VI

Elles allaient du même pas, l’une grande et blonde, l’autre brune et de taille moyenne, côte à côte. Elles tenaient la tête un peu levée, et parlaient devant elles, par phrases courtes, sans gestes. On eût dit deux sœurs qui ont l’habitude de se promener ensemble, et qui savent où elles vont, sagement, légèrement, dans la ville qui flâne. Les tramways se succédaient, pleins de menu peuple qui partait pour la campagne, et on voyait des gaules dépasser le toit des voitures ; les bateaux à laver étaient vides au contraire et se balançaient silencieusement ; sur les échelles et sur les vergues des grands bateaux rangés à quai, les chemises et les culottes des équipages séchaient au vent. C’était dimanche. Henriette et Marie suivaient la balustrade du chemin de fer, au milieu des quais de Nantes, entre le fleuve et la rangée indéfinie des cabarets de marine, des boutiques de voiliers et de courtiers échelonnés en vue de la Loire.

– Comme l’eau est jaune, mademoiselle Henriette ; comme elle court !

– Il y a une crue, bien sûr. Pourvu que cela ne perde pas les foins !

– On fauche donc ?

– Mais oui, et, à cause de la crue qui menace les prés bas, je pense qu’on va faucher même aujourd’hui.

Elles dépassèrent la station de la Bourse. Henriette, plusieurs fois, avait déjà salué des amies échappées comme elle aux ateliers de mode ou de couture. L’une d’elles donnait le bras à un jeune homme. Ils riaient de s’aimer. C’était un amour tout nouveau. Ils traversèrent le pont. Marie les suivit longtemps de ses yeux ardents et sombres.

Comme elles arrivaient à l’extrémité du quai du Bouffay, un coup de vent souleva leurs chapeaux.

– Quel plaisir de sentir le vent ! dit Henriette. J’en suis privée toute la semaine, à l’atelier du moins, car, chez nous, c’est si élevé ! Une plume n’y tiendrait pas frisée.

Marie, qui repiquait une épingle dans ses cheveux lourds, toujours défaits, répondit :

– Je trouve cela ennuyeux, moi : ça décoiffe.

Déjà, en effet, le souffle de la Loire, avec son parfum de feuille de peuplier, commençait à envelopper les promeneuses. Il passait par bouffées fraîches, qui cherchaient les moulins ou les voiles, et s’égaraient dans la campagne, comme des abeilles en quête de trèfle. Derrière lui l’atmosphère semblait morte. La journée s’annonçait très chaude. Henriette et Marie suivirent le canal Saint-Félix, et, tournant avec lui, gagnèrent le bord de la vraie Loire, non plus pressée par les maisons et coupée par des îles, mais coulant d’un seul jet, lente et large, entre deux prairies semées d’arbres légers. Vers l’orient, à l’extrême horizon, ces arbres étaient si bien rassemblés et mêlés par un effet de la distance, que le fleuve avait l’air de sortir d’une forêt bleue ; puis ils s’espaçaient, ils s’égrenaient et flottaient au-dessus des herbes, en lignes de feuillages blonds tout percés de lumière. Le fleuve descendait au milieu ; il venait, élargissant à mesure les moires jaunes de ses eaux. La crue couvrait les bancs de sable. Le foin mûr se courbait au bord, et plongeait dans le courant. Un seul bateau de plaisance, caché sous sa voilure, longeait la rive opposée.

Henriette avait désiré arriver là pour dire : « Voyez comme c’est joli ! La cabane des Loutrel, c’est encore bien loin, là-bas. » Mais, quand ses yeux se reportèrent sur le visage de Marie, elle le vit si pâle que le cours de ses idées en changea, et qu’elle sentit l’invincible besoin de consoler cette souffrance humaine.

Elles marchaient dans le sentier de halage, à travers les foins, Marie un peu en arrière.

– Donnez-moi le bras, mademoiselle Marie, vous êtes lasse ?

– C’est vrai, l’air m’étourdit. Je suis forte, je vous assure, très forte, mais facilement étourdie.

– Un reste de misère. Vous verrez que Nantes vous remettra. Quand vous aurez votre chambre meublée à votre goût… Voilà ce qui repose !

– Oui, on doit se plaire dans une chambre à soi, qu’on a meublée. Je la voudrais bleue.

– Va pour le bleu ! dit Henriette. Je vous aiderai. Quand vous aurez des économies, je vous conduirai chez une revendeuse que je connais, et qui vend des percales pour si peu cher…

– J’aimerais mieux une étoffe neuve, voyez-vous, dit Marie en souriant à l’idée. Même moins belle, je l’aimerais mieux.

– Vous êtes donc comme moi ? Rien n’est trop neuf, rien n’est trop blanc à mon gré. Je crois que, si j’étais riche, j’aurais le plus beau linge.

– Moi, ça serait des bijoux. Quand je passe devant les boutiques où il y a des colliers et des bagues, je sens comme une main qui m’arrête. Pourtant je ne serai jamais riche !

– Qu’en savez-vous ? Si vous vous mariez ?

