IV

Oui, elle s’était attachée à ce quartier, à cette rue, à cette maison. Ses meilleurs souvenirs ne l’en écartaient guère. Sa petite enfance, les toutes premières années, elle les avait passées à Chantenay, la commune qui touche le plateau de Miséri. Elle se rappelait un chemin noir de charbon, où les souliers s’enfonçaient jusqu’à la cheville dans la poussière ou dans la boue ; un logis bas, sans étage ; une femme, sa mère, très douce de visage, très blonde, qui parlait peu, et cousait, du matin au soir, dans l’embrasure de la même fenêtre, des chemises de grosse toile pour les marins. Figure de souffrance et de résignation, dont elle ressaisissait à grand’peine les traits lointains, embrumés, presque effacés. Henriette ne se souvenait d’aucune promenade dans les prés ou les bois, d’aucune fête où l’on va, la main dans la main, parents et enfants, les dimanches ; non, rien que du trajet de la maison paternelle à l’école des sœurs, et du retour, avec le petit panier presque vide où il n’y avait plus ni pomme, ni pain, mais seulement la pelote de laine du travail manuel toute légère, qui roulait. Cela l’étonnait encore, bien souvent, quand elle pensait à autrefois. Très jeune, elle avait perdu sa mère. Elle se disait : « Je dois avoir ses cheveux, son teint, un peu de son humeur recueillie. Je me replie volontiers sur mes peines, et je ne découvre pas mon âme à ceux même que j’aime. Ma mère était jolie à vingt ans : on me l’a répété. Moi, je l’ai connue bien lasse déjà. Ce qui m’est resté le plus présent, c’est le sourire, qui semblait me dire adieu à chaque fois. »

Rarement elle pensait à son père, mort quelques mois plus tard, et elle se le reprochait comme une ingratitude. Mais elle l’avait moins connu encore. Prosper Madiot appartenait à l’innombrable catégorie des hommes incapables de tout ouvrage d’art. Il était terrassier, se louant à la journée ou au mois, simple manœuvre dont la voix était rude, l’esprit vague, comme endormi, secoué de réveils violents. Cela faisait un médiocre ménage avec la femme délicate et songeuse, qui obéissait toujours avec une espèce d’humilité douloureuse et si profonde que les enfants, devenus grands, souffraient eux-mêmes au souvenir de tant de soumission. Lui, chaque soir, arrivait, demandait la soupe, la mangeait, partait pour la « Société » où il buvait peu, où il regardait surtout jouer les autres, et les écoutait en fumant. Le matin, il quittait la chambre avant que la petite Henriette fût debout.

La gaieté, la liberté, la vie, dataient, pour Henriette, de cette soirée d’hiver où, fillette de dix ans, ébouriffée, lasse d’avoir pleuré, consolée déjà par la nouveauté des choses et des visages, elle était sortie de la maison de Chantenay avec l’oncle Éloi. Celui-ci donnait la main au petit frère, un pâle garçon de sept ans, qui se laissait traîner. Elle marchait de l’autre côté, et, quand elle levait les yeux, elle voyait au-dessus d’elle la grosse moustache grise et dure de l’oncle Éloi dans les étoiles. Il les eût conduits n’importe où. La mère était morte, le père était mort, et les enfants suivaient l’oncle, le seul parent qui leur restât ; ils le suivaient, confiants parce qu’il avait dit : « Venez avec moi, les gosses ! Ça vaut mieux de ne pas coucher là. » Henriette était enveloppée dans un châle de laine blanche qui lui couvrait la tête comme une capeline ; Antoine disparaissait dans le caban trop large et traînant que l’oncle avait acheté, à la brune, chez le revendeur. Le vent descendait la Loire et gelait le brouillard sur les câbles des navires, sur les mâts, sur la barbe de l’ancien soldat, qui disait : « Je n’ai qu’un lit pour vous deux, mais demain j’en aurai deux. » Les passants glissaient, ombres noires, autour de ce reste de famille, deux petits avec un vieil oncle. Il reprenait, ayant bonne envie d’amuser les orphelins qu’il emmenait : « Vous verrez sur les murs les belles images qu’il y a : l’Empereur, le maréchal Bugeaud, la prise d’Alger… Seulement faudra pas toucher, les enfants : j’y tiens comme à mon congé, à mes tableaux… Y a aussi un coquillage où la mer roule, sans que ça la fatigue. » Et ils considéraient tous deux, avec une vague admiration, l’oncle Madiot qui marchait un peu vite, très grand, la poitrine en avant, à cause de l’habitude du sac, et la moustache comme taillée en pierre sur ses joues rasées. Dans le silence du port endormi, leurs pauvres destinées allaient vers l’abri inconnu. Les petits souriaient avec des sanglots inconscients, désormais vides de pensée, qui les secouaient de temps en temps, et se répondaient. Les hauteurs de l’Ermitage montaient dans le ciel ; une façade pâle, plus haute que les mâts des goélettes, s’enlevait au sommet de la falaise taillée à pic, et semblait penchée sur le vide. L’oncle Éloi disait : « Voilà le nid ! » Les enfants comprenaient : « Voilà le sommeil qui vient, l’oreiller blanc, la fin de la marche sous le vent froid. » Ils remuaient plus vite leurs pieds mal chaussés, qui écrasaient des miettes de charbon sur les quais.

