III

Après avoir traversé la rue derrière la voiture de Victor Lemarié, Henriette Madiot continua, en se hâtant, vers la rue Crébillon. À sept heures, au moment où la journée finissait, madame Clémence, la patronne, avait ouvert la porte de l’atelier, et prononcé la formule connue : « Mesdemoiselles, on veille ce soir. » Aussitôt l’apprentie avait couru chercher un peu de jambon et de pain, et les ouvrières avaient soupé rapidement sur le coin des tables. C’était pendant ce temps qu’Henriette Madiot, n’ayant pas faim, était sortie pour acheter quelques fournitures indispensables.

Elle rentrait donc, portant un petit paquet enveloppé de papier de soie : des plumes, des fleurs, des bobines de fil de laiton, achetées chez Mourieux. Elle se hâtait pour réparer le temps perdu. Comme la soirée était belle, la jeune fille en avait profité pour faire le tour de deux ou trois pâtés de maisons, boire un peu d’air, détendre son corps énervé par tant d’heures d’immobilité. Il n’en fallait pas plus pour que sa belle jeunesse reprît le dessus ; le rose montait à ses joues ; elle se sentait légère ; ses lèvres un peu longues s’ouvraient toutes seules sur ses dents blanches. Ses amies l’avaient d’ailleurs remarqué : la vie et la joie en elle renaissaient plus vite que chez d’autres. C’était une vaillante. On l’eût prise pour une Anglaise, à première vue, avec ses cheveux ondés, d’un blond égal, qui se levaient en broussaille autour du front et qu’elle tordait par derrière à pleine main, en belles torsades luisantes, comme une gerbe de paille fraîche qui rit quand on la courbe ; avec ses yeux couleur d’eau de mer, d’un vert très pâle, qui donnaient une impression de profondeur et de limpidité ; avec son teint délicat, sa taille plate, son air de volonté calme. Mais le rire spirituel, prompt à s’épanouir sur sa bouche et lent à s’effacer, les mains, le goût surtout, le goût parfait de sa simple toilette d’ouvrière aisée, disaient : « Française de race. » M. Mourieux, qui l’avait connue toute petite, déclarait qu’elle n’avait pas sa pareille, ni pour l’adresse ni pour la distinction naturelle. Il lui voulait du bien, sans pouvoir lui en faire beaucoup, car mademoiselle Henriette demandait peu de conseils, même à M. Mourieux. Il était content, cependant, lorsque les camarades de la jeune fille, peu indulgentes d’ordinaire, avouaient qu’on n’avait rien à reprendre dans la conduite d’Henriette Madiot, et qu’elle arriverait sûrement à être première chez madame Clémence, quand mademoiselle Augustine serait partie.

Vers la moitié de la rue Crébillon, elle s’arrêta un moment, le pied sur la marche d’un couloir, à l’intérieur duquel une plaque de marbre noir portait, écrit en lettres d’or : Madame Clémence, modes, au premier. Le haut du buste un peu renversé, la tête penchée à gauche, elle considéra, avec un intérêt de connaisseuse, l’étalage d’un passementier, puis, jetant un regard sur la rue fuyante, sans y rien chercher, seulement pour dire adieu au bon air du dehors, elle entra dans le couloir et monta l’escalier.

