VIII

Éloi Madiot avait mis le chapeau de soie et la redingote qu’il mettait le dimanche ou les jours d’enterrement, lorsqu’il recevait l’invitation à assister, sous peine d’amende, aux obsèques d’un collègue de la société de secours mutuel. Il les avait brossés plus longuement que de coutume, non par coquetterie, mais par embarras de ce qu’il allait dire à ce terrible M. Lemarié, son patron.

Henriette était venue en courant, toute gaie, après le dîner de midi : « Mon oncle, Marie est entrée ce matin au travail. Ces demoiselles l’ont bien reçue. Je suis si heureuse ! » Elle avait reconduit son oncle jusqu’à l’hôtel du boulevard Delorme, devant la porte de chêne verni, au milieu de laquelle deux anneaux de cuivre luisaient. Le vieux manœuvre, après avoir considéré cette façade qui cachait tant d’inconnu pour lui, cherchait vainement de sa main libre à tirer le bouton électrique ; un passant riait du geste des gros doigts sur ce mince clou d’ivoire, lorsque les deux battants s’ouvrirent, deux têtes de chevaux surgirent de l’ombre du porche, et, avec un bruit de gourmettes secouées, de piétinements sur l’asphalte, d’écho roulant sous les plafonds, un landau descendit la pente du trottoir, et se rangea le long du ruisseau.

– Je voudrais parler au patron, dit Madiot.

Le valet de chambre qui, les deux bras étendus, refermait déjà la porte, répondit :

– Il va sortir, vous voyez bien. Allez demain au bureau. Il ne reçoit pas les ouvriers ici.

Mais l’autre s’était glissé, son meilleur bras en avant, par l’ouverture entrebâillée ; il avait repoussé le domestique et gagné le milieu du porche, d’où s’élevait la cage de l’escalier, haute, silencieuse et pleine de reflets, avec ses revêtements de stuc, ses marches de pierre immaculées, sa bande de tapis couleur de pourpre, qui, toute sombre en bas, s’éclairait par degrés en montant la spirale.

Le domestique passa derrière Éloi, que cette richesse hypnotisait.

– Je vas raconter la chose à monsieur, grommela-t-il, et vous avez de la chance s’il ne vous met pas à la porte.

Les fortes épaules de l’ouvrier l’intimidaient. Il disparut. Éloi demeura immobile devant cette ouverture muette, par où coulait la lumière d’en haut, nuancée de rouge, de blanc et de jaune pâle, qui se fondaient délicieusement. L’ouvrier en avait des visions de marché aux fleurs. Et, de contempler ce grand calice rose épanoui, où lui-même était enveloppé, et qui s’amincissait, et se tordait, et s’élevait en hélice, il songeait aux glaïeuls qu’Henriette achetait parfois, vers la fin du printemps.

Ces riches, comme ils savaient faire entrer la joie chez eux ! Comme c’était clair dans leurs maisons !

Le frottement d’un bourrelet de feutre sur le parquet, le martèlement sourd d’un pas résonnèrent dans la cage de l’escalier, où le moindre son et le moindre rayon rebondissaient en éclats. Puis ce fut un second pas plus lent, accompagné d’un traînement de soie. M. Lemarié apparut en redingote, un cache-poussière gris sur le bras. Il mettait ses gants, et, bien qu’il semblât absorbé par le mouvement de ses deux mains relevées et luttant l’une contre l’autre, on devinait, sans voir les yeux, sa nature autoritaire et insatisfaite. Il descendait, mince, la taille droite, le bout de la bottine vernie se posant méthodiquement au milieu du tapis rouge. L’habituelle méditation des affaires avait donné à son masque une gravité définitive. Quoi qu’il fît, il avait l’air d’un homme qui termine un calcul mentalement, et les autres expressions fugitives, l’attention, le raisonnement actuel, le sourire, la colère même, ne pouvaient que reculer au second plan cette contention d’esprit qui demeurait sous elles. M. Lemarié, au détour de la rampe, aperçut donc Éloi Madiot, immobile à quelques mètres au-dessous, mais ne témoigna ni surprise, ni mécontentement, ni émotion quelconque. Il continua de descendre du même mouvement. Son regard se reporta sur le bout du petit doigt qui entrait mal dans la peau de Suède. Ce fut seulement sur la dernière marche que le patron s’arrêta, boutonnant ses gants, et abaissa sur l’ouvrier deux yeux encore préoccupés de cent choses, mais où cette question s’était levée enfin, et vivait, et exigeait une réponse : « Que venez-vous faire ici ? »

– Je suis venu pour la pension, dit Madiot.