Henriette avait grandi là, bientôt gâtée par son oncle, adoptée par le voisinage, et devenue si familière avec les choses et avec les gens qu’elle s’imaginait parfois être née parmi eux. C’était un monde étendu et incroyablement peuplé, que limitaient, d’un côté la rue de l’Ermitage, de l’autre la ruelle du roi Baco. La première ligne de maisons, à peu près régulière, cachait un second plan de cours bâties, de masures étagées sur l’échine du coteau, entourées de jardins minuscules, défendues par des palissades, et où régnait toujours une odeur de lessive. Les vieux ne manquaient pas, les enfants pullulaient. Il y avait la population ancienne et aristocratique, occupant le quartier depuis un demi-siècle ou même davantage, et les colonies vagabondes que l’huissier lève et relance, comme un limier, de place en place dans le champ de misère des villes, troupe lamentable qui n’a point d’amis, qui n’a pas le temps de s’en faire et pas le temps d’en pleurer. Henriette, de bonne heure, avait passé parmi ceux-ci, et, toute pauvre qu’elle fût, trouvé plus pauvres qu’elle. Ils l’avaient aidée, par comparaison, à se sentir heureuse.

Oh ! l’école de ces voisinages, et la pitié désirable qu’ils mettent pour toujours dans l’âme ! La petite avait vu souffrir autour d’elle, et son cœur, naturellement tendre, s’était ouvert à la compassion. Elle comprenait à peine qu’elle avait déjà ce sourire attendri qui caresse à distance. Les gamins, couchés le long des balustrades, la voyant qui partait pour l’école, grande un peu, serrée dans sa robe courte, et qui les regardait comme maternellement, disaient : « Bonjour, mademoiselle Madiot ! » Elle ne leur parlait pas, ne s’arrêtait pas. Ils l’aimaient pour l’avoir vue. Les vieux de même.

L’oncle Madiot avait voulu qu’elle suivît encore, pendant quatre ans, les cours des Dames de la Sagesse, sur le coteau de Miséri, tandis que le garçon allait à l’école municipale du quartier. L’ancien soldat obéissait à un bon sentiment, lorsqu’il disait à Henriette : « Retourne à l’école, petite, et fais-toi une raison. Tu as bien le temps de tirer l’aiguille. » Il savait, lui, le rengagé qui avait dormi près du tiers de sa vie dans les chambrées d’hommes, entendu leurs propos, vécu intellectuellement des histoires légères, infâmes ou seulement sottes qui alimentent la clientèle des cafés militaires, il savait qu’il était meilleur de ne pas jeter trop tôt une enfant impressionnable comme Henriette dans la corruption des ateliers. Grâce à lui, Henriette avait passé, dans un abri relatif, cette période de dix à quatorze ans où l’intelligence s’ouvre, et prend possession d’un caractère déjà formé. Elle était restée très innocente, rieuse par cela même, avec un fond de gravité, et elle avait développé son esprit autant qu’une fille de sa condition et de son milieu pouvait le faire. « L’enfant aime la lecture », disait la sœur supérieure à Madiot qui s’informait. « Elle a du goût pour apprendre. » Et ces humbles filles lui avaient appris tout ce qu’elles savaient d’arithmétique, de géographie, d’histoire, beaucoup de couture, de ravaudage, de broderie même.

