IX

Éloi Madiot n’était rentré qu’à trois heures du matin, harassé, ses vêtements trempés d’eau et noircis par la fumée. Il dormait. D’après ce qu’il avait raconté en se couchant, toute l’usine Lemarié était brûlée, les salles de fabrication, les réserves, les approvisionnements, les bureaux, la maison du contremaître, tout. Après cinquante années d’existence, l’outillage créé par deux générations d’hommes s’effondrait, subitement, et la terre réapparaissait, nue, déserte, prête à de nouvelles œuvres, entre des monceaux de ruines dont aucune n’avait plus de sens, et ne pouvait dire la somme prodigieuse de vie, de travail et d’audace qui s’étaient dépensés là.

Dans le quartier des ponts, ouaté de brume par l’aube, Henriette, en ouvrant sa fenêtre, avait vu la fumée s’élever, blanche à cause de la vapeur d’eau, et mêlée de bouffées noires que soufflaient des débris mal éteints. Une agonie, même celle d’une chose, c’est si triste pour ceux qui doivent finir ! Henriette était demeurée sous l’impression de ce spectacle, et de l’effroi de la veille, quand les toits de l’usine s’étaient abîmés dans le feu. Elle allait dans la chambre, de droite et de gauche, faisant son ménage. Elle se rappelait sa rencontre avec Victor Lemarié, deux jours auparavant, au tournant de la rue Voltaire, le salut qu’il lui avait adressé, et la jolie façon du harnais qu’elle avait remarqué au passage, comme une robe. Elle se souvenait aussi, – mon Dieu, que le matelas était lourd à retourner ce matin, et que d’orage dans l’air irrespirable qui entrait par la fenêtre ! – elle se souvenait d’avoir aperçu, une fois, le père de Victor Lemarié, l’industriel. Il y avait de cela longtemps, cinq ou six ans. Il présidait une fête de sociétés de gymnastique, et il prononçait un discours, derrière le balcon de toile d’une tribune pleine de beau monde, entre deux faisceaux de drapeaux tricolores. Il gesticulait au-dessus des gymnastes pressés au pied de la tente et qui applaudissaient. Les dames, les officiers, les bourgeois assis à l’ombre, n’écoutaient pas. De sa place, Henriette, n’entendait rien. Elle ne voyait qu’une physionomie dure qui s’essayait à sourire, une barbiche blanche qui remuait, et des mouvements de bras rapides, qui ne s’arrondissaient pas, et ne s’amplifiaient pas. Quelqu’un avait dit près d’elle : « Parle, mon vieux, vas-y. Ce qu’on le déteste ! » Le souvenir de cette fête lui revenait, et la silhouette de l’homme, et le mot. À présent, quelle émotion ce devait être, dans la maison du patron, et aussi chez les employés et les ouvriers tout à coup licenciés par le feu ! La jeune fille acheva de tendre et de border les draps de son lit, effaça les plis avec la main posée à plat et courant tout du long, puis elle tira les rideaux à franges, et les rapprocha de manière à ne laisser entre eux qu’un étroit espace d’ombre.

Les vendeurs de journaux commençaient à passer en bas, criant : « Demandez le grand incendie. Une usine anéantie. Les derniers détails. »

À huit heures, elle était dehors, un quart d’heure plus tôt que d’habitude. La nouvelle était partout connue et commentée. Elle remplissait la ville. Les douaniers en causaient avec les déchargeurs, les marchands de lait avec les clientes, les cafetiers du port avec les premiers buveurs de muscadet, qui s’en allaient, essuyant leurs lèvres du revers de la main. Tout le monde avait vu le drame, de près ou de loin ; chacun savait un détail inédit, qui se mêlait aux lamentations dont la formule variait peu. L’imagination populaire travaillait sur ce thème d’épouvante, la nuit, la flamme, le vent qui soufflait en tempête, les pompiers grimpés sur les toits voisins et rouges dans l’incendie, la destruction totale d’une œuvre humaine ; et, de la rue de l’Ermitage à la manufacture des tabacs, il n’y avait pas de maison possédant une fenêtre, une porte ou une lucarne au levant, d’où une ménagère n’eût médité un moment, pour s’en émouvoir et pour en disserter, sur la fumée blanche qui sourdait là-bas, d’entre les ruines.