Sa main valide, tendue en avant, portait le chapeau et le serrait comme un bouclier à la hauteur de la poitrine. Mais quand il eut répondu, l’homme par un geste instinctif découvrit la main malade, tremblante dans l’écharpe de colon rouge, et le patron suivit un moment l’étrange pulsation de ce membre inutilisé, soustrait à la volonté, qui battait la folie, là, sur le cœur du blessé. M. Lemarié n’eut pas le mouvement de colère auquel Madiot s’attendait. Il avait mis à la porte, autrefois, cet Antoine qui réclamait la même chose, parce qu’Antoine était un mauvais ouvrier, un perturbateur de l’ordre établi. Mais, dans le cas présent, la discipline n’était pas atteinte ; l’autorité patronale n’était pas contestée ; il n’y avait qu’à faire entendre raison à un malheureux digne d’intérêt, mais qui demandait au-delà de ce qui lui était dû. M. Lemarié soupira, comme un homme surchargé d’occupations et qui ajoute un nouvel ennui nécessaire au poids de tous les autres. Puis il dit, parlant bien et très lentement pour être mieux compris d’un illettré :

– Madiot, je vous ai fait répondre par mon caissier, une première fois. J’ai été obligé de mettre dehors votre neveu qui renouvelait insolemment cette demande de pension. Je ne puis pas indéfiniment revenir sur les mêmes sujets, mon ami. Vous me connaissez : je ne cède jamais quand une fois j’ai dit non.

– Vous n’êtes pas raisonnable, voyons, monsieur Lemarié…

– Mais, pardon : si vous étiez à ma place, vous en feriez tout autant que moi. Voilà une chose que vous ne comprenez pas, vous autres : vous vous êtes blessé, je vous plains très sincèrement ; je vous ai envoyé le médecin de ma famille ; je vous ai continué votre paye pendant le premier mois de chômage, je ne peux pas faire plus, Madiot, parce que demain, si je vous cédais, je serais obligé de servir des pensions à tous ceux de mes ouvriers qui se blesseraient comme vous, par leur faute.

– Après trente ans, monsieur Lemarié, un vieux de chez vous ?

– Je ne dis pas non. Vous êtes un brave homme. Mais cela ne fait pas que je vous doive des rentes. La loi est formelle. Vous étiez employé à un travail facile, nullement dangereux ; vous êtes victime de votre maladresse ; que voulez-vous que j’y fasse ?

Dans la spirale rose de l’escalier, une femme en deuil commença de descendre. Madiot ne la voyait pas, et ne l’entendait pas, à cause de l’émotion qui le troublait. Il s’avança sur la mosaïque du vestibule jusqu’auprès de la marche où se tenait M. Lemarié. Il jugeait que le temps lui échappait. Les veines de son cou se gonflèrent. Il regarda de bas en haut le bourgeois correct que, dans un instant, il n’aurait plus sous les yeux, sans doute à jamais, et la phrase cachée depuis plus de vingt ans dans son cœur, malgré lui, dans un bouillonnement de colère, lui vint aux lèvres.

– Pourtant, monsieur Lemarié, s’écria-t-il, celle que j’ai élevée, Henriette…

Il aperçut une ombre noire qui descendait l’escalier, et il s’arrêta net.

Il y eut un moment de silence tel, qu’on entendit le battement d’ailes d’un bourdon, là-haut, contre les vitres du châssis.

– Mais passez donc, Louise, dit tranquillement M. Lemarié ; vous n’êtes jamais à l’heure, et vous donnez le temps à ces imbéciles de me faire des scènes.