En haut du deuxième palier, il y avait une porte sur laquelle était reproduite l’inscription d’en bas, Henriette tourna le bouton de cuivre, fit un petit signe de tête à la caissière qui songeait devant ses comptes ouverts, et suivit le corridor que couvrait un tapis gris de haute laine. L’appartement était le plus luxueux de tous ceux des modistes nantaises. Le corridor, – éclairé à droite par un mur de verre dépoli et gravé, qui dissimulait des chambres, des magasins, et, tout au bout, l’atelier, – ouvrait, de l’autre côté, sur deux pièces d’un goût savant et capiteux. La première, qu’on apercevait dès l’entrée dans l’entre-bâillement de deux portières, était une exposition permanente de chapeaux de toutes formes et de toutes nuances, modèles venus de Paris ou créés sur place, ornés de rubans, ou de plumes, ou de fleurs, posés sur des champignons de bois noir de tailles inégales, groupés avec une science consommée de la lumière qui convenait et des voisinages heureux. Dans la seconde, on essayait. Et ce salon d’essayage avait fait une partie de la fortune de madame Clémence. Les murs, les fauteuils, le canapé étaient tendus de peluche bleu pâle. L’étoffe s’enroulait autour de quatre grandes glaces, en haut desquelles retombaient, légères et remuées par le vent des robes en mouvement, des lianes de serre chaude qui sortaient de jardinières invisibles, cachées dans les draperies des angles. Toutes les femmes entraient là avec plaisir. L’atmosphère de boudoir qu’on y respirait, le velouté des tissus, l’éclat amorti des glaces, qui renvoyaient les images encadrées de nuances neutres, quelques modèles particulièrement chers semés dans les coins et multipliés par la combinaison des reflets, séduisaient les clientes les plus sages et déroutaient les plus économes. Madame Clémence le savait. On choisissait ce qu’elle voulait, sur le conseil muet du petit salon de peluche.

Henriette Madiot suivit le corridor, passa devant les modèles, devant le salon d’essayage, et, tout au fond, à droite, ouvrit la porte du travail.

– Ah ! c’est vous, mademoiselle Henriette ? dit la première avec humeur. Vous avez mis le temps ! Voilà plus de dix minutes que nous avons fini de souper.

– Vous croyez, mademoiselle ? répondit tranquillement Henriette.

– J’en suis sûre, mademoiselle.

Louisa, la petite apprentie rousse, aux joues bouffies, interrompit :

– Même que le jambon était d’un salé !

Les jeunes filles qui composaient l’atelier se mirent à rire, contentes d’en avoir l’occasion, parce que cela délasse. Il y eut, chez les plus jeunes, un rire de la voix, des yeux, des lèvres, de tout le visage épanoui, mais surtout, chez les grandes, un sourire silencieux, les yeux baissés, un sourire d’aînées que les plaisanteries des gamines amusent un moment ; puis, quelques regards se levèrent, tandis que la main tirait encore l’aiguille, vers Henriette Madiot. Celle-ci, habituée aux observations de la première, approchait son tabouret du coin de la table, près de la porte. Elle releva sa robe, s’assit et dit, prenant une forme de paille à moitié garnie, sur laquelle se dressaient trois coques de ruban crème :

Il fait si doux dehors qu’on en revient de bonne humeur.

Mademoiselle Augustine n’eut pas l’air d’entendre, et déroula le paquet apporté de chez Mourieux. L’apprentie tourna la tête vers le haut de la fenêtre, qui n’était pas garni, comme le bas, de vitres cannelées, et par où l’on voyait une pointe d’arbre balancée dans le ciel. Elle eut l’air de trouver ce carré bleu beau comme le paradis, et elle soupira. Toutes les têtes se penchèrent au-dessus des tables, et l’on n’entendit plus que le bruit des ciseaux coupant les fils, le glissement des formes sur les ongles des femmes, le gémissement d’un vieux tabouret dont les barreaux se plaignaient, ou des mots à demi-voix : « Passez-moi le laiton, mademoiselle Irma ? – Savez-vous où est mon tulle crème, mademoiselle Lucie ? – Ce que je serai contente de sortir ce soir ! J’ai les yeux qui me piquent. » Il y avait, de temps à autre, un bâillement étouffé. Les gestes des mains étaient plus nerveux que le matin. Parfois une des employées étendait les doigts à plat sur la lustrine verte, les contemplait, et, sans mot dire, les repliait sur l’aiguille.

Les douze jeunes filles que madame Clémence occupait pendant la saison, travaillaient le long de deux tables parallèles, qui allaient de la porte jusqu’à la fenêtre, ne laissant qu’un étroit passage au milieu, et deux autres le long des murs couverts d’un papier gris à fleurs bleues.

