X

L’hôtel Lemarié avait ses sept fenêtres de façade fermées, premier, second, et troisième étage. À la porte, c’était une procession continuelle de bourgeois, de commis, de valets de pied, qui sonnaient. Ils appuyaient très légèrement sur le bouton électrique, – à cause du mort ; – la porte s’ouvrait à peine, – à cause du mort ; – ils touchaient de la main leur chapeau, tendaient une carte de visite, et se retiraient.

Le plateau d’argent, posé sur une table en bas du grand escalier, était caché, jusqu’à ses deux poignées ciselées, sous l’amas des petits cartons. Tous les quarts d’heure, on apportait une couronne de fleurs naturelles ou de perles.

Dans le salon jaune du premier, madame Lemarié, assise sur un pouf capitonné que débordait sa robe noire, regardait la porte par où était sorti, l’instant d’avant, maître Lecanu, notaire de la famille.

L’appartement ne recevait que très peu de jour, d’un côté par les découpures des volets, de l’autre par l’entre-bâillement d’une porte ouvrant sur la chambre où le corps de M. Lemarié reposait, les mains jointes sur un crucifix, la tête livide, tirée, impérieuse encore. Deux religieuses, entre deux cierges, veillaient au pied du lit. On ne les voyait pas. Une lame de lumière sans obstacle, glissant sur la cire des parquets, unissait les deux pièces. On eût pu croire la chambre vide, s’il n’était venu de là, par moment, un grillotis de rosaire, le bruit mou d’une couronne qu’on déposait sur une autre, et d’une fuite de pas savamment étouffés.

Madame Lemarié réfléchissait.

Quelqu’un entra. Elle reconnut le gros homme qui s’avançait à tâtons, ayant peur de heurter les meubles.

– C’est vous, Mourieux ? Vous avez fait la déclaration ?

– Oui, madame. J’attends vos ordres pour faire le reste, avec Victor. Le testament renferme-t-il quelque disposition relativement aux funérailles ?

– Non, rien.

La vieille femme se tut, ramena ses bras sur sa jupe, et considéra ses mains qu’elle ouvrit toutes grandes, et qu’elle étendit, la paume en dehors, d’un geste d’abandon qui correspondait évidemment à une pensée de son âme primitive. Puis, fixant Mourieux :

– Vous me voyez deux fois triste, dit-elle. C’est bien ce que je croyais : nous sommes très riches.

Mourieux grogna :

– Ça vaut mieux que la pauvreté.

Elle reprit, du même air pénétré :

– Pas toujours, Mourieux… De plus, maître Lecanu m’apprend que mon mari m’a légué tout ce dont la loi lui permettait de disposer en ma faveur.

– Est-il possible ? À vous ?

Les sourcils broussailleux du marchand de fournitures se relevaient d’étonnement. Il ajouta :

– Ma foi, chère madame, vous m’en voyez surpris, oui, tout à fait, et… bien heureux.

– Moi, je ne suis pas étonnée, Mourieux. M. Lemarié se défiait de la prodigalité probable de son fils, qui n’a pas de métier. Il ne m’aimait pas, mais il m’estimait.

– Sans doute.

– Peut-être a-t-il pensé que c’était une… compensation. Les hommes les plus rudes ont quelquefois des dessous de bonté. Enfin, sa volonté est formelle. J’hérite. Une fortune énorme.

Mourieux eut un geste d’assentiment.

Elle soupira, et dit :

– Mal acquise.

– Oh ! madame !

– Je sais ce que je dis, Mourieux, et je dis mal acquise.

– Permettez ! Un labeur opiniâtre, beaucoup d’intelligence, beaucoup d’esprit de suite… M. Lemarié a gagné honorablement…