Chez madame Clémence, ces demoiselles de la mode étaient toutes en l’air. Quand Henriette entra dans le travail, à huit heures et demie, les premières arrivées causaient entre les deux tables presque à voix haute, l’ombrelle encore posée sur le bras et le chapeau sur la tête, sans égards pour les avertissements de mademoiselle Augustine, qui s’était assise en manière de protestation, et qui répétait aigrement : « À votre aise, mesdemoiselles, continuez, je rendrai compte à madame Clémence. » Elles n’écoutaient pas ; elles avaient les nerfs montés, et une hâte de dire ce qu’elles savaient.

– Moi, je me couchais, j’avais lu un livre drôle.

– Moi, j’étais endormie. Le bruit d’une pompe qui roulait m’a réveillée. J’ai couru en chemise à la fenêtre. Il faisait froid. Un homme a crié : « Dans le quartier de l’île Gloriette ! » Alors je me suis recouchée. C’était loin.

– Moi, ç’a été le reflet sur les vitres. J’ai eu une peur ! On aurait dit que le feu était dans ma chambre. J’ai regardé, mais je ne voyais qu’une colonne de flammes dans le noir. Et je n’ai rien entendu.

– Il y a eu deux hommes blessés ?

– Non, trois, blessés par des poutres. On les a conduits à l’hôpital. J’ai lu ça dans le journal, en venant. Tenez, voici l’article : un million de dégâts.

L’énormité du chiffre fit faire silence. Les jolies têtes jeunes se courbèrent au-dessus du journal, que tendait mademoiselle Irma. Marie Schwarz, qui se tenait en arrière, près de la fenêtre, humble dans sa robe de pauvresse, osa s’approcher d’Henriette qui, les bras levés, la poitrine en avant, dégageait avec précaution les mèches de cheveux qu’avait accrochées la paille de son chapeau. Les yeux noirs et les yeux clairs se sourirent.

La porte s’ouvrit. L’apprentie Louisa entra en secouant sa tête rousse aux joues bouffies, et en disant :

– Eh bien ! en voilà d’une autre !

Elle avait l’air important d’un enfant qui porte un secret.

– Et une qui peut compter !

– Quoi donc ?

– Mesdemoiselles, vous me croirez si vous voulez, mais M. Lemarié est mort.

Toutes se redressèrent ; mademoiselle Augustine s’arrêta de travailler, et dit sévèrement :

– Petite, vous mentez, n’est-ce pas, pour amuser ces demoiselles ? Allez à votre place.

L’apprentie, pour mieux affirmer, laissa retomber ses deux bras sur sa robe, et l’on vit les pauvres souliers qui buvaient l’eau de toutes parts.

– Pas du tout, mademoiselle. À preuve que nous avons un voisin qui est menuisier des Pompes. Il l’a appris tout à l’heure. Le patron est allé au feu vers onze heures, cette nuit. Ça l’a saisi de voir son bien brûler. Il est tombé. On l’a ramené chez lui, et il est mort avant d’avoir su que c’était éteint. Je vous dis la vérité, même que le curé est arrivé dix minutes trop tard. Ainsi !

– C’est beaucoup de malheurs à la fois, dit une voix.

Il n’y eut pas de réponse. La mort, l’inévitable, avait été nommée. Et, comme les pierres frémissent, en haut, en bas, tout le long des rues, au passage d’un camion, les âmes s’émouvaient d’avoir entendu son nom. Les tabourets furent rapprochés des tables, les chapeaux et les mantelets s’amoncelèrent dans le placard, et le bruit des bobines de fil et des ciseaux jetés sur la lustrine annonça que le travail reprenait, comme chaque matin. Henriette, en retroussant sa robe pour s’asseoir, – elle était énervée et distraite par l’orage et par une nuit mauvaise, – fit le tour, avec ses yeux clairs, de cette réunion de jeunes filles. On ne voyait plus les dents rieuses de mademoiselle Cécile ; ni les fossettes de mademoiselle Anne, l’apprêteuse d’Henriette, une Normande très fine, couleur de lait ; ni les lueurs furtives que la vie leur mettait à toutes au coin des cils, le matin, comme une aube. Elles se taisaient, quelques-unes sans expression, occupées à préparer la tâche, d’autres graves et même tristes. Mademoiselle Reine, la plus proche voisine de la première, et qui avait un visage de sainte de vitrail, remuait les lèvres très doucement, les paupières baissées.