Un poêle, près de la fenêtre, à gauche ; un grand placard brun où l’on enfermait les vêtements, de l’autre côté ; des tabourets de paille à barreaux solides, formaient tout le mobilier permanent. Le reste sortait le matin des tiroirs, et y rentrait le soir ; c’étaient les menues fournitures et les instruments du métier : des bobines de fil blanc, de fil noir ou de laiton, des écheveaux de soie, de petits champignons pour poser le chapeau, des ciseaux, des boîtes de fleurs artificielles, des coupes de rubans, des plumes que délivrait la manutentionnaire de la salle voisine. Les jeunes filles étaient assises du même côté de chaque table, l’apprêteuse près de la garnisseuse, et il n’y avait que mademoiselle Augustine qui eût, outre l’apprêteuse, une « petite main » sous ses ordres. L’apprentie n’était attachée à aucune ouvrière en particulier, et son apprentissage consistait, réellement, à faire les courses de la maison.

Le soir avait fait monter l’ombre, peu à peu, jusqu’aux dernières roses du haut. Les douze femmes travaillaient, appliquées, mais on devinait, à leur physionomie, l’effort trop prolongé qui tue l’idée et rend la main inhabile. Leurs yeux étaient cernés, et souvent l’une d’elles passait la main sur ses paupières pour écarter le sommeil. Dans l’atmosphère lourde, tout un jour respirée, qu’échauffaient encore les lampes que venait d’allumer l’apprentie, les poitrines jeunes se soulevaient plus vite, cherchant la vie là où elle se raréfiait de plus en plus. Mademoiselle Irma toussait d’une petite toux sèche. Au bout des tables, l’une en face de l’autre, mademoiselle Augustine et Henriette Madiot garnissaient chacune un chapeau. La première plaçait et déplaçait un piquet de pavots rouges sur une forme à bords relevés, et ne parvenait pas à le poser élégamment. Elle était nerveuse. Sur sa maigre figure d’ouvrière déjà fanée, les lèvres s’écartaient, d’un mouvement rapide et douloureux. Henriette Madiot, les bras un peu arrondis, les doigts rapprochés, assemblait en éventail les coques d’un large ruban crème, et souriait, au fond de ses yeux pâles, en voyant que, du premier coup, ce soir, elle réussissait à donner à son œuvre ce tour qui est le souci, la joie et le gagne-pain de toutes ces filles de la mode, ce rien d’art où entrent leur jeunesse, leur imagination de femmes, le rêve que leurs vingt ans feraient volontiers pour elles-mêmes, et qu’elles cèdent aux riches, indéfiniment, tant que leur tête peut inventer et leur main suivre une pensée.

Dehors, les étoiles hésitantes, combattues par un reste de jour, ne luisaient pas encore, mais elles emplissaient les profondeurs du ciel, comme une poudre impalpable dont aucun grain n’est visible. L’heure se levait où la rosée abreuve et redresse l’herbe ; où les chevaux, dans les prés, s’endorment sur trois pieds à l’abri des saules nains ; en ouvrant la fenêtre, on aurait pu entendre le cri peureux d’un oiseau de marais, gagnant son gîte : les femmes cousaient, taillaient, modelaient les étoffes.

– Huit heures et demie ! murmura mademoiselle Lucie, une grosse blonde qui avait toujours ses manches retroussées, et sur la peau tendue de ses poignets des gouttelettes de sueur qui l’empêchaient de prétendre à l’emploi de garnisseuse. Dans une demi-heure, mesdemoiselles, nous serons libres, et c’est demain dimanche !

