvent dans la conversation. En arrivant ici, – c’était à Dourit, à 100 kilomètres au sud de Timiaouin, – j’ai promis un petit salaire pour les poésies qu’on m’apporterait ; cette promesse, en un temps où le pays est pauvre, a suffi pour remplir ma tente pendant un mois ; on m’a fait dire aussi, des douars voisins, qu’on y désirait ma visite, pour que les femmes pussent à leur tour me donner des poésies. J’ai donc été plusieurs fois dans les douars, passant des heures sous un arbre ou dans une tente, au milieu de tous les enfants et les femmes, écrivant des vers et faisant de petits cadeaux. Je suis très heureux de cet apprivoisement qui s’accentue ; ce n’est qu’un premier pas, bien petit, bien humble, mais enfin, il fallait le faire pour faire tomber tant de préjugés, de répulsions, de défiances. Je ferai tous mes efforts pour achever, cette année, le lexique touareg-français. J’ai prié Laperrine de faire publier, par qui il voudrait, comme une chose lui appartenant, appartenant au commandant militaire des oasis, la grammaire touarègue et le lexique français-touareg, qui sont finis, ainsi que le lexique touareg-français auquel je travaille, et les poésies que j’ai collectionnées, à la seule condition que mon nom ne paraisse pas, et que je reste entièrement inconnu, ignoré. Je voudrais, l’année prochaine, n’avoir d’autre travail que la correction des saints Évangiles et des extraits de la Bible traduits précédemment, et ensuite n’avoir plus d’autre œuvre que de donner l’exemple d’une vie de prière et de travail manuel, exemple dont les Touaregs ont tant besoin. »

Un peu plus tard, il répétera cette expresse recommandation : je veux demeurer inconnu. Son extrême humilité se révolte à l’idée que les œuvres qu’il a composées puissent lui valoir quelque réputation. « Ce ne sont pas ces moyens-là que Dieu nous a donnés pour continuer l’œuvre du salut du monde. Les moyens dont il s’est servi à la crèche, à Nazareth, et sur la Croix sont : pauvreté, abjection, humiliation, délaissement, persécution, souffrance, croix. Voilà nos armes ! Nous ne trouverons pas mieux que lui, et il n’a pas vieilli. »

Frère Charles promettait un sou par vers, et tous les chants de guerre ou d’amour du peuple touareg, ceux d’un temps lointain difficile à préciser, et ceux d’aujourd’hui, ceux des poètes renommés et ceux des inconnus, passaient une fois de plus sur les lèvres d’un récitateur, et, notés par un savant, changeaient de destinée, échappaient à l’oubli, naissaient à la vie du livre qui les porterait ailleurs. Œuvre de science, indubitablement, mais pour l’apostolat. Les preuves abondent, dans la correspondance du Père de Foucauld, de cette volonté réfléchie et qui demeurera jusqu’au bout, de ne pas considérer comme un but la possession et la vulgarisation de la langue touarègue : il a cherché, par tous moyens, ces âmes éloignées de nous qui étaient la paroisse de son désir ; pour elles, afin qu’elles fussent mieux connues, plus aimées, un jour mieux évangélisées, il a traduit leurs poésies ; afin qu’elles comprissent la vérité révélée, il a entrepris la traduction de l’Écriture sainte ; pour elles et pour ceux qui viendraient, après lui, instruire et sauver, il a composé sa grammaire et son lexique. Dans les lettres de cette époque, il apparaît nettement qu’il travaillait avec l’espoir que les Pères Blancs, un jour, bientôt, commenceraient d’évangéliser ceux qu’il aurait rapprochés d’eux. La petite maison d’In-Salah serait leur gîte, au passage, autant que son gîte à lui.

En somme, la tournée dans l’Adrar et le Hoggar a été très heureuse. « Je passe encore quelques jours au pâturage, avec le détachement, pour profiter de Ben Messis, et pousser les études touarègues avec lui ; dans quatre ou cinq jours, il part pour In-Salah avec le capitaine Dinaux toujours parfait pour moi, comme tous les Français du détachement. Aussitôt, je prendrai le chemin de Tamanrasset.

« Grâce aux Français du détachement, je n’ai jamais manqué de servant pour la messe, depuis mon départ d’In-Salah. Comment ferai-je à Tamanrasset ?… C’est au divin Maître à arranger les choses… »

La suite de cette lettre au Père Guérin est une réponse, et on va voir jusqu’où la charité conduit une âme d’apôtre : jusqu’à sacrifier la messe où le prêtre puisait la force pour l’épreuve quotidienne.