– D’après l’honneur courant et facile, oui, mon ami. Mais moi, je suis le témoin de la vie, vous savez, le seul vrai, celui qu’on ne trompe pas. J’ai vu venir l’argent qui m’arrive, et, bien avant de l’avoir en ma possession, j’ai souffert d’en user. Cruellement, croyez-moi. À la fin de l’Empire, vous n’étiez pas là, quand nous faisions des inventaires de deux cent mille francs avec des conserves de dixième qualité, fabriquées pour les marines étrangères et que les agents déclaraient excellentes, parce que… vous comprenez, n’est-ce pas ? Et en même temps, et plus tard, et toujours, vous n’étiez pas là, quand les ouvriers députés par leurs camarades venaient au bureau, et ici même, au-dessous de nous, – que j’ai entendu de fois ces scènes-là ! – se plaindre de ne gagner que des salaires notoirement insuffisants, mais qui ne changeaient pas, parce que nous possédions presque un monopole. Vous n’avez pas connu les réponses brutales, ni les congédiements sans autre motif qu’une réclamation, ni les discours des employés stylés pour faire entendre à des malheureux qui s’étaient blessés que l’accident n’engageait pas la responsabilité de l’usine. Nous les avons en titres de rente, ces économies-là !… Et les misères morales, celles qu’on a voulues, celles qu’on a tolérées, et les autres qu’on aurait pu connaître ! Ah ! ces murs maudits de la fabrique, que j’ai pleuré de fois en les regardant ! Tenez, cette nuit, quand j’ai appris qu’ils brûlaient, ma première pensée a été : tant mieux !

Après un intervalle, pendant lequel sa poitrine essoufflée se calma un peu, madame Lemarié reprit, avec son expression de placidité habituelle :

– C’est inutile que j’insiste sur la démonstration ? Vous me dispensez ?

– Oui, dit naïvement Mourieux, j’ai beaucoup connu Lemarié, vous comprenez, et, sans approuver tout…

– Je ne dis pas cela pour le plaisir de l’accuser, mon bon ami, mais pour vous prévenir d’une résolution. Cette fortune m’est odieuse. Je l’accepte pour qu’elle soit bien dépensée : j’en donnerai autant que je pourrai, voilà.

L’homme tourna la tête, instinctivement, du côté de la chambre, comme si l’autre eût pu entendre de telles paroles. Le bruit d’une couronne de perles qu’on déplaçait tomba dans le silence du salon, et affirma que l’heure présente était bien à la femme qui venait de parler. Mourieux, saisi d’une émotion qu’il était incapable de ne pas traduire en acte, se leva, tendit la main, et dit :

– Faites-moi l’honneur de me donner la main, madame Lemarié. Ce que vous dites là est peut être exagéré, mais c’est tout de même joliment bien !

– Vous m’aiderez, mon cher Mourieux. Je ne saurais pas employer toute seule cet argent. C’est si difficile ! J’aurai besoin de vos conseils.

Il restait debout près d’elle, admirant cette femme qui se révélait à lui, soudainement.

– Est-ce que Victor est informé ?

– Des clauses du testament ? Oui, il était là.

– Et du reste ?

– Je lui en parlerai à la première occasion, discrètement, comme on peut le faire à un fils. Je le crois capable de comprendre. Et vous ? Vous rappelez-vous ce qu’il disait, devant son père, au jardin ?

– Oui, ce qu’il disait…

– Vous doutez de lui ? Il a tant d’affection pour vous !

– Madame, répondit le bonhomme en détournant la question, je suis trop vieux pour entreprendre quelque chose. Il y a beaucoup de misère partout ; il y en a dans la mode, dans la couture, que je connais bien, mais il vous faudrait, pour vous renseigner et vous aider, quelqu’une de nos jeunes filles, une comme il s’en trouve, intelligente, fine, qui sache les dessous du métier…

– Vous m’aviez parlé, dans le temps, de mademoiselle Madiot ?

– C’est vrai. Si elle voulait bien ! En voilà une !

– Elle va venir tout à l’heure, dit tranquillement madame Lemarié.

Et, comme Mourieux faisait un mouvement, étonné qu’en un pareil jour elle eût songé d’abord à cela :

– Ne vous méprenez pas, dit-elle. Je n’ai pas la moindre intention de parler de ces questions, en ce moment, avec mademoiselle Madiot, non : il s’agit de tout autre chose.

L’expression d’énergie, de révolte contre un long passé d’abaissement reparut sur son visage.

– Il s’agit d’une injustice qui a été commise vis-à-vis des Madiot. Il faut la réparer tout de suite, parce que ce sont des pauvres. On me le refusait, hier. Et j’ai hâte de faire oublier ce qui fut trop dur dans le passé.