À mesure qu’elle grandissait, une puissance mystérieuse se développait en elle, et c’était la vierge, celle qui est comme une autre âme dont l’influence pénètre tout, le sourire, le regard, les mots, le geste de la main qui s’offre ; celle qui est douce et dont on a peur ; celle qui ne sait point le mal et qui devine cependant ses pièges ; la vierge qui meurt d’une pensée, contre laquelle toute la luxure du monde est soulevée, et qui passe au travers, ayant le signe de Dieu. Oui, Henriette avait ce charme de la virginité, que les petites de l’école n’ont pas toutes ; aussi les gamins l’appelaient « Mademoiselle », bien qu’elle fût pauvre comme les autres, et son oncle Madiot, quand elle levait sur lui ses yeux pâles et qu’elle disait : « J’ai bien su mes leçons », se sentait une émotion que jamais il n’avait ressentie, et pensait : « Faut que je la garde bien ! »

Il avait des airs féroces quand, par hasard, se promenant avec elle, il remarquait un homme du port, un marin, un passant qui la trouvait de son goût et qui le laissait voir. Il se hâtait de quitter l’usine Lemarié, le soir, afin de retrouver plus vite son enfant, et n’acceptait jamais de veiller chez des amis. Quelquefois, il lui faisait un petit sermon comme un vieux militaire sait les faire, court et énigmatique : « Tu es ma gloire, disait-il, et la gloire, vois-tu, Henriette, c’est comme un tonnerre de fusil : faut qu’il n’y ait rien à dire, absolument rien. » Mais tout cela était peu de chose, et ce qu’il faisait de mieux, pour la sauvegarde de la petite, c’était de l’aimer.

Là vraiment il fut sans reproche. À cause d’elle, il devint presque sobre ; il économisa ; il rompit d’anciennes camaraderies, qu’il eût conservées pour lui-même, mais qui auraient pu choquer la petite ; il commit même cette faiblesse d’apprendre un peu de cuisine. N’était-ce pas presque nécessaire ? Henriette venait d’entrer en apprentissage. Elle était un peu longue, pour son âge, et si épuisée, le soir, quand elle revenait de l’atelier, à près de huit heures ! Lui, dès six heures et demie, il était libre. Alors, il avait pensé : « En me dépêchant de quitter l’usine de l’île Gloriette, à supposer même que je m’attarde à reconduire un ami, je gagne trois quarts d’heure sur la petite. Si je lui faisais son souper ? Ça ne serait-il pas plus gentil que de souper chacun de son bord, à la crèmerie ? À son âge, c’est bon d’être gâté un peu. » Il l’avait gâtée. Il avait pris des leçons de la mère Logeret, la voisine du premier étage, qui avait été cuisinière dans un château. Ses souvenirs du régiment le servaient également. De sorte que, chaque soir, quand elle ouvrait la porte de l’appartement de son oncle, Henriette trouvait son couvert mis, deux plats de terre sur le fourneau, et le bonhomme assis sur une chaise, et qui disait invariablement :

– Comme tu arrives tard, mon enfant ?

Les mêmes soins, qui lui avaient concilié l’affection d’Henriette, il les avait eus, d’abord, pour Antoine. Il s’était efforcé de tenir la balance égale entre le frère et la sœur. Mais Antoine avait une si étrange nature, si peu attachante, si peu sûre ! Il était remarquablement intelligent et adroit, mais d’un orgueil qui ne pardonnait aucune réprimande, ni aucune correction. Il acceptait, dans les premières années, l’autorité de l’oncle Madiot, mais, à cet âge même où l’enfant comprend, d’ordinaire, les raisons de sa dépendance, sa soumission, à lui, était restée toute physique. On ne parvenait pas à gagner la confiance de ce gamin à mine fureteuse, qui connaissait tout le monde et toutes choses dans le quartier. Son ambition était d’échapper à une dépendance quelconque.

Lui aussi, de bonne heure, il avait travaillé à la fabrique Lemarié. Et puis, tout à coup, à quinze ans, il avait quitté l’usine, quitté la maison de la rue de l’Ermitage, loué une mansarde en ville, et s’était mis en apprentissage chez un ajusteur mécanicien. Depuis lors, les liens étaient presque rompus entre lui, Henriette et le vieux Madiot. Non seulement la vie de famille avait cessé, mais Antoine ne montait jamais plus l’escalier du logis où habitaient sa sœur et son oncle. Il les rencontrait dans les rues, leur parlait un instant, prétextait une affaire, et s’échappait.