« La question que vous posez : vaut-il mieux séjourner au Hoggar sans pouvoir célébrer la sainte messe, ou la célébrer et n’y pas aller, je me la suis souvent posée. Étant seul prêtre à pouvoir aller au Hoggar, tandis que beaucoup peuvent célébrer le très saint sacrifice, je crois qu’il vaut mieux aller malgré tout au Hoggar, laissant au bon Dieu le soin de me donner le moyen de célébrer, s’il le veut (ce qu’il a toujours fait jusqu’à présent, par les moyens les plus divers). Autrefois, j’étais porté à voir, d’une part, l’Infini, le saint sacrifice ; d’autre part, le fini, tout ce qui n’est pas Lui, et à toujours tout sacrifier à la célébration de la sainte messe. Mais ce raisonnement dut pécher par quelque chose, puisque, depuis les apôtres, les plus grands saints ont sacrifié, en certaines circonstances, la possibilité de célébrer à des travaux de charité spirituelle, voyage ou autre. Si l’expérience montrait que je puis avoir à rester très longtemps à Tamanrasset sans célébrer, il y aurait, je crois, à y faire des séjours moins longs, non à se borner à accompagner des détachements, ce qui n’est pas du tout la même chose que de résider seul ; résider seul dans le pays est bien ; on y a de l’action, même sans faire grand’chose, parce qu’on devient « du pays » ; on y est si abordable et si « tout petit » !… Puis, à Tamanrasset, il y a, même sans messe quotidienne, le très Saint-Sacrement, la prière régulière, les longues adorations, pour moi grand silence et grand recueillement, grâce pour tout le pays, sur lequel rayonne la Sainte Hostie.

« J’ai regardé comme une grande grâce l’installation à In-Salah, plutôt pensant à l’avenir et à vous que pour moi. Sans doute, j’y passerai, aux allées et venues, plus longtemps que par le passé, et tâcherai d’avoir quelques relations avec les pauvres et de les habituer à la confiance envers le marabout, mais je suis moine et non missionnaire, fait pour le silence, non pour la parole, et, pour avoir influence à In-Salah, il faudrait entretenir des relations, aller voir et recevoir des visites, ce qui n’est pas ma vocation : je tâche seulement d’ouvrir un peu la voie à ce qui sera votre œuvre. »

Frère Charles retrouve donc sa plaine et ses montagnes d’horizon de Tamanrasset. On accourt aussitôt pour lui demander l’aumône, car le Hoggar souffre d’une grande famine. L’ermite avait une provision de blé ; il la pille lui-même, en hâte ; il donne aux pauvresses qui tendent leurs écuelles vides ; il organise des dînettes d’enfants, et rassemble chaque jour les petits de la région, pour qu’ils mangent à leur faim. Il les sert, et il oublie de se réserver une part.

Une chose l’inquiète, et justement : la tentative que fait Moussa pour islamiser le Hoggar. « Profitant de ce que l’organisation du Hoggar, restée jusqu’ici un peu flottante et incertaine, est plutôt celle d’un petit royaume s’administrant lui-même que celle d’un pays directement administré par nous, il a hâte de l’organiser en pays musulman.

« Il y a deux ans, anarchie complète : ni commandement, ni obéissance, pillage partout, religion nulle. Aujourd’hui, on obéit à Moussa ; il répartit l’impôt, nomme les chefs subalternes, se fait obéir, lève des forces armées, interdit, sous des peines très sévères, les pillages, vols, meurtres ; il a établi un cadi pour juger tout selon le droit musulman. Il va construire à Tamanrasset, dont il fait sa capitale, – faut-il fuir en un lieu plus désert, ou voir la main de Jésus rendant l’influence plus facile ? – une mosquée et une zaouia. On va prélever la dîme religieuse dans tout le Hoggar, pour l’entretien de cette zaouia où probablement siégera le cadi, où des tholbas du Tidikelt ou du Touat enseigneront le coran, la religion, l’arabe aux jeunes Touaregs. C’est l’islamisation du Hoggar, et par là même des Taïtoq. C’est un fait très grave. Jusqu’à présent, les Touaregs, peu fervents musulmans, faisaient facilement connaissance avec nous, devenaient très familiers et très ouverts. Une fois que ce très mauvais esprit, très étroit, très fermé, si plein d’antipathie pour nous, des gens du Touat et du Tidikelt, les aura pénétrés, les tholbas enseignant les enfants, ce sera bien différent, et il est à craindre que, dans quelques années, la population du Hoggar ne nous soit bien plus hostile qu’aujourd’hui ; aujourd’hui, il y a chez elle défiance, crainte, sauvagerie ; dans quelques années, si l’influence musulmane touatienne prend le dessus, ce sera une hostilité profonde et durable.