Madame Lemarié, pareille à une tour surmontée d’un piquet de plumes, continua de descendre sur le tapis.

Le visage couvert d’une voilette épaisse, elle sépara en passant les deux hommes, le patron qui s’était effacé le long de la muraille et l’ouvrier qui avait reculé jusqu’à la boule de cristal taillé. Pas un mot ne sortit de ses lèvres. Son regard resta fixé sur le chemin qu’elle suivait. Elle s’inclina un peu du côté de Madiot, comme elle faisait toujours par une habitude charitable envers les petits. Un murmure de soie et de perles de jais cliquetant annonça qu’elle tournait dans le porche, et qu’elle franchissait le seuil de l’hôtel. Et, lorsque Madiot, que le respect avait tenu en arrêt, revint vers le fabricant pour savoir la réponse, il vit la main fine, la main impérieuse de M. Lemarié se poser sur un bouton pareil à celui de la porte d’entrée. Le valet de chambre reparut, un flot de lumière toute blanche, venu d’une salle voisine, barra le vestibule, et enveloppa Madiot. M. Lemarié, appuyé négligemment le long du chambranle, le doigt encore levé, les yeux droits, désigna le vieux cloueur de caisses.

– Maxime, je sors avec madame. Si cet homme ne passe pas la porte immédiatement derrière moi, vous téléphonerez au commissariat de police.

Une demi-heure plus tard, sur la route qui longe l’Erdre, les deux chevaux bais attelés au landau emportaient M. et Mme Lemarié qui allaient faire une visite chez des amis, à la campagne. La voiture n’était découverte qu’en avant. Dans le fond, à droite, madame Lemarié, la voilette relevée sur les sourcils, la figure rouge, vernie de traînées de larmes, fixait obstinément l’horizon, mais elle ne regardait rien, car ses yeux ne remuaient pas, et ses paupières ne battaient pas.

Ce qu’elle avait souffert, celle-là, depuis le jour où, pour sa dot, M. Lemarié l’avait épousée, nul ne le soupçonnait, lui surtout. Elle était la victime de la supériorité prétendue de son mari, celle qu’on ne plaint pas, qui n’échappe aux moqueries du monde ni en se taisant, ni en s’humiliant, ni d’aucune manière, parce qu’elle occupe une place dont on la juge indigne. Cependant, elle avait préféré se taire et subir. Elle avait pardonné les trahisons du mari, les mépris des autres, les froissements sans nombre. Elle s’était anéantie au point de n’avoir dans sa maison aucune volonté propre, sauf celle-ci : madame Lemarié, femme d’un industriel de qui beaucoup d’hommes dépendaient, avait gardé l’habitude de protester une fois, sans jamais y revenir, contre toute injustice qu’elle apprenait et dont un autre qu’elle-même était l’objet. Tout à l’heure, elle avait entendu le début de phrase violent d’Éloi Madiot ; elle s’était souvenue de la réclamation déjà présentée par le vieil ouvrier, et elle avait dit à son mari : « Pourquoi ne donnez-vous pas quelque chose à cet homme ? Je crois que vous avez tort. » Il s’était emporté, ou plutôt sa colère s’était naturellement retournée contre elle, puisque Madiot n’était plus là. Accoudé sur le bord du landau, il continuait à parler par phrases coupées de silences, et, dans les intervalles, il avait l’air de s’intéresser à l’allure du cheval de gauche, qui boitait un peu.

– Je vous répète que vous n’entendez rien à ces questions, ni votre fils, ni vous. Encore vous, si vous n’avez pas le jugement net, vous êtes au moins capable de charité, tandis que lui, rappelez-vous bien cela, Louise : des mots, des mots, et rien que des mots. Je le connais : une génération de phraseurs !

Madame Lemarié soupira, et, voulant dégager le fils qu’elle gâtait :

– Laissons là Victor, dit-elle. Il n’a rien à voir dans cette affaire. C’est moi seule qui trouve que vous devriez céder. Madiot est un de vos plus anciens ouvriers, peut-être même le plus ancien. Si vous craignez d’établir un précédent en reconnaissant une responsabilité que vous n’avez pas, donnez-lui une retraite. Ça ne vous engagera pas beaucoup : trente ans de services.