Elle fit un geste du bras, comme pour lancer un bonnet par-dessus les moulins. Quelques-unes sourirent. La plupart, enfiévrées, ne virent pas, et n’entendirent pas. Il fallait finir certaines commandes pressées. La préoccupation les rendait sérieuses et aussi la pensée, toujours présente aux jours de paye, de la maison où le gain de la semaine était attendu et souvent dépensé par avance. Sous les cheveux bruns ou blonds, que le feu des lampes éclairait ardemment, la même vision passait : la mère vieillie qu’elles avaient presque toutes à leur charge, les frères, les sœurs, les dettes d’héritage qu’elles achevaient de payer. Même celles qui vivaient avec un amant aidaient presque toutes quelque proche parent, et se rencontraient avec les meilleures et les plus pures dans ce sentiment de solidarité généreuse qui donnait une dernière force aux doigts engourdis, à l’esprit tendu vers ce nœud de ruban qu’il fallait coudre ou poser.

Les nuques blanches, douces dans leur collier d’ombre et de lumière, ne se relevaient plus.

Le timbre de la porte d’entrée sonna un coup. Et, un moment après, la caissière parut :

– Mademoiselle Augustine, c’est une ouvrière qui se présente ?

– À cette heure-ci !

– Elle demande s’il y a du travail.

– La patronne est à dîner ; on ne la dérange pas. D’ailleurs, il n’y a pas de travail, vous le savez bien : nous allons entrer en morte-saison.

Puis, se ravisant, comme la caissière fermait la porte :

– Enfin, allez donc voir, mademoiselle Henriette. Je ne peux pas me déranger. Vos fleurs de chez Mourieux ne se tiennent pas. Ça n’a aucun chic.

Henriette se leva, et alla jusqu’à l’extrémité du couloir, près de l’entrée, où se trouvait une jeune fille dont on ne voyait ni la taille, ni la jupe, enveloppées dans un manteau long, d’étoffe noire, mieux fait pour l’hiver que pour l’été. Instinctivement, elle considéra d’abord les bottines, – le grand signe, – et vit qu’elles étaient misérables, écrasées par la marche, blanchies au bout par l’usure ; puis elle regarda le visage que l’ombre projetée par le bord du chapeau coupait en deux, un visage plein, très pâle, dur de traits, avec des yeux noirs, enfoncés et brillants. Ce qui frappait le plus, chez cette inconnue toute jeune, c’était l’expression tragique et presque farouche. Elle avait dû subir bien des refus, la pauvre fille, avant de venir là. On devinait, à cette physionomie, qui ne se faisait pas aimable et qui ne suppliait point, que le cœur était sombre comme la mort, et que, pour cette passante de la rue, sauvage et presque hautaine, qui demandait du travail, il y avait derrière la réponse un problème terrible, indifférent aux autres et bien gardé par elle. Elle tenait d’une main la porte de l’escalier, prête à descendre.

Les deux jeunes filles se considérèrent ainsi un moment l’une l’autre. La physionomie de la blonde Henriette Madiot devint compatissante :

– Vous vouliez parler à madame Clémence, mademoiselle ? Elle ne peut pas vous recevoir à présent.

– Il n’y a pas de travail, n’est-ce pas ? fit l’ouvrière d’une voix sourde.

– Je ne crois pas… La saison finit, voyez-vous…

De ce même ton éteint et sans charme, l’ouvrière dit :

– C’est bien.

Elle se détourna aussitôt, et se remit à descendre vite, vite. Elle avait hâte ; évidemment ce n’était qu’à force d’énergie qu’elle se raidissait ainsi contre la malchance. Le bruit de ses pas sur le tapis, puis sur le chêne des marches diminuait. On ne la voyait plus. Henriette Madiot était demeurée debout, à la même place. Elle songeait que c’était le malheur qui était venu frapper là, et qui s’en allait ; elle voyait encore l’expression dure de ce regard ; elle entendait ce son de voix où il semblait qu’il n’y eût pas d’âme, parce que l’âme était trop triste pour se montrer. Un mouvement de pitié la saisit, l’entraîna, la fit courir jusqu’au bas de l’escalier. Elle heurta presque dans le couloir, près de la rue, l’inconnue qui sortait. Celle-ci tourna la tête, par-dessus l’épaule, et continua.

– Mademoiselle ?