Ce départ inexpliqué, cette attitude sourdement hostile, subitement prise, et que n’avaient pu vaincre ni les avances d’Henriette, ni ses prières, ni ses reproches tendres, étaient le grand chagrin de la jeune fille. Par bonheur, elle ignorait le motif, car le motif c’était elle-même.

Antoine avait appris l’histoire de sa propre famille par hasard, au cabaret, un jour qu’il buvait avec un contremaître de la fabrique, un homme que le vin faisait trop parler. L’histoire remontait à plus de vingt ans en arrière. Elle ressemblait à beaucoup d’autres, hélas ! inconnues ou vaguement soupçonnées, qui ne mettent en péril et en honte que des pauvres. La mère était alors une jolie petite ouvrière, toute rose, toute blonde, venue de Quimperlé, où elles ont la tête légère, avec la grand’maman Mélier, pour gagner de quoi vivre dans la ville renommée, Nantes. Et comme on était à la fin du printemps, elle avait rapidement trouvé à se placer parmi les quatre cents femmes qui travaillaient à écosser des pois pour la fabrique de conserves de M. Lemarié. C’était un monde louche, ramassé dans un coup de presse. On ne s’y gênait pas pour rire des mœurs faciles du patron, qui passait souvent parmi elles, assez joli homme, assez jeune encore, et si riche, si riche ! On nommait celles qui avaient été ses maîtresses ; plusieurs, les plus jolies. Jacqueline Mélier fut presque flattée d’être remarquée à son tour.

Une écosseuse de pois, une pauvresse, une étrangère sans protection et coquette un peu, la conquête était bien aisée. Il l’eut comme il avait eu les autres, pour des compliments, des broches en doublé et un peu d’argent.

Mais, presque tout de suite, l’aventure tourna au sombre. Quelques semaines s’étaient à peine passées que Jacqueline Mélier s’aperçut qu’elle était enceinte. Tout allait être révélé, le déshonneur serait public, la honte ineffaçable. Elle courut chez l’homme qui l’avait séduite, elle se jeta à ses pieds, le suppliant de la sauver. Il donna deux mille francs. Et, pour deux mille francs, il se trouva un pauvre aussi, un ouvrier errant, descendu des côtes de Brest à la quête du pain, qui consentit à épouser la jeune fille. L’enfant naquit après six mois de mariage : c’était Henriette Madiot.

La mère ne se consola jamais de sa faute. Elle en mourut lentement, consumée par la vue même de cette petite qui grandissait, et qu’elle adorait. Nulle créature plus soigneusement élevée et plus compliquée ne connut un art plus savant de se torturer soi-même. Elle n’eut, pendant dix ans, qu’une seule pensée. L’humble, la douce, la résignée qui cousait tout le jour dans l’angle de la fenêtre, avait son remords sous les yeux, et ne regardait que lui.

Toute sa vie, toute sa force s’était dépensée à se faire oublier. Mais elle-même ne pouvait oublier. Elle avait dit, dès le commencement du mariage, à son beau-frère Éloi Madiot :

– Je vous conjure de rester à l’usine Lemarié. Si vous y restez, vous, l’ancien soldat qu’on sait tout près de son honneur, les mauvais bruits tomberont. Promettez-moi de rester. Que la petite ne sache pas ! Ni les autres, s’il en venait !

Il avait promis, il avait conservé sa place d’emballeur dans l’usine. Plus tard même, poussé par ce désir d’effacer les soupçons, Éloi Madiot avait fait travailler Antoine auprès de lui. Et, peut-être grâce à l’attitude de Madiot, qu’on craignait, à ses démentis répétés, le déshonneur avait été évité, les commérages s’étaient vite éteints.

À présent, dans le monde des pauvres gens, personne ne se souvenait plus. Les parents étaient morts, les anciens ouvriers de la fabrique disparus ; les enfants avaient grandi dans une autre maison, celle de l’oncle ; Henriette appartenait à une catégorie ouvrière différente et plus élevée ; elle avait près de vingt-quatre ans, son frère vingt et un.