Deux ou trois autres jeunes filles, dans le quart d’heure qui suivit, arrivèrent du dehors, avec un peu d’air vif dans le pli de leurs vêtements. Elles confirmèrent la nouvelle donnée par l’apprentie. M. Lemarié était mort d’une congestion cérébrale sans avoir repris connaissance ; on avait vu les fenêtres de l’hôtel fermées ; l’usine ne serait pas reconstruite, au moins par la famille de l’usinier. Le bruit courait aussi qu’une demande de secours allait être faite au conseil municipal, en faveur des ouvriers.

Peu à peu, ce qu’il y avait d’intérêts en souffrance, de projets et d’attente autour de cette mort, dissipa l’impression funèbre.

Les roses en soie, les capucines de velours, les piquets de marguerites ou de bleuets commençaient à trembler au-dessus des formes. Les aiguilles perçaient l’apprêt des étoffes et de la paille avec un bruit d’éclatement. Sur leur poing fermé, les garnisseuses prenaient le chef-d’œuvre ébauché, dont elles seules devinaient le dessin futur, l’éloignaient à bout de bras, le faisant tourner pour juger du modelé, et le ramenaient près d’elles.

– Je suis sûre d’avoir cette après-midi une commande de madame Lemarié, dit mademoiselle Augustine, dont l’amour-propre était flatté de ce long silence comme d’une victoire personnelle. Voilà plus de dix ans que je la coiffe.

Mademoiselle Irma, les plus grands yeux et les plus fiévreux de tout le travail, une fille artiste et détraquée, qui détestait la première, répondit du bout de la même table :

– Je ne vous envie pas, mademoiselle : un chapeau de deuil !

– On peut les faire plus ou moins élégants.

– Jamais : du crêpe, un bandeau, un voile long comme la robe, on ne peut rien faire avec ça.

– Pardon.

– Pardon vous-même. Ce sont des horreurs.

– Non, mademoiselle, pas les miens.

– Enfin, vous ne vous les mettriez pas sur la tête, ni moi non plus.

Mademoiselle Augustine, vexée, essaya de rire ; trois plis se creusèrent dans ses joues couperosées. Elle riposta :

– Est-ce une raison ? Est-ce que je suis veuve ?

Des rires étouffés coururent d’une table à l’autre.

Mademoiselle Lucie, l’apprêteuse qui avait les mains toujours moites, assise à deux places d’Henriette, se pencha sur son tabouret, et murmura :

– Ma foi, on le dirait.

Henriette, placée vis-à-vis de mademoiselle Augustine, ne voulut pas sourire, et dit :

– On assure que madame Lemarié est très bonne.

Alors, ce furent des phrases venues de partout, qui sonnaient toutes les notes :

– Meilleure que son mari. Celui-là n’aimait pas l’ouvrier. Un mauvais riche !

– Oui, car il y en a de bons. Voyez Mourieux.

– Ce n’est pas un riche, Mourieux. Il gagne sa vie comme nous, un peu mieux que nous.

– Il vend ses fleurs trop cher, mais je l’aime, moi, tout plein. Quand il rit, on a confiance, tandis que Lemarié, jamais un mot avec lui, des ordres, des ordres, et le marché au poing, dès qu’on disait : « M. Lemarié, je vous en prie ! »

– Moi, ma mère m’a raconté que le jour où il a mis en marche ses deux machines à écosser les pois, c’étaient quatre cents femmes qui se trouvaient sans travail, des anciennes ouvrières de chez lui, des mères. La mienne en était. Elles sont entrées dans son bureau, pour lui demander un délai ou un secours.