L’ouvrière s’arrêta, reconnut Henriette, et fit un pas, timidement, pour revenir sur la grande pierre blanche, usée au milieu, qui formait le seuil de la maison, et elle attendit, immobile, ses yeux noirs fixés sur Henriette qui baissait les siens, ne sachant que dire, ni quelle forme donner à cette pitié qui l’étreignait :

– Écoutez… c’est vrai que la saison finit, et qu’il n’y a pas de travail… Mais peut-être, en parlant à madame Clémence… Vous avez l’air si malheureux !

L’autre se redressa, et dit d’un ton offensé :

– Mais non. Je ne suis pas malheureuse. Je demande du travail, voilà tout.

Henriette craignit de l’avoir blessée, et dit très doucement :

– Pardonnez-moi. Comment vous appelez-vous ?

– Marie Schwarz.

– Vous savez travailler ?

– Si je savais bien, j’aurais trouvé, vous comprenez.

– Pourriez-vous faire une apprêteuse ?

– Je n’ai pas appris. Je viens de Paris. J’ai été mannequin chez un couturier, voyez…

Elle écartait son manteau, en parlant, et sa taille apparaissait entre les plis, fine et longue.

– Oh ! alors, si vous ne savez rien…

Une tristesse subite avait assombri le visage d’Henriette. Plus d’espérance à donner, pas la plus petite chance d’aider cette malheureuse. La jeune fille la regarda comme on regarde ceux qu’on ne verra plus jamais, et qui vont s’enfoncer dans la nuit, et qu’on aurait voulu retenir, ombres étrangères qui avaient au front je ne sais quel signe fraternel. Elle ouvrit la bouche pour dire adieu, et tout à coup une idée lui vint, qui la fit rougir de joie. Vivement elle étendit le bras, et, soulevant le grand chapeau de feutre :

– Avez-vous beaucoup de cheveux ?

Une masse noire, désordonnée, emmêlée, mais opulente et lourde, descendit à moitié défaite sur l’épaule de Marie.

– Oh ! oui, je vois, beaucoup, beaucoup ! Avec un peu de frisure, vous pourriez vous placer comme essayeuse.

Marie Schwarz pâlit encore. Ses yeux s’adoucirent, s’allongèrent. Une larme et un peu de joie y montèrent ensemble. Elle avança la main, très peu :

– J’ai tant besoin ! fit-elle.

Henriette prit la main, gantée d’un vieux gant noir tout éclaté au bout, et la serra affectueusement :

– Je me sauve. Je serais grondée. Je parlerai ce soir à madame Clémence. Venez me voir demain matin, rue de l’Ermitage, près de la cour des Hervé, à l’angle, en montant. Demandez mademoiselle Henriette. On me connaît bien ! Tout le monde me connaît !

L’autre resta sur le seuil, suivant de son âme revivifiée Henriette Madiot, qui disparaissait dans l’ombre de l’escalier. Depuis trois jours qu’elle errait, c’était le premier mot de sympathie qu’on lui disait, le premier espoir qui s’offrait. Cela lui faisait tant de bien qu’elle écoutait, défiante, de peur qu’on ne revint lui annoncer : « Décidément, il n’y a pas de place pour vous. Tout est pris. La saison meurt. »

On ne revint pas.

Henriette regagnait l’atelier. Au moment où elle passait devant les appartements de madame Clémence, celle-ci, étonnée de ces allées et venues, ouvrit la porte, et demanda sévèrement :

– Qu’y a-t-il donc ?

Puis, reconnaissant sa meilleure ouvrière, elle répéta, d’un tout autre accent :

– Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle Henriette ?