« Comme je vous le disais, Tamanrasset tend à devenir la tête musulmane du Hoggar, la capitale de Moussa.

Moussa y fait de gros travaux de culture : y a désormais ses champs et ses jardins ; il campe habituellement à proximité :… il va y établir un marché perpétuel avec boutiques… »

Frère Charles, témoin de ces essais d’organisation et d’enseignement islamiques, et souffrant donc dans son amour de la vérité catholique et de la chère France colonisatrice, Frère Charles, qui passe des mois sans recevoir des nouvelles d’Europe, car les courriers sont encore bien irréguliers, Frère Charles, privé de la messe, parce qu’il n’y a pas de servant, écrit à son beau-frère, le 9 décembre 1907 : « Je suis heureux, heureux d’être aux pieds du Saint-Sacrement à toute heure, heureux de la grande solitude de ce lieu, heureux d’être et de faire, – sauf mes péchés et mes misères, – ce que veut Jésus ; heureux surtout du bonheur infini de Dieu. S’il n’y avait pas cette source intarissable de bonheur et de paix, le bonheur et la paix infinis, éternels, immuables, du Bien-Aimé, le mal qu’on voit autour de soi de toutes parts, et aussi les misères qu’on voit en soi-même, conduiraient vite à la tristesse. Si, dans les pays chrétiens, il y a tant de bien et tant de mal, pensez à ce que peuvent être ces pays, où il n’y a pour ainsi dire que du mal, d’où le bien est à peu près totalement absent : tout y est mensonge, duplicité, ruse, convoitise de toute espèce, violence, avec quelle ignorance, et avec quelle barbarie ! La grâce de Dieu peut tout, mais en face de tant de misères morales,… on voit bien que les moyens humains sont impuissants et que Dieu seul peut opérer une si grande transformation. Prière et pénitence ! Plus je vais, plus je vois là le moyen principal d’action sur ces pauvres âmes. Que fais-je au milieu d’elles ? Le grand bien que je fais est que ma présence procure celle du Saint-Sacrement… Oui, il y a au moins une âme, entre Tombouctou et El-Goléa, qui adore et prie Jésus. Enfin ma présence au milieu des indigènes les familiarise avec les chrétiens et particulièrement avec les prêtres… Ceux qui me suivront trouveront des esprits moins défiants et mieux disposés. C’est bien peu ; c’est tout ce qu’on peut présentement ; vouloir faire plus compromettrait tout pour l’avenir. »

Il ne varie point dans sa volonté de demeurer là ; malgré l’épreuve, il ne cherche pas à se rapprocher des points du Sahara où il y a des chrétiens, des servants de messe, des conversations à la mesure de son esprit. Obstiné dans le devoir, il refuse des propositions de voyage qui lui sont faites : « Que la volonté du Bien-Aimé soit bénie en tout ! Pour moi, je vois bien que c’est sa volonté que je reste ici jusqu’à ce que le lexique soit terminé, car c’est un travail de première nécessité pour les ouvriers qui suivront… De plus, il produit un bien inattendu : enfermé avec un Touareg très intelligent et très bavard (le khodja de Moussa), du lever au coucher du soleil, j’apprends bien des choses, et ai l’occasion de lui en apprendre beaucoup et de rectifier, en bien des points, non seulement ses idées, mais celles des autres, car les paroles courent. Que de sa crèche, le Bien-Aimé vous bénisse ! Que sa volonté se fasse en Afrique, comme elle se fait au ciel, après une si longue nuit  ! »

Néanmoins, cet homme que la paix met au-dessus du découragement ne demeure point pour cela insensible. Il ne serait pas homme s’il était sans gémissement. J’ouvre le diaire ou les lettres, à ces dates de la fin de 1907, et j’y lis, comme un refrain, la plainte du prêtre qui ne jouit plus du privilège sublime de consacrer le corps du Christ. Aux jours de fête surtout, Frère Charles, qui s’en est remis à la grâce de Dieu, répète : « Ne m’oubliez-vous pas ? »

« 15 août. – Mère bien-aimée, ayez pitié de ce peuple pour lequel votre Fils est mort ; donnez-lui votre secours ; votre pauvre prêtre vous invoque pour ce peuple. »

« 8 septembre. – Aujourd’hui deux ans que vous daignez habiter cette pauvre chapelle ! Ô vous qu’on n’a jamais invoquée en vain, convertissez, visitez et sanctifiez ce peuple qui est vôtre. Pas de messe, car je suis seul. »

« 21 novembre. – Le séjour au Hoggar serait d’une douceur extrême, grâce à la solitude, surtout maintenant que j’ai des livres, sans le manque de messe.