– Non, madame, il n’y a pas de retraite chez moi. Je n’ai que celle que je gagne, moi ; que mes ouvriers en fassent autant.

Ils se turent tous deux. Autour de ces riches qui passaient, la splendeur de l’été soulevait inutilement des millions de fleurs et d’épis. La jeunesse renouvelée de la terre les enveloppait sans qu’ils le sentissent. Par moments, entre deux coteaux, un ravin descendait, ouvert en éventail, double pente de taillis ou double pente de blés, qu’emplissait au bout la fraîcheur de l’Erdre et de ses arbres penchés. Mais ni le chagrin ni la colère ne voient.

– Vous parliez de charité tout à l’heure, reprit-elle. Eh bien ! donnez un secours, ou permettez-moi…

Un geste cassant de son mari l’interrompit :

– Non, madame, non. J’ai souffert quelque fois, trop souvent, que vous donniez, avec votre charité, des démentis à mes décisions ou à mes règlements de patron. Ici je ne veux pas, nous avons assez fait. Je vous défends de voir ces Madiot, de leur remettre quoi que ce soit, de vous occuper d’eux d’aucune manière.

La femme, sortant de la soumission habituelle, se tourna brusquement, exaspérée, blessée dans la seule liberté qu’elle eût.

– Pourquoi donc, par exemple ?

Lui, la considéra une seconde, étonné. Il vit cette face lourde, flétrie, ces lèvres que l’habitude de la tristesse avait fait couler aux coins, ces pommettes saillantes, ces yeux effarés, le corsage de soie tendu par le busc.

– J’ai mes raisons, dit-il froidement. Faites-moi le plaisir, je vous prie, de vous souvenir que vous m’accompagnez dans le monde. Voici la barrière de Brasemont. Vous êtes fagotée odieusement.

Une poussière de sable de Loire, dorée, impalpable, se levait aux portières, et retombait derrière la voiture. Des branches d’arbres frôlaient les épaules du cocher. Les chevaux, sentant l’écurie du château fléchissaient l’encolure, et se jetaient de côté, sur les bordures de l’avenue.

Quelques gardeuses de vaches, derrière les haies, se haussaient sur la pointe de leurs pieds, et suivaient avec envie la dame riche.

Le même soir, à la nuit tombante, Éloi Madiot écoutait Henriette, qui essayait de le raisonner. Il était arrivé furieux, au moment où la jeune fille rentrait de l’atelier. Elle l’avait trouvé tout armé de mots violents contre les riches, que lui avait fournis sans doute une conversation, qu’il ne voulait pas avouer, avec son neveu Antoine, et, jugeant le cas grave, elle avait dit, aimablement :

– Mon oncle, il faut veiller tous deux. J’ai des chemises à terminer. Depuis le temps qu’elles attendent ! Nous passerons la soirée dans ma chambre, et nous prendrons le thé, comme si M. Lemarié vous avait accordé votre pension. Voulez-vous ?

La chambre d’Henriette, dans la pensée de l’ancien tambour, était un endroit sacré où il fallait une permission pour entrer. Veiller dans la chambre d’Henriette lui semblait une gâterie. La pièce était la plus vaste et la plus claire de l’appartement. On y voyait un lit de noyer avec des rideaux de coton blanc, aux plis toujours nets, ornés d’une frange à pompons, un miroir doré, une armoire à glace en bois de palissandre, et un guéridon également en palissandre, qui servait de table de milieu, double cadeau d’une petite amie d’atelier, qui s’était mariée presque richement. Sur la table, couverte d’un tapis au crochet, se dressait, entre deux piles de journaux de modes, un vase de porcelaine rempli de roses artificielles. Le long des murs pendaient une bibliothèque vitrée et quelques simili-aquarelles, médiocres et fraîches, représentant des vues de Norvège, de Suisse ou d’Italie. Dans un angle, sur une console de bois découpé, au fond, une statuette de la Vierge était posée, entourée d’un chapelet à gros grains. Elle avait le visage d’une douceur pénétrante. Elle bénissait, levant trois doigts, en souvenir du Père, du Fils et de l’Esprit.