Madame Clémence avait une finesse naturelle qui lui tenait lieu d’éducation. Elle était toute grise, bien qu’elle eût à peine quarante ans, fraîche encore, et toujours vêtue sévèrement d’une robe de soie noire, avec un gilet mauve ou brun, suivant les saisons. Cette simplicité plaisait aux clientes autant que la richesse des salons, car tout était fait pour elles. Sa coiffure en éventail, bouffante et poudrée, qui lui donnait un air de marquise des gravures de modes, ne leur déplaisait pas non plus. Elle parlait peu, d’une voix juste. Mais la vraie cause de la fortune de madame Clémence, c’était l’intelligence qu’on lisait dans son regard, la sûreté un peu dédaigneuse de ses arrêts. Quand elle avait dit : « Voici exactement le chapeau qui vous convient, madame la baronne, celui-ci, pas un autre », on sentait faiblir sa propre volonté et capituler ses préférences. Elle avait l’air d’un juge d’art, prononçant sur le mérite d’un portrait. Et elle était artiste, en effet, d’un genre secondaire, avec une science consommée de la flatterie autoritaire. La femme avait de la bonté, sans assez de souvenir de sa condition première, car elle était simple garnisseuse quand elle avait épousé son mari, voyageur de commerce assez riche, qu’on ne voyait jamais. Elle se montrait volontiers maternelle en paroles pour ses employées, et savait les nuances qui ont tant d’importance pour la direction de ces jeunes filles à moitié dames elles-mêmes, et pauvres, et nerveuses, dont l’impressionnabilité est extrême, et chez qui le caprice est un don précieux. Elle eut donc un sourire pour Henriette, qui répondit, de son air réservé qu’elle avait tout de suite repris :

– C’était une demande de travail.

– Vous avez dit non ?

– J’ai dit que la saison était bien avancée, qu’il y avait peu de chances…

– Mais aucune, mademoiselle Henriette !

– Elle a de si beaux cheveux, madame ! Elle ferait une essayeuse plus que présentable…

– Je n’ai pas voulu remplacer mademoiselle Dorothée, vous le savez bien, quand elle m’a quittée, après le concours hippique.

– Tous les chapeaux iraient sur cette tête-là.

Madame Clémence se mit à rire :

– Le malheur est qu’il n’y a plus de chapeaux à essayer. Encore, dans quatre ou cinq mois, à la rigueur…

– D’ici là elle sera morte, dit Henriette gravement, en regardant le bout de ses bottines.

– Oh ! morte !

– Oui, madame. Elle n’a pas de pain, c’est sûr, puisqu’elle n’est pas chaussée. Je ne la connais pas. Je l’ai vue une minute, mais elle est fille à se tuer de chagrin, celle-là, j’en réponds.

– Vraiment, vous croyez ? Elle est donc très intéressante, cette jeune fille ?

– Oui, madame, très intéressante : cela me ferait grand plaisir, si vous vouliez…

– Quoi ?…

– Simplement la prendre à l’essai, pour deux ou trois semaines.

La patronne réfléchit un moment. Elle était décidément de belle humeur, car elle répondit :

– Petite artiste que vous êtes ! J’ai déjà remarqué que vous aviez vos pauvres, mademoiselle Henriette ! Comment s’appelle votre protégée ?

– Marie Schwarz.

– Eh bien ! va pour mademoiselle Marie ! Je n’ai pas besoin d’elle, mais je la prendrai pour vous faire plaisir. Amenez-la-moi lundi.

Dans son esprit, il y avait cette fin de phrase, qu’elle ne prononça pas : « Je tiens à m’attacher une ouvrière telle que vous, qui êtes ma première de demain. »

Henriette leva vers madame Clémence ses yeux qui devenaient presque bleus quand elle souriait.

– Oh ! merci, dit-elle avec émotion. Je suis contente ! Je la débrouillerai. Je la mettrai à côté de moi, au travail, et vous verrez que je la formerai !

Elle esquissa une révérence et rentra à l’atelier. Ses camarades, presque toutes debout, prenaient leur mantelet, cherchaient la cravate ou l’ombrelle dans le grand placard, tandis que deux ou trois, en hâte, les pommettes rouges, achevaient de coudre quelque chose.