Il a répondu : « Chacun pour soi. Une écosseuse m’économise deux cents femmes. J’achète la machine, et je renvoie les femmes. J’use de mon droit. » Vous croyez que c’est honnête, ça ?

– Il avait raison : il ne pouvait pas perdre pour nous.

– Et des prix ! On ne gagnait que son pain chez lui. Lui, c’étaient des millions qu’il entassait.

– Et insolent avec celles qui étaient jolies !

La jeune fille qui venait de parler, rougit en voyant plusieurs fronts se relever, lentement, de dessus l’ouvrage. Elle ajouta aussitôt :

– Je le sais pour l’avoir entendu dire.

Cette Irma, trop élégante pour une employée payée cinquante francs par mois, pâle avec des yeux cernés, très artiste et très capricieuse, avait dans la voix et dans tout son être une telle passion qu’on l’écoutait dès qu’elle parlait. Elle reprit :

– Enfin, c’est un homme qui a du bien de pauvre dans ses biens. Avez-vous lu En l’an 2000, mademoiselle Jeanne ?

– Non, de qui ?

– De Bellamy, un Américain. Moi, je l’ai relu trois fois. Il raconte ce que sera la société au XXe siècle, à la fin. Nous n’y serons plus, et je le regrette, parce qu’il fera meilleur vivre.

Une voix moqueuse demanda :

– Qu’en savez-vous ? Un socialiste alors ? Vous les aimez ?

La jeune fille répondit très gravement, sans cesser de travailler et d’enrouler, avec un goût infini, une tige de liseron autour d’une paille blanche :

– Oui, je les aime. J’ai suivi plusieurs de leurs réunions. Je ne comprends pas toutes leurs théories, mais ils admettent au moins qu’on souffre et qu’on se plaigne, ceux-là ! La vie est si peu gaie !

Deux ou trois de ces lèvres de vingt ans dirent : « Oh oui ! » mais si faiblement qu’on ne pouvait savoir d’où venait la réponse.

– Moi, j’ai lu les romans d’Éliot, fit mademoiselle Reine. Ils m’ont troublée, et cependant, j’avais le sentiment que toutes ces belles phrases n’étaient que du rêve écrit.

– Est-ce que c’est rêver que de demander justice ?

Reine, nerveuse aussi, dressa son cou qui avait l’air d’ivoire ancien, long et doré.

– Je n’ai pas de confiance, répondit-elle. Quelle raison ont-ils donc de tant aimer les autres ? Je comprendrais, s’ils croyaient en Dieu.

– Voilà bien la dévote !

– Certainement.

– Eh bien ! mademoiselle, c’est précisément parce qu’ils n’attendent rien de l’autre vie qu’ils réclament leurs droits dans celle-ci. Tout le monde ne peut pas croire en Dieu, et se confire en dévotion comme vous. Il y a celles qui souffrent, sans avoir rien fait pour le mériter, et qui se révoltent. Moi d’abord…

Des mots à demi-voix, rapides, répondirent parce que la question, souvent ramenée dans leurs discussions, touchait à leurs habitudes.

– Moi aussi ; – moi pas ; – moi, il y a des jours. Tiens ! mon aiguille s’est cassée.

Henriette était absorbée, depuis quelques minutes, par l’étude comparée de trois pièces de ruban à reflets, qu’il fallait assortir avec des fleurs mauves, d’invention récente. Elle dépliait, chiffonnait, rapprochait les coupons, et fermait à demi ses yeux de coloriste.

En entendant les réflexions de ces petites de seize ou dix-huit ans, elle, plus âgée et plus sage, ne put retenir un mouvement de tête. Mademoiselle Irma le vit, et dit :

– Oh ! vous, mademoiselle Henriette !

– Pourquoi « Oh ! moi » ?

– Parce qu’on sait bien votre avis, vous n’avez pas besoin de parler. Vous êtes la vertu, la sagesse la raison, la demoiselle qui ne tombe pas…

– Heureusement : on se fait mal, dit l’autre en riant.