Oui, la chambre faisait plaisir à voir. Et ce qui la rendait délicieuse, c’était l’âme de jeune fille qui l’animait encore, même après le départ d’Henriette. L’arrangement des choses révélait un goût personnel. Souvent un objet de toilette sans valeur, mais gentiment choisi, restait oublié sur un meuble : une cravate de mousseline, une ceinture à boucle ouvragée, une ombrelle, un gilet de robe garni de dentelles de six sous, une simple paire de gants, où vivait encore un peu de la forme de la main, fine, et un peu courbée, même au repos, par l’habitude de l’aiguille. Quelquefois, dans la journée, le vieil Éloi, triste déjà de plusieurs heures de solitude, puisque Henriette prenait le repas de midi chez madame Clémence, se levait de sa chaise, ouvrait la porte, contemplait cette chapelle d’amour, et, sans y entrer, ému par la vision de toutes ces choses qui lui rappelaient deux yeux couleur d’eau profonde et un visage de belle jeune femme, s’en allait se promener par la ville, emportant le souvenir et l’orgueil rajeuni de son enfant.

L’enjôleuse Henriette ! Pour consoler l’oncle, elle avait, ce soir, avancé l’unique fauteuil en tapisserie, où personne ne s’asseyait jamais ; elle s’était installée à côté de la table, et, un peu penchée sous la lampe coiffée de l’abat-jour de fête, elle cousait. Ses doigts posaient et fixaient, avec une sûreté tranquille, un bord de dentelle bon marché aux manches et au col d’une chemise. Par moments, elle s’interrompait, pour prendre sur la table les ciseaux, la bobine ou la dentelle roulée sur un transparent bleu. Alors, elle levait les yeux du côté de Madiot enfoncé dans le fauteuil, puis vers la fenêtre demeurée ouverte, et par où entraient des souffles de brise en tourbillons, sans prévenir. Quand la bouffée d’air était trop forte, on entendait les branches du laurier-rose, froissées et comme attachées ensemble par le vent, qui balayaient tantôt la muraille et tantôt la grille du balcon. Un bruit de rames monta deux fois de la Loire, et deux fois Henriette écouta, avec un sourire. Elle se sentait toute légère, à la pensée qu’on avait si bien accueilli Marie chez madame Clémence, et surtout parce qu’elle remplissait, ce soir, auprès de l’oncle Madiot, le rôle qui lui convenait entre tous, celui de consolatrice. Elle disait :

– Vous avez tort de vous affliger du refus de M. Lemarié, mon oncle. Et mon avis est tout différent de celui d’Antoine. Vous avez fait ce que vous pouviez faire ; ça n’a pas réussi : réussirez-vous mieux en vous fâchant et en menaçant d’un procès ? Les gens de notre sorte sont de petits adversaires.

– Il m’a volé ma pension !

– N’avons-nous pas vécu jusqu’à présent ? Je reconnais que nous n’avons pas toujours été riches…

Elle jetait un regard complaisant sur l’armoire à glace et sur les aquarelles.

– Mais maintenant, les années de misère sont passées ; Antoine gagne sa vie ; moi aussi… Savez-vous ce que madame Clémence m’a dit, samedi dernier, le jour de Marie Schwarz ? Elle m’a dit : « Petite artiste ! » mais d’un air qui signifiait beaucoup de choses, si j’ai bien compris. Serez-vous heureux, mon oncle, quand votre nièce deviendra première ! Première de la première maison de modes de Nantes ! Eh bien ! il est possible que cela nous arrive d’un jour à l’autre. Mademoiselle Augustine baisse grand train…

Elle eut un rire jeune, tenant son aiguille comme un dard, serrée entre deux doigts.

– Chez nous, dans la mode, malheur aux vieilles !…

– Chez nous, c’est tout de même, dit Madiot : malheur aux vieux !