« J’ai toujours le très Saint-Sacrement, bien entendu ; je renouvelle les saintes espèces, lorsqu’il passe un chrétien et que je puis dire la messe. Je ne me suis jamais cru en droit de me communier moi-même en dehors de la messe. Si en cela je me trompe, hâtez-vous de me l’écrire, cela changerait infiniment ma situation, car c’est ici de l’Infini qu’il s’agit. »

« 25 décembre. – Noël, pas de messe, car je suis seul. »

« 1 er janvier 1908. – Unissez-moi à tous les sacrifices offerts en ce jour. Pas de messe, car je suis seul. »

Pendant qu’il suppliait ainsi, quelqu’un à Rome demandait au pape la permission extraordinaire tant souhaitée. On avait préparé une supplique que j’ai lue, écrite sur un vélin de choix. Le préfet apostolique du Sahara y disait au pape, après avoir résumé en quelques lignes la vie du Père de Foucauld : « Depuis six ans, ce très saint prêtre n’a cessé de mener la vie la plus héroïque et la plus admirable dans la préfecture apostolique de Ghardaïa. Actuellement, il se trouve absolument seul au milieu des sauvages tribus des Touaregs, qu’il est parvenu à apprivoiser, et auxquelles il fait le plus grand bien, par l’exemple de sa vie d’extrême pauvreté non moins que d’inépuisable charité et de continuelle prière… Pour longtemps encore sans doute, il est le seul prêtre qui puisse pénétrer au milieu des Touaregs. Le préfet apostolique de Ghardaïa supplie donc très humblement Votre Sainteté d’avoir égard, tout ensemble aux vertus éminentes de ce serviteur de Dieu, et au très grand bien qu’il réalise, pour daigner lui accorder la très insigne faveur… »

La supplique ne fut pas remise. Dans une audience privée, qu’il avait obtenue pour d’autres causes, le Père Burtin, procureur des Pères Blancs à Rome, demanda le privilège, qui fut aussitôt accordé, de célébrer la messe sans servant.

Ce fut par une lettre du colonel Laperrine, son grand ami, que le Père de Foucauld apprit la nouvelle, le 31 janvier 1908. « Deo Gratias ! Deo Gratias ! Deo Gratias ! Mon Dieu, que vous êtes bon ! chante l’ermite. Demain, je pourrai donc célébrer la messe ! Noël ! Noël ! Merci, mon Dieu ! »(Diaire, 31 janvier 1908.)

Cette joie lui venait au moment où la maladie obligeait ce travailleur acharné à cesser tout travail, et cet homme qui ne se plaignait jamais à parler de lui-même. Écrivant au Père Guérin, il lui confie, comme un secret à garder rigoureusement, qu’il s’agit d’un « gros accroc de santé » ; fatigue générale, perte complète de l’appétit, « puis, je ne sais quoi à la poitrine, ou plutôt au cœur, qui me rendait tellement haletant, au plus petit mouvement, que c’était à croire la fin proche ». Il est obligé de garder l’immobilité absolue. Pour le nourrir, ses amis les Touaregs vont traire toutes les chèvres qui ont un peu de lait, et apportent ce lait à la cabane du marabout chrétien.

À un ami de France auquel il disait tout, il écrivait : « À nos âges, on a toujours quelque chose qui cloche ; c’est le paternel avertissement d’en haut… Je n’ai plus ni dents, ni cheveux ; mes yeux, bons de loin, sont de plus en plus faibles de près. » Mais aussitôt il écrivait à d’autres : « Soyez sans inquiétude, je ne crois pas qu’il y ait lieu d’en avoir. Mais un repos absolu, une cessation de travail complète d’un mois s’impose, et, après, il me faudra reprendre le travail beaucoup plus modérément que par le passé… Je fais venir d’In-Salah les victuailles les plus variées pour me remonter : lait concentré, vin (! ! !), légumes secs, quelques conserves ; je fais tout le nécessaire. »

Dans la même lettre, – ce qui permet de douter un peu de ces belles résolutions de moins travailler à l’avenir, – Frère Charles demande aux Pères Blancs de lui envoyer la Somme théologique de saint Thomas, la Somme contre les gentils, c’est-à-dire une dizaine de volumes in-8° en latin, et encore trois autres volumes de philosophie. « Plus je vais, dit-il pour expliquer la demande, plus j’ai l’occasion de faire des conversations sérieuses avec quelques indigènes de choix. » Puis, revenant sur son mal, et de peur qu’on ne s’inquiète, à Ghardaïa et à Alger : « C’est un mois de recueillement et de très douce retraite que me donne Jésus par ce repos forcé ; j’en jouis à ses pieds. »

