V

Il faisait beau, merveilleusement. La vie abondait dans l’air pur ; elle descendait, à chaque respiration, au fond de la poitrine, et le corps, au contact de la vie, répondait par un frisson de joie. Tout ce qui avait des ailes était sorti du nid, du trou, de l’abri nocturne. Les mariniers s’appelaient à voix haute sur les rives, et il y avait plus d’échos que d’habitude. Par la fenêtre d’Henriette, il entrait des souffles d’air qui embaumaient, des éclats de rire, des bouts de phrases de passants, des cris de martinets en chasse, toute une gaieté de la rue qui disait : « Mais venez donc ! » La jeune fille entendait bien. Elle était prête, l’ombrelle sur le bras, la voilette nouée sur le chapeau à deux ailes de pigeon blanc qui lui allait si bien. Son oncle, dès le matin, était sorti pour faire un de ces « tours de port », qui duraient toute la journée du dimanche. Elle attendait, se promenant d’une chambre à l’autre, impatiente, s’approchant parfois de la fenêtre ouverte et songeant : « Quel joli soleil ! Est-ce dommage d’en perdre !… »

Où irait-elle ? Le projet était depuis longtemps arrêté. Elle irait chez les Loutrel, au bord de la Loire. Elle l’avait promis à madame Loutrel, la femme du plus fin pêcheur d’anguilles que l’on connût, de Thouaré à Basse-Indre. Comme ce serait bon la route, et joyeux l’arrivée, et doux le retour dans cette tiédeur et cette lumière alanguie des soirs qui n’en finissent pas !

Vers neuf heures et demie, elle entendit dans l’escalier la voix de la locataire du premier, qui répondait :

– Plus haut, mademoiselle ! Tirez la patte de lièvre !

La sonnette rendit un son timide, qui indiquait une main de pauvre. Henriette alla ouvrir, et cette même impression de pitié qu’elle avait éprouvée la veille refoula tout autre sentiment. Marie Schwarz avait encore cette physionomie sans espoir qui lui était devenue habituelle, son air dur, ses yeux qui semblaient n’interroger que pour savoir la date d’un malheur nouveau.

– Je suis venue, dit-elle simplement. Je n’ai pas de place, n’est-ce pas ?

Henriette l’avait amenée jusqu’au milieu de la chambre de l’oncle Madiot, en face de la fenêtre. Elle la tenait par la main, et elle la regardait, fixant ses yeux clairs sur ces autres yeux si sombres, où le jour n’entrait pas.

– Mais si, vous en avez une. Je l’ai obtenue. J’ai eu du mal !

Marie, sans changer de visage, répondit, comme quelqu’un qui a faim et à qui l’on promet vaguement du pain :

– Quand l’aurai-je ?

– Demain, vous entrez demain lundi avec moi.

Alors, Henriette sentit cette main lourde et moite qu’elle retenait s’agiter et trembler ; elle vit, du fond de l’abîme trouble des yeux, une flamme qui montait.

– Ah ! que je vous remercie, mademoiselle ! que je vous remercie !

En même temps, Marie Schwarz fit un mouvement, comme pour embrasser Henriette. Mais elle se recula aussitôt, retira sa main, et, sous le coup de l’émotion trop forte, baissa lentement les paupières, comme si elle se trouvait mal. Henriette fut frappée de la grandeur de ces yeux fermés, et de la subite douceur que prenait ce visage quand ils ne luisaient plus. Elle eut l’impression qu’elle voyait cette pauvre fille morte ou sculptée en pierre blanche. Mais, tout de suite, en vaillante qu’elle était, elle secoua cette imagination, et dit gaiement :

– Comment, mademoiselle, je vous annonce une bonne nouvelle, et vous pleurez !

– Non, je ne pleure pas, vous voyez.

Marie essaya de sourire, et il lui vint deux larmes, qui coulèrent.

– Savez-vous bien ce que vous êtes ? dit Henriette. Une nerveuse.

Elle avança une chaise, fit asseoir Marie, s’assit près d’elle, et dit :

– Regardez comme le jour est gai ! Moi, quand il fait un beau soleil, j’oublie vite mes chagrins.

– C’est qu’ils ne sont pas lourds, les vôtres…

– Croyez-vous ? Chacun a les siens, je vous assure, et chacun les trouve lourds. Et puis cela passe, et puis cela revient.

Le jour blond du matin avançait sur la muraille de droite.

Henriette se tut un moment, les yeux dans cette clarté, cherchant la chose la meilleure à dire, et elle reprit, sans changer d’attitude :

– Vous avez donc bien souffert, mademoiselle Marie ?

– Beaucoup.

– Les commencements sont si durs dans les métiers ! Votre mère vit encore ?

– Oui.

– Vous l’avez laissée à Paris ? Pourquoi êtes-vous partie seule ? Est-ce elle qui vous a dit que vous trouveriez du travail ici ?

– Oh ! non !

– Qui donc ?

– Personne, une idée.