Malheureusement, Antoine savait ce triste passé. Il en avait conçu une haine vivace et presque universelle. Contre Henriette d’abord, l’intruse, dont il jalousait la beauté, la distinction, la vie heureuse, surtout la place usurpée au foyer des deux Madiot, et, par un retour de l’esprit, les caresses mêmes qu’elle avait reçues jadis. Il lui arrivait de la croiser, dans les rues de Nantes. Le plus souvent, il la saluait de son air gouailleur, ou bien il la désignait à un camarade : « Est-elle chic, cette princesse-là ? Si on dirait que j’ai été élevé avec elle ! » Quelquefois, quand il était seul, il l’abordait, toujours pour lui demander de l’argent. Il gagnait de belles journées, mais il dépensait tout et au-delà, avec des filles ou avec des camarades, dans les bals de barrières. Et quand l’argent manquait, il quêtait Henriette, sans honte : « Elle me doit, pensait-il, elle a eu plus que sa part, chez nous. » La jeune fille donnait, se gênait même pour donner, parce qu’elle espérait le ramener à elle.

Il en voulait à l’oncle Éloi d’avoir subi l’influence d’Henriette ; de l’avoir lui-même, autrefois, placé chez les Lemarié, d’y être demeuré. Entre eux, il y avait le secret que chacun gardait pour soi, parce que les entrevues étaient rares et banales ; parce qu’Éloi Madiot ne croyait pas possible qu’Antoine fût informé de ces choses lointaines, et n’aurait jamais commis l’imprudence de l’interroger ; parce qu’enfin, malgré ses défauts, malgré le désordre de son esprit et de ses mœurs, et malgré ce qu’il avait appris, Antoine, qui n’avait aucune affection vivante, était resté fidèle à la mère malheureuse qui l’avait bercé. Pour ne pas l’accuser, il était capable de se taire. Et il ne parlait pas, mais la colère s’était tournée contre le patron, son fils, sa famille, contre les patrons en général, le sien, les autres, solidaires, dans son esprit, de la faute de l’un d’eux. Les déclamations entendues dans les réunions publiques, les conversations et les lectures y avaient aidé. Antoine appartenait à l’armée de la révolte et de la haine, parmi les obscurs qui n’ont pas de rôle. Comme beaucoup d’autres, il n’y avait pas été poussé par une doctrine quelconque, mais par un ressentiment personnel et caché. Les paroles tombaient sur sa blessure, l’ouvraient, l’envenimaient comme une poussière de fer limé. Toutes ses idées n’étaient que des mots vagues, dissimulant une rancune précise.

Henriette ne se doutait de rien. Elle vivait presque aisément ; elle aimait son métier, sa maison, sa chambre qui ressemblait, par le silence, à une chapelle. Ce soir encore, en montant l’escalier, elle éprouvait, plus vive qu’à l’ordinaire, l’émotion que donne l’abri, quand on sait ce que c’est que le mauvais temps du dehors. Avait-elle monté et descendu souvent ces marches en bois de châtaignier, éclissées tout du long, si étroites et si pointues du côté de la rampe en tire-bouchon ! Au premier étage, du carreau rouge, un paillasson, une poignée de sonnette en cuivre : c’est l’appartement de madame Logeret. Une volée encore, un second paillasson, une patte de lièvre au bout d’une corde : Henriette poussa la porte, et entra. Une forte voix éraillée dit :

– Encore veillé ce soir ! Ils veulent ta mort, ma parole !

Elle répondit en riant :

– Mais non, mon oncle ! C’est la fille de la marquise du Muel qui se marie, il faut bien que les chapeaux soient prêts.

– Des marquises, ah ! bien oui !

Éloi Madiot répétait souvent les mots de ses interlocuteurs. Simple travers de vieux tambour, et qui ne signifiait rien, d’ordinaire. Mais ici, tandis que la jeune fille embrassait rapidement son oncle, passait devant lui, traversait la pièce et allait, dans la chambre voisine, – sa jolie chambre, à elle, – déposer son ombrelle, son chapeau et ses gants, Madiot avait une idée. En répétant le mot de marquise, il voulait dire : « Je n’en connais qu’une, c’est toi, la petite que j’ai élevée. Tu les vaux toutes, par la grâce, par la beauté ; je suis gai de t’avoir revue ! » Ses yeux roux continuaient de regarder la porte par où Henriette venait de disparaître.