La jeune fille à qui elle s’adressait la regarda durement, et se tut. La conversation reprit entre les ciseaux, les aiguilles et les dés ; les esprits suivirent chacun leur pente, et s’en allèrent là ou nulle âme n’en peut suivre une autre, dans le rêve qui n’a pas de route. L’ardeur du soleil augmentait. La fenêtre entr’ouverte soufflait dans la chambre un air saturé d’électricité, qui oppressait, et que la poitrine rejetait plus vite, comme un poison. Des gouttes de sueur perlaient sur les nuques découvertes. De temps en temps on entendait le talon d’une bottine qui frappait le parquet avec impatience, ou la gamme rapide de cinq doigts sur la table. L’idée venait moins bien, déjà s’alanguissait et se fondait en songeries.

On avait oublié la mort de M. Lemarié.

– Il est temps que la saison finisse, dit la grosse Lucie, qui étouffait. J’aime mieux ne pas avoir le sou à la maison que de travailler par des chaleurs pareilles.

La phrase mourut dans l’indifférence apparente des jeunes filles. Mais elle les avait troublées, comme un coup de rame trouble des eaux profondes. À peine une ride à la surface ; les joncs n’ont pas bougé ; toutes les mouches sont restées à boire le miel sauvage dans le cœur des nénuphars jaunes ; mais un tourbillon d’air a plongé, et il a remué jusqu’aux racines et aux tiges cachées des herbes. Quitter l’atelier ! Mais oui, la morte-saison allait s’ouvrir, et avec elle arrivaient les jours de liberté et de détresse ; ceux où le pain devient plus difficile à obtenir à crédit ; où l’on doute si on pourra rentrer chez la patronne sollicitée par beaucoup de nouvelles employées ; où des idées de mort passent dans l’esprit, entre deux parties de plaisir ou deux longues heures désœuvrées. Vacances forcées, besognes serviles, tête-à-tête avec les mères qui ne comprennent pas, tentations des vingt ans que le travail n’assagit plus, histoires mauvaises du passé, douleur de vivre seule, vous veniez, vous veniez donc ! Vous étiez là, tout près !

Une barre blanche s’alluma au plafond, dans l’angle à droite ; c’était le reflet d’une serre, qu’on avait coutume de voir, en été, vers onze heures.

L’apprentie la contempla.

Au même instant, l’une des jeunes filles se mit à sangloter. Elle pleurait, les poings enfoncés dans les cheveux et cachant sa jeune tête honteuse, la poitrine appuyée contre la table et secouée convulsivement. Ses compagnes ne parurent pas surprises, et continuèrent de travailler, s’appliquant au contraire et se baissant sur leur tâche, pour que celle qui pleurait ne fût pas humiliée. Elles faisaient ainsi, les unes pour les autres. Il n’y avait guère de semaine qu’une de ces enfants ne perdît courage, et ne s’abandonnât aux larmes, vaincue par une douleur qui restait souvent inconnue.

Cette fois, c’était Irma aux yeux trop grands, la socialiste. On la laissa lentement revenir à elle, essuyer ses yeux, se recoiffer.

Tout le monde savait que, deux jours plus tôt, elle avait été abandonnée par son amant.

Madame Clémence entra. Elle eut l’air de ne s’apercevoir de rien. Elle souriait sous sa coiffure poudrée et dentelée aux tempes ; elle tenait avec deux doigts son face-à-main ; elle s’arrêtait un instant derrière chaque garnisseuse, et on eût pu croire, à sa physionomie comme à son langage, qu’elle visitait une collection d’objets rares dans un lieu de délices.

Elle avait pour système d’encourager.

– Très bien… voilà une jolie idée… Mauve et violet, mademoiselle Jeanne, ce serait encore mieux… Mademoiselle Mathilde, relevez-moi ce bord-là : deux bouquets de violettes ici, dans l’enroulement de la paille, trois ou quatre feuilles tombantes, négligées, vous comprenez ? Nuances claires, n’est-ce pas ? La cliente est blonde… Mademoiselle Henriette, vous progressez tous les jours ; vous m’avez valu des remerciements de la petite comtesse Zaniska et de madame de Stréville. Donnez un peu plus de moelleux à vos coques, tenez, en plaçant le point ici, et nous avons un chef-d’œuvre… Tendez davantage vos formes, mademoiselle Reine, vous ne charpentez pas assez. Mais le modèle est bon. Vous le ferez copier, mademoiselle Augustine… À propos, les deux pailles blanches garnies de roses, pour les filles de la générale, seront bien prêtes ce soir ? Un départ pour la campagne : c’est promis.