Quand il se remet de cette rude secousse, il se sent incapable d’efforts manuels un peu répétés ; il ne peut donc remplir son dessein de travailler à quelque ouvrage de corroyeur ou de sellier. « Et ce m’est un regret. D’une part, cet humble et vil travail fait partie si intime de la vie de Jésus à Nazareth, modèle de la vie monastique ; de l’autre, rien ne serait plus utile que cet exemple au milieu de ces peuples perdus d’orgueil et de paresse ! » La gravité de cette maladie, malgré les précautions prises par le Père de Foucauld, fut devinée promptement par les amis de l’ermite, et tout d’abord par le colonel Laperrine, auquel il avait dû annoncer qu’il ne pourrait se rendre à In-Salah au début du printemps. Coup sur coup, 3 février, 13 février, Laperrine écrit au Père Guérin des lettres qu’il aurait pu ne pas signer, tant les traits de la vie saharienne, le ton vif et plaisant font clairement connaître l’auteur.

« 3 février. – Mon révérend Père, j’allais répondre à votre lettre du 13 janvier, lorsque je reçois une longue lettre de de Foucauld ; il ne pense pas être ici avant le 15 mars, et encore il ne donne pas cette date comme certaine. Il se sent fatigué… Cette lettre m’ennuie beaucoup, parce que, pour qu’il s’avoue fatigué, et qu’il me demande du lait concentré, il faut qu’il soit réellement malade. Je ne sais encore ce que je ferai. J’attends des autorisations. Mais la situation actuelle me porterait de préférence vers l’Est, pour rentrer par l’Ahaggar. Je vais relire la lettre de de Foucauld à tête reposée, et, le cas échéant, je ferai le crochet de l’Ahaggar, ou y enverrai le docteur, si son état s’aggrave. Il aura voulu forcer la pénitence et le jeûne, mais les forces ont des limites. Je vais lui dire des sottises, et m’autoriser de vous pour lui dire que la pénitence allant au suicide progressif n’est pas admise… Cette date du 15 mars succédant au 15 février, qui avait succédé au 15 novembre, ne m’inspire pas confiance. Peut-être vaut-il mieux, si j’envoie un détachement là-bas, qu’il y reste, mange un peu avec l’officier, pour se remettre en état de faire la route. Pardon, mon révérend Père, de ce gribouillage. Mes respects aux Pères d’El-Goléa. Je vous prie d’agréer l’expression de mes respectueux hommages et de ma cordiale amitié.

« H. LAPERRINE. »

« 11 février. – Mon révérend Père, quelques lignes au galop, pour vous donner des nouvelles de de Foucauld. Il remet son voyage en octobre. Il a été plus malade qu’il ne l’avoue, il a eu des évanouissements, et les Touaregs, qui l’ont fort bien soigné, ont été fort inquiets. Il va mieux. Je lui ai envoyé une semonce, car je suppose fort que ses pénitences exagérées sont pour beaucoup dans sa faiblesse, et que le surmenage de son travail de dictionnaire a fait le reste.

« Comme la semonce ne pourrait tout faire, nous y avons joint trois chameaux de victuailles, lait concentré, sucre, thé, conserves diverses. D’ailleurs, il sentait qu’il fallait qu’il enraye son régime d’orge bouillie, puisqu’il demande du lait… Dans tous les cas, je crois indispensable qu’à son prochain retour dans le Nord, vous lui mettiez le grappin dessus, et le gardiez un mois ou deux à Ghardaïa ou Maison-Carrée, pour qu’il refasse sa bosse, excusez l’expression saharienne. »

Le séjour à Tamanrasset du colonel Laperrine et du capitaine Niegerfut une grande joie pour le Père de Foucauld, qui n’avait pas reçu de nouvelles d’Europe depuis cinq mois.

La santé se rétablit peu à peu. Les lettres du malade deviennent plus fréquentes. L’une d’elles, écrite dans cette période de convalescence, en réponse à des questions que le Père Guérin avait posées, met en lumière cette énergie de volonté et cette ardeur de courage qu’un personnage aussi attentif à ne se point vanter n’exprime que par surprise, et s’il est provoqué. Elle renferme aussi l’aveu que l’auteur des travaux sur la langue touarègue, c’est lui-même. La lettre est divisée en paragraphes, comme l’était l’interrogatoire.

« Je n’hésite pas à prolonger les conversations et à les laisser durer très longtemps, quand je vois qu’elles sont utiles aux âmes ; je passe parfois des journées à expliquer et montrer des livres d’images pieuses, ou à lire des passages du saint Évangile aux Touaregs. C’est dans cette pensée que j’ai l’intention, l’été prochain, de revoir entièrement, – ou plutôt de refaire à nouveau, car elles ne valent rien, – les traductions de l’Évangile et d’une partie de la Bible en touareg. Cela servira maintenant à moi, et après à d’autres.