Il était assis à côté du petit fourneau qu’on avait logé dans la cheminée. Sur l’appui de celle-ci, très haut, brûlait une lampe à pétrole du plus étroit calibre, qui enveloppait, dans un cône de lumière crue et tombante, la chaise où Madiot se reposait, une table où le couvert d’Henriette était mis, et une quinzaine de carreaux tout craquelés. L’homme avait le visage d’un rouge de brique, le poil blanc, le nez gros et crevassé. Sous les cheveux en brosse, entre les épis, et entre les poils des moustaches, cette coloration sanguine apparaissait, çà et là, comme des coups de pinceau. Madiot ressemblait à un de ces vieux bergers dont le vent de la montagne a durci et gercé tout le corps. Déjà au régiment, il avait un air de lassitude et de passivité. Il était celui qui a toujours obéi. La pensée, chez lui, s’éveillait lentement. Mais parfois, pour un mot, les yeux se mouillaient, et on jugeait que cet homme, d’une intelligence inculte, possédait une tendresse et même une délicatesse de cœur.

En ce moment, l’arrivée d’Henriette l’avait ému. Il ne s’était pas levé comme de coutume pour l’embrasser, à cause de sa main gauche malade, que, cinq semaines plus tôt, une pile de caisses pleines avaient à moitié écrasée en s’écroulant. Il portait le bras en écharpe, soutenu par un foulard de colon rouge piqué sur sa jaquette. Mais il avait suffi de l’entrée de la jeune fille pour lui faire oublier la lenteur de cette journée passée en tête à tête avec son mal. Replié sur lui-même, il écoutait le bruit des pas d’Henriette sur le plancher, – car la chambre d’Henriette était parquetée, – le bruit d’une épingle de chapeau roulant dans une coupe de verre, et le glissement d’une doublure de soie sur le dossier d’une chaise.

– Comment allez-vous ce soir, mon oncle ?

– Un peu mieux, ma petite, puisque te voilà !

C’était fini de souffrir seul.

Tout près de Madiot, cependant, la ligne que dessinait la lumière de la lampe dormait sur le carreau, et, au delà de ce coin chaud et vivant, la chambre s’étendait presque nue, meublée seulement, à droite, d’un lit de bois à rideaux rouges, décorée d’une paire d’épaulettes en laine, d’une lithographie représentant Napoléon Ier, Napoléon III et le prince impérial dans une même couronne de lauriers ; d’une autre représentant le maréchal Bugeaud ; d’une autre enfin où l’on voyait surtout de la fumée autour de vaisseaux qui bombardaient une ville. C’était la prise d’Alger. Plus loin, dans un cadre, un certificat de libération du service militaire : quatorze ans de belle tenue, sans reproche. La lumière mourait insensiblement sur les murs. Et, tout au bout, s’ouvrait un carré bleu profond, avec de vagues points d’or : la fenêtre et le plein ciel.

La jeune fille reparut. Elle modelait, à petits coups de doigts, les frisons de ses cheveux d’or que la course avait déplacés. Le contraste était singulier, entre la coquetterie du geste et le caractère populaire de cet appartement et de ce visage de vieux soldat.

– J’ai vu Antoine, dit l’oncle.

– Ah ! il est venu ?

– Non, tu sais bien… J’étais allé prendre le frais sur le port : je l’ai rencontré.

– Que vous a-t-il dit ? Des raisons, comme d’habitude ?

– Il m’a dit qu’il avait rencontré le fils Lemarié ; qu’il fallait retourner demander ma pension, sans faute, dès lundi, qu’il le fallait.

– À votre place, mon oncle Madiot, comme je laisserais là cette pension qu’on vous refuse ! Ne sommes-nous pas bien heureux, tous deux ? Si vous ne pouvez plus travailler, moi, je travaillerai pour deux.

– Sans doute, sans doute, petite… C’est qu’il était rudement fâché !

Ce que Madiot n’avouait pas, c’est que son neveu lui faisait peur. Il redoutait de mécontenter ce mauvais ouvrier querelleur, qu’il estimait si peu.

Henriette s’assit. Elle la connaissait par le menu, depuis longtemps, cette question de la pension à obtenir. Mais elle aimait l’oncle Madiot. Avant de mettre la cuiller dans la soupe, elle sourit au vieux, par charité, aussi par reconnaissance. Elle prit même un air de s’intéresser :

– Voyons, dit-elle gaiement, racontez-moi ça.

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