Henriette comprit que ce rire de jeunesse était cruel. Elle mordit la longue lèvre pâle qui venait d’insulter étourdiment à la misère d’une camarade :

– Je ne ferai rien pour avoir sa place, oncle Madiot, croyez-le bien. Mais voilà : mon tour est venu de monter.

Une minute ils se considérèrent l’un l’autre : elle, dans l’involontaire exaltation de la jeunesse, lui, accablé, ne pensant à ce qu’elle disait que malgré lui et comme contraint par le bruit des mots, mais secrètement ramené, dès qu’elle se taisait, vers son chagrin. Comment ne se déridait-il pas ? Qu’avait-il à demeurer rigide au fond du fauteuil de tapisserie, les yeux fixés sur Henriette, et n’ayant de mobile dans le visage que les paupières qui battaient ? Elle ne comprenait pas qu’un insuccès prévu, comme celui de la démarche de l’après-midi, contristât l’ouvrier à pareil point, et elle attribuait la rancune tenace du vieil oncle aux paroles de haine qu’Antoine avait dû lui souffler.

Elle demanda, en poussant de nouveau son aiguille à travers la toile :

– Sommes-nous loin, tout de même, du jour où je suis entrée en apprentissage ! Vous souvenez-vous que vous m’avez conduite jusqu’à la porte du travail de mademoiselle Laure, qui faisait des bonnets pour la campagne, dans le quartier des ponts ? Vous souvenez-vous que, le soir, vous étiez tout gelé de m’avoir attendue près d’une heure en bas ? J’étais petite, mais nous nous aimions déjà bien !

Vainement, vainement, elle rappelait le passé, elle invoquait le dévouement toujours prêt d’Éloi Madiot. Le bonhomme avait un remords cuisant, une honte de lui-même.

« J’ai été sur le point de tout dire, pensait-il, moi, un homme, un vieux soldat ! Un peu plus, j’allais me faire payer avec son déshonneur à elle, devant la patronne qui était là ! Depuis plus de vingt-quatre ans que je garde son secret, là, dans le cœur ! Je ne l’aime donc pas, voyons ! Je suis donc un lâche ? »

En la regardant, il sentait bien que non, et qu’il l’aimait. Mais la honte de ce qu’il avait fait demeurait, et, avec elle, les souvenirs du passé lamentable avaient envahi son pauvre esprit, qui les écartait d’habitude.

– Mon oncle, si je deviens première chez madame Clémence, je serai augmentée. Nous serons riches. Je vous offrirai un voyage sur mes économies. Jusqu’à l’embouchure de la Loire ! Le grand Étienne m’a promis de m’y mener en bateau.

Elle riait, pour qu’il fût heureux. Elle était accoutumée à le voir changer d’humeur pour un mot d’amitié. Cette fois, ce furent deux larmes qui vinrent aux yeux de Madiot.

« Quand je pense que j’aurais pu la trahir, quand je pense ! »

Henriette cessa de coudre. Elle se pencha, et caressa la main lourde et ridée, la main valide qui serrait, comme un étau, le bras du fauteuil.

– Qu’avez-vous, mon oncle ?

Il baissa la tête, de peur qu’elle ne lût dans ses yeux.

Le laurier-rose du balcon frémit, égratigna le mur, et, poussé par le vent, allongea la pointe de ses rames jusque dans la chambre. Une voix, qui semblait venir de la rue, mais emportée par la bourrasque, assourdie, cria :

– Ohé ! chez les Madiot !

Le vieux écouta. Qui pouvait appeler à pareille heure ?

– Ohé ! chez les Madiot, venez voir !

Éloi Madiot se leva. Henriette était déjà debout. Tous deux traversèrent la chambre, aveuglés par la nuit, et, une main en avant pour tâter la balustrade, montèrent sur le balcon qui se trouvait à un demi-pied au-dessus du plancher. La jeune fille, passant la tête sous les branches de l’arbuste, se courba d’abord, aperçut à la fenêtre de l’étage inférieur un bonnet, une taille grise, un bras perçant l’ombre, toute une moitié de forme humaine, tendue vers quelque chose de lointain.