« Pour la question de signer de mon nom les travaux de linguistique, malgré l’autorité du Père Voillard en qui j’ai tant de respectueuse confiance, et malgré la vôtre, je ne change pas de sentiment. Ce que vous dites avec lui serait probablement vrai d’un Père Blanc, cela ne l’est pas pour moi, voué à la vie cachée… Ce qui m’a décidé à faire ces travaux, à y mettre la dernière main, à les livrer à l’impression, c’est précisément que ce grand bien de leur publication peut se faire sans que je paraisse, ni sois nommé en rien…

« Le Bien-Aimé a fait tourner au bien des âmes les efforts de Moussa pour organiser le Hoggar en royaume musulman régulier et fervent. Ses efforts ont totalement et piteusement échoué ; non seulement échoué, mais produit l’effet inverse. Il a nommé un cadi, lui a confié des sommes importantes pour édifier mosquée et zaouia, a fait lever la dîme religieuse dans tout le Hoggar. Son cadi s’est fait, en trois mois, haïr de tous, a dissipé toutes les sommes à lui confiées, et n’a rien bâti ; la levée de la dîme a mécontenté tout le monde : de sorte que maintenant,… il ne reste plus que le souvenir d’une aventure désagréable et l’horreur des cadis et de la dîme. Prions et faisons pénitence.

« Si on m’avait appelé, pour les expéditions du Maroc, je serais parti le jour même, et j’aurais fait 100 kilomètres par jour pour arriver à temps : mais nul ne m’a donné signe de vie. Si l’on me veut, on sait que je suis prêt à venir. J’ai dit au général Lyautey qu’en quelque lieu qu’il y ait une expédition sérieuse, il n’avait qu’à me télégraphier de venir, et que j’arriverais immédiatement. »

Lui aussi, et dès le début de son apostolat, il s’était fait cette objection, qu’on n’a pas manqué de faire par la suite, et quand on a connu l’œuvre du Père de Foucauld : « Le Sahara vaut-il donc tant de sacrifices, de temps, de travaux, et n’est-ce pas dépenser trop que se donner tant de peine pour quelques tribus errantes et qui ne demandent point qu’on les convertisse ? » Le Père de Foucauld répond à ce sujet :

« Sans doute le Sahara n’est pas des plus peuplés, mais enfin le territoire des oasis, Touaregs compris, comprend bien 100 000 âmes, qui naissent, vivent, meurent sans connaissance de Jésus mort pour elles il y a dix-neuf cents ans. Il a donné son sang pour chacun d’eux, et nous, que faisons-nous ? Il me semble qu’il faudrait deux choses : 1° une manière de tiers ordre, ayant pour un de ses objectifs la conversion des peuples infidèles, conversion qui est, à l’heure présente, un devoir strict pour les peuples chrétiens, dont la situation, depuis soixante-dix ans, a totalement changé vis-à-vis des infidèles. D’une part, les infidèles sont presque tous sujets des chrétiens, de l’autre, la rapidité des communications et l’exploration du monde entier donnent accès relativement facile chez tous. De ces deux faits découle un devoir tout à fait strict, surtout pour les peuples ayant des colonies : celui de christianiser.

2° Il faudrait, non partout, mais pour les pays où on a des difficultés spéciales, comme celles que vous avez, des missionnaires à la Sainte-Priscilledes deux sexes, soit qu’on les glane çà et là, soit qu’on les groupe pour leur donner une préparation commune avant de les envoyer. La pensée d’une espèce de tiers ordre ayant pour un de ses buts la conversion des infidèles m’est venue en septembre dernier, lors de ma retraite. Elle m’est revenue souvent depuis, avec la considération que c’est un devoir et non pas seulement une œuvre de zèle et de conseil, pour les peuples chrétiens, de travailler fortement à la conversion des infidèles et surtout de ceux de leurs colonies. Il y aurait lieu, semble-t-il, de montrer ce devoir aux âmes qui semblent ne pas s’en douter, et de les pousser à l’accomplir. Pendant la semaine sainte et la semaine de Pâques, j’ai écrit ce que pourrait être l’association ; je revois cet écrit et je le recopie… Je vous le montrerai en novembre. Si vous croyez qu’il contienne quelque chose de bon, vous vous en servirez. Mais certainement, il y a quelque chose à faire… Depuis vingt ans, la France a un empire colonial immense, qui impose des devoirs d’évangélisation aux Français chrétiens… Ce n’est pas avec 10, 15, 20, 30 prêtres, même si on vous les donnait, que vous convertirez ce vaste Sahara, il vous faut donc chercher d’autres auxiliaires.