– Mademoiselle Irma les a en mains, répondit la première.

Madame Clémence effleura d’un regard celle qui pleurait, se garda de rien dire, aperçut Marie Schwarz.

– Et celle-là, qu’est-ce que vous en faites ?

– Je l’ai mise à coudre des coiffes ; elle s’en tire.

La patronne allait sortir, sa visite terminée, lorsqu’elle se souvint d’un ordre à donner. Elle lâcha le bouton de cuivre qu’elle tournait déjà, fit deux pas, et, se penchant vers Henriette, assise à l’extrémité d’une des tables, dit assez bas :

– Mademoiselle Henriette, je vous prie de vous rendre, immédiatement après le dîner, chez madame Lemarié, qui vous demande.

Si discret qu’eût été le son de voix de madame Clémence, plusieurs ouvrières l’entendirent, et ouvrirent de grands yeux. Mademoiselle Augustine prit son air offensé, et se raidit sur son tabouret. La patronne sentit la nécessité d’appuyer sur l’ordre, afin de prévenir une explication entre ses deux meilleures ouvrières.

– J’ai reçu le mot de madame Lemarié, à l’instant. Elle vous désigne personnellement. Vous prendrez trois de nos modèles d’exposition, avec bandeau blanc, naturellement, pour une veuve, et vous emmènerez avec vous mademoiselle Schwarz. Elle commencera son métier d’essayeuse.

– Bien, madame.

Quand la porte fut refermée, il y eut, entre ces demoiselles de la mode, un échange significatif de chuchotements : « Eh bien ! ma chère, c’est un événement de plus. – La première est furieuse. – Il y a de quoi : depuis plus de dix ans qu’elle coiffait cette dame ! – Elle comptait sur un abonnement. – Il faut avouer que cette Henriette Madiot a toutes les chances ; aussi elle a l’air content, ma chère ! – Et l’autre ? Quel vieux singe ! En fait-elle une figure ? »

Le vieux singe était une ouvrière de quarante ans, qui devinait que la disgrâce serait prochaine, et que le pain quotidien s’en allait. Elle s’était composé une attitude qu’elle croyait digne, pour cacher le désespoir qui la tenaillait, et les autres riaient, ne comprenant plus, parce qu’elle était vieille et que sa souffrance n’était pas un chagrin d’amour.

La clochette tinta. Ce fut un petit son grêle, tout assourdi par les tentures, les murs, les cloisons, et qui semblait venir de sous terre. Il annonçait le déjeuner. Toutes les aiguilles se piquèrent dans les formes. Lentement, les jeunes filles se levèrent, et plusieurs, d’un geste de princesse, tirèrent les manches de lustrine qu’elles mettaient pour travailler. Quelques-unes demeurèrent un instant debout, immobiles, étourdies par la longue tension de l’esprit. Puis le corridor s’emplit de bruits de pas amortis par les tapis, de frôlements de robes, de rires de jeunesse à moitié retenus, et les ouvrières de madame Clémence, après s’être lavé les mains dans une antichambre près du bureau de la caissière, entrèrent dans la salle à manger longue, peu éclairée, où la patronne présidait le repas du matin. Les jeunes filles se plaçaient à leur gré, sauf la première et la manutentionnaire, qui s’asseyaient, l’une à droite, l’autre à gauche de madame Clémence. D’ordinaire Henriette avait sa chaise près de celle de mademoiselle Augustine. Cette fois, mademoiselle Augustine eut soin de mettre, entre elle et sa rivale, son apprêteuse, mademoiselle Reine. C’était la rupture ouverte.

Henriette s’en inquiéta peu. Elle songeait à sa visite, tout à l’heure, chez madame Lemarié.

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