Marie hésitait à continuer. Mais, comme la belle employée blonde de madame Clémence regardait toujours vers la muraille, et qu’elle avait un air attendri de sœur aînée à qui on n’apprend rien, Marie osa parler. Sa voix, jusque-là contrainte, sortit. Et ce fut une musique dans la chambre, sa voix grave, sonnante comme du cuivre et toute de passion :

– Je comprends bien, vous voudriez savoir. C’est tout simple : une fille que vous avez placée, vous devez savoir d’où elle vient… Je vais vous le dire. La mère est concierge, pas dans la haute, au fond de Clignancourt. Elle ne s’est jamais occupée de moi, parce qu’elle n’a pas le temps. Elle fait des ménages jusqu’à cinq heures. Nous nous retrouvions pour dormir. Oh ! ne croyez pas qu’elle soit mauvaise, non. Elle me laissait presque tout l’argent que je gagnais. C’est gentil, n’est-ce pas, pour une mère ? Je pouvais m’habiller et manger à peu près avec cela. Tenez, la robe que j’ai là et le manteau, je les avais achetés sur mes économies, l’autre printemps.

Elle m’en voulait seulement parce que je ne suis pas avantageuse à l’ouvrage, tandis qu’elle est si adroite, elle, et si vive !

– Vous faisiez ?

– Des travaux de misère, mademoiselle, ceux que font les filles qui n’ont pas de métier. J’en ai cousu, allez, des vestons de travail à quarante centimes, qui me demandaient chacun presque une demi-journée, des chemises d’hommes qu’on me payait vingt-cinq centimes quand je fournissais le fil ; j’en ai fait des galons perlés à trois sous les deux mètres ! Je m’y suis fatigué les yeux, et la poitrine toujours pliée. Alors j’ai réussi à me placer comme mannequin, chez Noblet, avec des protections, vous comprenez. Ça allait bien. Et puis, maman est tombée malade, au commencement de l’hiver ; nous avons fait des dettes, des grosses…

La voix baissa encore, et devint dure :

– Quand elle a été guérie, nous ne savions plus comment payer ce que nous devions. Elle m’a dit que j’avais l’âge de gagner ma vie toute seule, qu’elle ne pouvait plus me loger. Il faut vivre, n’est-ce pas ? Et… non, tenez ne parlons plus de ça. Je ne pouvais plus rester à la maison, voilà tout. Et je suis partie.

Henriette ne broncha pas. Elle connaissait cette histoire-là. Elle l’avait observée et pleurée plus d’une fois autour d’elle. C’était la rue qui venait à elle, l’abandon total. Ses yeux qui regardaient la fenêtre se plissèrent un peu, comme devant un objet de douleur. Puis ils s’ouvrirent bien grands, ils se firent doux, ils se détournèrent vers l’enfant qui se sentit déjà aimée.

– Vous n’avez rien à faire aujourd’hui, mademoiselle Marie ?

– Non, mademoiselle.

– Alors il faut venir avec moi. Je vais chez les Loutrel, des amis d’enfance, des pêcheurs de la Loire. Je leur dirai que vous êtes de l’atelier de madame Clémence. C’est un passe-partout. Ils sont si bonnes gens ! Vous ne voulez pas ?

Marie comparait en pensée son manteau noir fripé, son chapeau de l’an passé, pareil à vieux nid, avec le joli chapeau où se levaient deux ailes blanches, et avec la robe grise toute fraîche et toute fine d’Henriette.

– C’est que je ne peux guère, faite comme je suis ! Un éclat de rire lui répondit. Le soleil allongeait son doigt jusque sur le carreau.

– Ah ! vous êtes coquette ! C’est ce qui vous retient ? Attendez !

Henriette avait couru dans la chambre à côté. Elle revint portant sur le bras une cravate de dentelle, une plume noire et un petit collet de drap beige avec des applications brunes.

– Vous allez voir comme je vais vous faire belle !

Alors, gentiment, du bout de ses doigts qui ne se trompaient jamais de mouvement, Henriette dégrafa le manteau, jeta le collet sur les épaules de sa nouvelle amie, passa au cou de Marie la cravate dont elle élargit le nœud en ailes de papillon, redressa en trois petits coups, sans avoir l’air d’y penser, les bords du vieux chapeau qui parut se souvenir d’une forme depuis longtemps perdue, attacha avec une épingle, au milieu d’un nœud défraîchi, la plume noire qui devint aigrette, et, se reculant pour juger son œuvre :

– Charmante ! Dit-elle.

Le visage de Marie s’éclaira. La jeune fille en elle reparut. Elle toucha, comme pour le caresser, le drap qui se moulait en plis larges autour de sa poitrine ; les sourcils se détendirent, et leurs poils soulevés se lissèrent en deux arcs sombres autour des yeux ; les fortes lèvres rouges s’allongèrent décidément.

– À présent, je veux bien aller, dit-elle.

Elles descendirent. La porte d’en bas retomba derrière elles, et elles se mêlèrent à la foule en marche, demi-paysanne, demi-citadine, qui remplissait les quais.

Share on Twitter Share on Facebook