« Pardonnez-moi, mon bien-aimé Père, de me mêler de ce qui ne me regarde pas, et d’oser, moi, vieux pécheur et tout petit prêtre, très jeune d’ordination et resté pécheur et misérable, moi qui n’ai jamais pu parvenir à rien, qui n’ai pu avoir même un compagnon, qui n’ai jamais eu que des désirs sans effet, et dont les plans de vie, constitutions, règlements, ne sont jamais restés que des papiers inutiles, d’oser vous exposer mes pensées et continuer de faire des plans. Mon excuse, c’est ces âmes qui m’entourent, qui se perdent, et qui resteront perpétuellement en cet état, si on ne cherche pas et ne prend pas les moyens d’agir efficacement sur elles. »

Dans l’été de 1908, l’administration militaire décide qu’un détachement de troupes sera envoyé et maintenu dans le Hoggar, qu’il y fera des randonnées, de temps en temps, et qu’un fort va être construit. Laperrine voulait le nommer « fort de Foucauld », mais l’ermite refusa. Ce sera donc le fort Motylinski, à 50 kilomètres de Tamanrasset. Frère Charles apprend aussi que l’année suivante, sans doute, Moussa ag Amastane sera conduit en France par un officier. Il se demande et demande au Père Guérin s’il ne serait pas bon que d’autres Touaregs pussent ainsi voyager chez nous, prendre quelque idée d’un monde si différent du leur, vivre dans quelque famille française, une huitaine de jours, afin de rapporter cette conviction du moins que nous ne sommes pas des païens et des sauvages : ce sont les noms qui servaient, au Hoggar, à désigner les Français, et, d’une manière générale, les Européens. Autre nouvelle : l’amenokal du Hoggar fait élever, à Tamanrasset, une maison importante, – en briques cuites au soleil et en boue séchée, bien entendu ; – plusieurs de ses proches parents l’imitent. Laperrine est dans le pays ; il voit Moussa, il se réjouit des essais de colonisation, il est heureux surtout de retrouver en belle santé son ami le Père de Foucauld, qu’il avait cru perdre. Le 22 juillet 1908, il donne cette bonne nouvelle au Père Guérin :

« Mon révérend Père, je vous écris quatre lignes, de Tamanrasset, où je suis avec de Foucauld depuis le 16 juillet. Il était venu au-devant de moi, à 30 kilomètres de Tarhaouhaout, le 29 juin, et nous avons passé les 30 juin,1er, 2 et 3 juillet ensemble. Il se porte fort bien, et est resplendissant de santé et de gaieté… Le 29 juin, il est arrivé à mon camp en galopant comme un sous-lieutenant, à la tête d’un groupe de cavaliers touaregs. Il est plus populaire que jamais parmi eux, et les apprécie de plus en plus. En revanche, il a bien peu d’estime pour les nègres fixés ici, qui ne sont que des paresseux, n’ayant que des sentiments absolument bas.

« Je le quitte ce soir, pour rentrer à In-Salah par le chemin des écoliers… De Foucauld compte aller vous voir en novembre ; je le laisse ici en train de mettre la dernière main à l’énorme travail tamacheq qu’il a entrepris ; ce travail sera excessivement complet.

« Je vous prie, mon révérend Père, d’agréer l’expression de mes respectueux hommages et de mon plus cordial souvenir.

« H. LAPERRINE. »

Frère Charles, depuis plusieurs mois, avait formé le projet d’aller passer quelques jours à Ghardaïa. N’irait-il pas plus loin ? jusqu’à Alger ? pourquoi pas jusqu’en Bourgogne ? C’était l’un des sujets de conversation épistolaire entre lui et Mme de Blic. Celle-ci ne manquait pas de bons arguments pour lui prouver qu’une visite en France était mieux qu’attendue, mieux qu’utile : tout à fait nécessaire. N’était-il pas absent depuis sept années ? N’est-ce pas cruel qu’un frère et une sœur vivent ainsi séparés l’un de l’autre par des milliers de lieues ? Il était oncle aussi : cette famille de neveux et de nièces qu’il connaissait à peine, ne grandissait-elle pas ? L’ermite tâchait de trouver la réponse qui pût être acceptée. « Je suis moine, disait-il, et les moines ne doivent pas voyager pour leur plaisir. Nous offrirons ensemble ce sacrifice au Bien-Aimé Jésus. Il en a tant offert ! De tant de sortes ! Que de fois a-t-il laissé sa mère seule durant sa vie ! Dans quelle solitude il l’a laissée en mourant !