– C’est la mère Logeret, dit-elle tout bas. Qu’y a-t-il donc ?

En même temps, la voix s’éleva pour la troisième fois, étranglée, rauque, comme un appel au secours :

– Les Madiot, où êtes-vous ? Mais regardez donc ! là-bas ! l’incendie !

La basse du vieil ouvrier grogna :

– J’sommes là ! taisez-vous !

Dans l’étroite maison qui dominait la ville, tout redevint silencieux. Les trois êtres qui l’habitaient, saisis de la même angoisse, cherchaient, à travers la grande nuit, à reconnaître l’endroit où le malheur était tombé.

Au delà du premier bras de la Loire, un incendie couvait. À quelle distance, dans quel coin de ces quartiers ouvriers, et même dans quelle île du fleuve ? nul n’aurait pu le dire. La nuit supprimait les points de repère, et l’œil errait. On ne voyait, sur la gauche des eaux brumeuses où les navires s’entre-heurtaient, que le réseau irrégulier des becs de gaz dans le champ d’ombre immense que formaient le ciel et la terre réunis. Il y avait de ces îlots de lumière qui paraissaient s’élever bien au-dessus de l’horizon, comme des étoiles ; d’autres qui s’assemblaient en aigrettes ; puis des espaces noirs, puis des colliers dénoués qui s’égrenaient en courbes longues. L’ensemble paraissait misérable en comparaison de l’espace occupé par les ténèbres, et ces foyers n’éclairaient rien autour d’eux, et ils ne rappelaient en aucune manière le paysage diurne, et ils étaient tous de la même taille, réduits à un seul point. Toute autre notion de la mesure échappait. Seulement, parmi eux, beaucoup plus sombres, deux lignes rouges superposées barraient la nuit, deux lignes de fenêtres probablement, par où jaillissait le reflet de flammes invisibles. Leur éclat variait de seconde en seconde, et l’ardeur du feu se portait tantôt à droite et tantôt à gauche. Une trombe d’étincelles rompit la première barre, et monta dans le noir, plus haut qu’une cathédrale ; une torsade de feu vif courut après, lécha un pan de mur, et retomba, n’ayant plus d’aile.

– La maison est f…, dit Madiot, voilà la charpente qui prend.

Henriette frissonna toute, et dit près de lui :

– Pauvres gens !

Ils se turent de nouveau. Le drame se précipitait. La couleur des deux lignes rouges s’aviva. La flamme saillit en éclairs, ici, là, partout, terminée par des fumées dont les premières volutes dansaient, toutes roses, sur le fond de ténèbres. On entendit alors dans le vent des cris de terreur qui ressemblaient à des acclamations de fête : car les foules lointaines n’ont qu’une voix. Et tout à coup, les toits s’effondrèrent. Un brasier tout en longueur apparut, d’où la flamme, la fumée, les débris se levèrent puis se couchèrent au vent. Les nuages, au-dessus, devinrent couleur de brique. Une lueur, mêlée de poussières brûlantes, éclaira un quart de la ville, des rues, des places, des cheminées, des pentes d’ardoises où des ombres se mouvaient. Le vieux Madiot se recula d’émotion, et s’appuya au mur. Dans l’extrême rayonnement de l’incendie qui l’enveloppait, il était tout blanc de visage.

– Henriette ! Henriette !

Elle mit la main sur le bras malade.

– Que voyez-vous ? Qui est-ce ?

Il cria, d’une voix d’épouvante :

– Henriette, c’est Lemarié qui brûle !

– Vous êtes sûr ?

– Je reconnais mon atelier. Ça va gagner la réserve. Laisse-moi aller !

– Vous ne pouvez pas… à votre âge… avec un bras de moins, mais non… je ne veux pas…

Il la repoussa, passa devant elle, prit son chapeau à tâtons dans la cuisine, et battit la porte en criant :

– Faut que j’y aille ! Faut que j’y aille ! C’est chez nous que ça brûle !

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