La porte s’ouvrit. Le valet de chambre demanda :

– Madame, on vient de chez madame Clémence, pour essayer des chapeaux.

– C’est bien, faites monter.

Lorsque le domestique eut disparu :

– Je suis plus malheureuse que d’autres, mon cher Mourieux, parce que j’étais née pour une situation médiocre, et que me voici en face de devoirs bien difficiles à connaître et à remplir… Donnez-moi le bras.

Elle se leva, et Mourieux la conduisit jusqu’au bout du vestibule, près de la rampe de l’escalier. Là, il prit congé. Elle vit, en même temps, descendre son vieil ami, le dos voûté, la tête encore plus penchée sur l’épaule gauche que de coutume, et monter deux formes sveltes, qui se dégageaient de l’ombre du péristyle, et s’élevaient parmi les reflets fondus couleur de glaïeul rose. C’étaient Henriette et Marie. Marie marchait la dernière, et portait trois boîtes rondes. Madame Lemarié cherchait à deviner laquelle était cette Henriette Madiot. Était-ce celle qui tendait à peine du genou sa robe serrée dans sa main droite, et qui montait, comme sans effort, dans la lumière ? À cause des bords des chapeaux, les visages étaient cachés.

Henriette arrivait là en inconnue. Toute sa pensée, en entrant, avait été : « Comme c’est beau ici ! » Madame Lemarié, de son côté, n’éprouvait et ne pouvait éprouver qu’une curiosité sympathique, à l’endroit de cette ouvrière dont on lui avait vanté la grâce fine et l’esprit. Cependant la sympathie s’aviva, lorsque, bien en face, dans la dernière volée du bel escalier de pierre, madame Lemarié vit se découvrir, peu à peu, le visage d’Henriette, le menton d’abord et le cou nacré d’une blonde, la bouche mince, le nez petit et droit, les yeux enfin, les yeux étoilés d’or, qui se levèrent, et l’aperçurent. La vieille dame songea : « Qu’elle est jolie ! » Surtout, elle reconnut en elle, avec une émotion que la vie lui avait souvent donnée, la jeune fille, celle qui possède le charme infini et fragile, celle que tiennent à leur gauche les mères heureuses.

Cela la fit se détourner brusquement, sans dire un mot.

– Est-elle laide ! dit tout bas Marie. C’est elle qui est si riche ?

Derrière madame Lemarié, elles pénétrèrent dans une chambre tendue d’étoffe gros bleu, qui ouvrait sur la cour.

Les fenêtres n’étaient pas fermées.

– Voici les chapeaux que vous avez demandés, madame, dit Henriette à madame Lemarié qui s’était mise à contre-jour : voulez-vous que mademoiselle les essaye devant vous, d’abord ?

Sur un « oui » à peine prononcé, Henriette releva sa voilette, et se pencha au-dessus des cartons que son amie avait posés à terre, puis, comme le nœud du couvercle était difficile à défaire, s’agenouilla.

– Veuillez me pardonner, dit-elle, les cordons sont noués.

– Ne vous hâtez pas, mademoiselle, prenez votre temps. Je ne suis pas une grande dame, moi.

– Nous avons trois modèles, madame, qui ne diffèrent guère que par la richesse du plissé… Voici le plus simple… Placez-vous bien dans le jour ; mademoiselle Marie, aplatissez vos cheveux…

L’ouvrière en parlant s’était redressée, d’un mouvement souple, tenant entre deux doigts la capote de crêpe noir, que soulignait un bandeau de crêpe blanc. Elle la posa sur la tête de l’essayeuse, avec une sûreté parfaite, ni trop en avant, ni trop en arrière, attira quelques mèches noires sur les tempes et imita les bandeaux d’une vieille femme, piqua une épingle, fixa l’édifice, puis interrogea :

– Est-ce ce genre-ci ?