« Peut-être nous reverrons-nous ici-bas ; Dieu peut, comme il l’a déjà fait, disposer les circonstances de manière qu’il soit plus parfait d’aller vous voir que de m’en priver. Car si vous dites que vous seriez heureux de me revoir, vous si entourés, combien ne le serais-je pas moi, seul au milieu des sauvages ? Ici nul nouvel amour n’est venu prendre la place des anciens… Tu te fais de grandes illusions en croyant que je ferais du bien, ma chérie : je gagne beaucoup à ne pas être vu et à ce que, de loin, on me croie meilleur que je ne suis… »

Ébranlé par les instances de la « chère Marie », il finit par écrire : « Si tu veux que je vienne, demande-le au bon Dieu et à M. l’abbé Huvelin, interprète pour moi de sa volonté. » Il écrivait ces choses et bien d’autres sur de vieilles enveloppes, « parce que, disait-il, je suis à 700 kilomètres du marchand de papier. »

Consulté, M. Huvelin répond : « Mon cœur désire bien ce petit voyage en France, que vous ferez pour voir votre famille… Je ne vois pas d’objection à votre voyage, avec ou sans Touareg. » Mgr Guérin est du même avis.

En conséquence, Frère Charles quitte Tamanrasset, le jour de Noël à midi, seul, sans Touareg, aucun n’étant suffisamment préparé. Le 22 janvier 1909, il arrive à El-Goléa, où se trouvaient les Pères Richerd et Périer, des Pères Blancs ; quelques jours plus tard, il rencontre Mgr Guérin, venu de Ghardaïa au-devant de lui ; le 13 février, il est à Maison-Carrée, parmi ses amis les Pères Blancs, que gouverne Mgr Livinhac. Il revoit, des jardins du couvent, la Méditerranée, qu’il va traverser, et au delà de laquelle il y a la France. Maison-Carrée, comme on le sait, est une petite ville, à l’est d’Alger, près du rivage, et la résidence des Pères Blancs un peu plus à l’est et dans la pleine campagne, n’a point de colline ou de forêt devant elle, qui l’empêche de regarder vers la France. Le jardin, d’orangers et de citronniers, descend vers des champs de maraîchers, que continuent les dunes vêtues de caroubiers et de joncs, d’asphodèles et d’œillets. Les monts de Kabylie, violets, barrent l’horizon du côté de l’orient ; à l’occident, Alger, pareille à une carrière à vif de marbre rose et blanc, lève au-dessus de la mer le cap de son quartier arabe. Dans cette maison religieuse, des hommes jeunes, sous la direction de quelques missionnaires revenus du centre de l’Afrique, se préparent à conquérir au Christ, à la civilisation ici-bas, à l’éternité dans la suite, les noirs des pays qui enveloppent le Tchad, le Victoria-Nyanza, et d’autres peuples, où le nombre des chrétiens s’accroît rapidement ; ils attendent que la liberté soit donnée au Maître du monde de faire connaître aux musulmans son incarnation, sa passion et sa loi. Lieu de prière, de travail et de paix. Frère Charles l’aimait, et souhaitait que la maison fût toujours pleine d’ouvriers « et d’ouvriers spéciaux pour les terres musulmanes ».

On m’a raconté que, pendant ce séjour à Maison-Carrée, il se trouvait dans la cellule du Père de Ch…, un de ses amis, et causait avec lui, lorsque la cloche sonna.

– Excusez-moi de vous laisser seul, dit le Père de Ch… L’autre, sans réfléchir, répondit :

– Oh ! je ne suis jamais seul !

Puis, en ayant trop dit, il baissa la tête.

Bien qu’il aimât cette grande maison fraternelle, il ne s’y attarda point, et, de même, il ne fit que passer en France. La moindre tournée saharienne lui avait pris dix fois plus de temps qu’il n’en voulait donner à sa joie humaine. Il fallait reprendre au plus vite l’œuvre divine. Le 17 février, il abordait à Marseille, passager de pont, bien entendu. L’itinéraire en France comprend Paris, Nancy, Notre-Dame-des-Neiges, Toulon, Grasse, où se trouvait la sœur du Père de Foucauld. Enfin, vingt jours après avoir quitté l’Afrique, Frère Charles y rentrera, ayant juste donné à sa visite la durée suffisante pour qu’on ne pût le convaincre de « cruauté ».

Pour trois semaines, il a donc changé d’habitudes, de costume, de paysage, d’idiome dans l’habituelle conversation. Je le laisse voyager, et je profite de l’absence pour citer quelques-uns de ces proverbes touaregs qu’il recueillait, et quelques-unes de ces poésies qu’il se faisait réciter à l’entrée des tentes des nomades.

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