Peu après, elles défilèrent, en troupe pressée, devant le bureau désert de la caissière. La flamme baissée des becs de gaz ne permettait pas de voir combien ces pauvres visages de dix-huit ou vingt ans étaient creusés par la fatigue. D’ailleurs, les yeux luisaient déjà de plaisir. Un courant d’air frais soufflait par l’escalier. Sur plusieurs d’entre elles, la transition, trop brusque, produisit même une sensation d’étouffement. Mademoiselle Augustine dut s’appuyer un instant à la rampe, et s’arrêter. L’apprentie sautait les marches. Elle seule ne relevait pas sa jupe. Les premières parties étaient déjà dans la rue. Elles attendirent les autres, pour leur dire bonsoir. Oh ! un simple mot, qui n’impliquait ni affection profonde, ni éducation raffinée, mais qui était dans leur habitude, et marquait bien la fraternité ouvrière. « Bonsoir, mademoiselle Augustine ; – Bonsoir, Irma ; – Bonsoir, Mathilde ; – Bonsoir, mademoiselle Lucie. » Elles murmuraient cela, gentiment, vite détournées. Quatre d’entre elles se dirigèrent, à gauche, vers le quartier de la place Bretagne. Les autres, qui remontaient la rue, habitaient du côté de la Ville-en-Bois, ou sur les quais, ou, comme Henriette, sur le coteau de l’Ermitage qu’on nomme aussi le coteau de Miséri. Et, au croisement des rues, le groupe diminuait, le petit groupe des modistes qui marchaient vite, dans la brume fine de Loire. Un adieu rapide, sans arrêt, puis un autre. Elles furent bientôt dispersées dans les rues de la ville. La préoccupation du métier s’était envolée. La fatigue leur faisait désirer la maison, le lit, l’ombre où l’on dort : et elles se hâtaient. Henriette Madiot, descendue sur les quais du port, se mit à suivre le trottoir, près de la ligne du chemin de fer, de peur des hommes qui sortent des petits cafés de la marine, de l’autre côté.

Les mâtures de navires se dressaient à gauche, brunes dans les étoiles, et bercées de l’une à l’autre d’un mouvement régulier, dernier rythme de la mer qui venait mourir là. Elles voyageaient encore, les belles mâtures des goélettes et des bricks. Henriette, en les revoyant, se sentait chez elle. Sa rue, la très ancienne rue de l’Ermitage, commençait peu après la gare maritime, et montait en pente raide, n’ayant de maisons que d’un côté jusqu’en haut de la butte. Elle était déserte à cette heure, et les gamins ne se pendaient plus aux rampes de fer qui servent de garde-fou. Vers le milieu, à l’endroit où elle se coude un peu, les maisons qui forment le renflement luisaient sous la lune, et surtout l’étroit logis, si bien serré entre ses voisins qu’il semblait avoir poussé en hauteur, et qui marquait justement l’extrême point de la courbe. Qu’il était blanc ce soir ! On eût dit la maison d’un capitaine de port, ou un ancien phare, du temps qu’on les faisait rectangulaires, ou une tour d’église peinte à la chaux et servant d’amers pour les navires. Cela lui donnait une importance et une beauté, presque une jeunesse, d’autant mieux que, juste au pied, s’allongeait l’ombre des acacias plantés dans le roc, sur l’autre bord de la voie, pour les petites gens du faubourg. Henriette sourit en l’apercevant. Elle l’aimait, depuis si longtemps qu’elle y vivait. Avec son goût d’artiste, elle souriait aux choses plus vite qu’aux personnes. Elle regarda. Il n’y avait pas de lumière à la fenêtre de sa chambre. Mais le laurier-rose faisait comme un buisson argenté sur le balcon, près du toit.

Elle s’arrêta sur la chaussée, avant d’entrer. L’air, extrêmement doux, poussé par le vent d’ouest, emplissait de brume et de parfum toute la vallée de la Loire. Il passait, d’une haleine régulière, sans bruit, sans rider l’eau traînante où se berçaient des lueurs de lune. L’arôme des fleurs du foin s’y mêlait. « Quelle belle journée demain ! » Il n’y avait pas de nuage. Un feu rouge, à la pointe d’une gabare, avançait lentement, venant de l’autre rive. Henriette se détourna, s’approcha de la porte, et entra.

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