Elle s’aperçut que madame Lemarié ne faisait aucune attention au chapeau, et n’avait pas quitté des yeux, au contraire, la garnisseuse de madame Clémence, l’employée de la mode que la plupart des clientes ignoraient en pareille occasion. Elle fut surprise. On s’occupait d’elle. On lui marquait une espèce d’admiration qui la fit sourire. Et il y eut un remerciement dans ce sourire de jeunesse flattée. Mais elle réprima si vite cette manifestation d’un sentiment personnel, qui devait être déplacé.

– Désirez-vous, reprit-elle, que nous essayions une seconde forme ?

La veuve du riche industriel était évidemment une personne singulière, elle demanda :

– Vous êtes toute jeune, mademoiselle, quel âge avez-vous ?

– Vingt-quatre ans, madame.

– Vous avez beaucoup travaillé, déjà ?

– Sans doute, madame, depuis mon enfance.

– Et votre métier vous plaît, j’en suis sûre ? Vous devez être adroite. La maison où vous êtes vous occupe toute l’année, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas de morte-saison ?

Henriette, comme toutes les jeunes filles de la mode, avait une sorte d’orgueil professionnel, qui l’empêchait de se plaindre. Elle était, de plus, trop foncièrement peuple, par toute sa vie, pour ne pas être en garde contre la pitié et contre les questions d’une autre classe. Elle répondit, froidement :

– Non, madame, pas moi, je ne manque de rien.

Les rides qui cernaient les joues de madame Lemarié se creusèrent un peu. De son air d’extrême bonté, qu’il fallait une émotion bien vive pour altérer, elle considéra un moment ces deux jeunes filles, l’une droite, élégante, presque hautaine, l’autre évidemment indifférente et si singulière sous sa capote de deuil. Puis, sans se fâcher, elle dit :

– Je suis heureuse, mademoiselle, qu’il ne vous manque rien. À moi, il me manque beaucoup de choses, notamment, ceci : il y a eu, n’est-ce pas, des questions d’intérêt entre votre oncle et M. Lemarié ?

– Oui, madame… Elles sont, je crois… réglées.

– Précisément, elles ne le sont pas selon mon désir. Vous voudrez bien annoncer à votre oncle qu’à titre de très ancien ouvrier de la maison, il lui sera servi une retraite de cinq cents francs par an.

Henriette fut un moment interdite. Elle devint toute rouge. Les larmes lui montèrent aux yeux.

– Ah ! madame, qu’il va être heureux ! Que je vous remercie pour lui ! Il n’y comptait plus… Je ne sais pas comment vous dire…

Elle hésitait à s’avancer vers la main que lui tendait madame Lemarié, n’étant pas habituée à de pareilles familiarités de la part des clientes qu’elle visitait, et elle se sentait à la fois confuse, heureuse et embarrassée, lorsqu’une ombre s’allongea, à ses pieds, sur le parquet. C’était Victor Lemarié, qui entrait par la porte ouverte sur le vestibule. Il tenait à la main un paquet de billets de part, sous enveloppes lisérées d’une large bande noire.

– Pardon, dit-il, en apercevant Henriette et Marie.

– C’est toi, mon enfant ! dit madame Lemarié, qui l’avait entendu sans le voir. Dans une seconde. J’achève de choisir un chapeau.

Elle s’approcha de Marie.

– Donnez celui-ci, fit-elle ; ce sera toujours assez bien.

En un tour de main, avec un grand geste de délivrance, Marie enleva la coiffure, et la posa sur le marbre d’une commode. Elle se hâta de ramasser les deux boîtes pleines. Henriette salua, en fixant sur la vieille femme ses yeux redevenus très doux, qui disaient : « Merci pour lui, et merci pour moi. »

Les deux jeunes filles quittèrent l’appartement. Dans le vestibule, tout près de la porte, quand Henriette passa, Victor Lemarié, qui s’était effacé contre le mur, inclina sa barbe en pointe, et dit :

– Bonjour, mademoiselle Madiot.

La voix s’en alla, claire, jeune, sans réponse, heurtant la cloison derrière laquelle, là-bas, s’égrenait le rosaire sans fin des religieuses.

– Je venais pour écrire des adresses, dit Victor en pénétrant dans la chambre de sa mère. Vous n’êtes pas trop fatiguée ?

D’un signe, elle répondit non, et indiqua la petite table sur laquelle ils pourraient écrire tous deux, côte à côte.

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