Un vrai rire éclata, et s’en alla dans le vent. Marie avait la figure tournée vers les lointains de la Loire. Le soleil dorait ses joues pâles ; les dents brillaient ; les yeux s’illuminaient de lueurs d’un brun roux qui passaient en éclairs. Elle était belle en ce moment, cette Marie aux traits trop pesants, belle comme les êtres de passion, d’une beauté de sentiment. Henriette reconnut le rire splendide de la vie, qu’elle avait rencontré quelquefois, parmi ses compagnes de travail, et elle eut peur. Elle connaissait le danger de ce rire-là. Ce fut bien court, d’ailleurs. Les yeux s’assombrirent ; la tête se baissa, la voix reprit :

– Les filles comme moi, mademoiselle Henriette, ça épouse le malheur, et c’est des noces qui tiennent dur.

Elle avait repris son air tragique de la veille, son expression de fille abandonnée, traquée par la misère.

Les deux jeunes filles marchèrent en silence un peu de temps, et Henriette, qui savait qu’on n’appuie pas sur certaines blessures, même pour les guérir, dit simplement :

– Regardez les marguerites. En a-t-elle, la prairie de Mauves !

La terre était, devant elle, toute fleurie. La prairie avait sa fourrure de foin mûr où les marguerites, par plaques, effaçaient le vert blondissant des tiges et des graines. Ailleurs c’étaient les boutons d’or, ailleurs les trèfles mauves qui faisaient des taches. Chaque pas rompait des herbes enlacées. Le vent suscitait, des profondeurs de la moisson, des reflets comme il en court sur le dos des grandes lames. Il emportait le pollen de myriades de fleurs comme un brouillard d’écume. Toutes les bêtes qui habitent la terre criaient au bord de leurs trous. C’était la plénitude de l’été, la saison ivre, où la vie, nuit et jour, roule sous les étoiles, afin que l’homme la boive.

– Voyez, est-ce assez beau ? Ne vous semble-t-il pas qu’on respire un contentement ?

Henriette, nature ouverte et libre, habituée depuis l’enfance aux horizons de la campagne, jouissait d’aller ainsi dans la lumière et dans le parfum de midi, le long de la Loire toute pleine elle-même de rayons.

Ce qu’elle pensait, elle n’aurait su le dire. Elle sentait la caresse de l’air chaud jusqu’au fond de sa poitrine ; elle avait conscience de sa jeunesse d’âme et de sa jeunesse de corps ; quelque chose lui murmurait : « Tu es forte… Tu es jolie… Tu monteras… La vie est longue, la vie est radieuse, » Elle avait beau s’en défendre, et tourner la tête pour se distraire, la voix était en elle, et parlait obscurément. Marie, un peu étonnée et un peu lasse, n’entendait rien de pareil, mais, à cause de la fatigue même, elle oubliait.

D’espace en espace, elles franchissaient des fossés, corbeilles de plantes aquatiques fleuries jusqu’aux bords, vase craquelée où foisonnaient les fumeterres, les coquelicots, les menthes, l’oseille couverte de sequins. Mais au fond, entre les racines, dans la forêt des basses tiges, un filet d’eau trouble commençait à courir. À la surface du fleuve, les moires s’épanouissaient, plus larges que d’ordinaire ; elles s’ouvraient comme des gueules de bêtes souples et pâmées de chaleur. La Loire montait. Douze coups partirent d’un clocher d’église, on ne sait où, et passèrent au-dessus des prairies, comme des oiseaux en file qui s’appellent l’un l’autre.

Encore une centaine de mètres. Puis un enfant cria, deux autres sortirent, trois enfants s’élancèrent à la rencontre des voyageuses.

– Une grande famille de garçons, dit Henriette ; ils sont sept, tous de belle humeur. Bonjour, Gervais ! bonjour, Henri ! bonjour, Baptiste !

Ils avaient douze ans, neuf ans, sept ans. Ils accouraient pieds nus, tête nue, n’ayant qu’un pantalon, une chemise et des bretelles d’homme aussi larges que la main. Le dernier roula dans les jupes d’Henriette. Tous trois l’embrassèrent, et considérèrent Marie avec des yeux de jeunes chiens de garde, qui déjà s’écartent de l’étranger.

– On vous attend, mademoiselle Henriette, dit Gervais, qui était roux comme un lionceau. La mère a écaillé les gardons. C’est le grand Étienne qui a eu du mal pour les prendre !

– Vraiment ?

– À cause de la crue, donc ! Si ça n’avait pas été pour vous, bien sûr, il n’aurait pas tant travaillé !

Henriette rougit un peu, à la pointe des joues.

– Ce brave Étienne ! Nous sommes de si vieux amis !

Elle prit par la main les deux derniers Loutrel, et, avec un sourire maternel sur son visage de jeune fille, entra dans la cabane.

La cabane, bâtie en fortes planches enduites de goudron, était posée au sommet d’un renflement de la prairie, bourrelet d’alluvions, qui suffisait à protéger ses habitants contre les crues ordinaires. Entre la façade et la rive toute proche du fleuve, dans un carré de pré en pente aux trois quarts dépouillé d’herbe, des filets séchaient, accrochés à des pieux, et aussi des nasses d’osier, la pointe en l’air. De loin, les passants de la campagne pouvaient croire que cet abri de planches, que précédaient, pour tout jardin, des seines et des trémails pendus en guirlandes, n’était qu’un refuge de pêcheurs, habité seulement pendant les mois d’été. Mais non, les Loutrel y vivaient à demeure, depuis de longues années. On pénétrait dans une grande pièce, qui occupait presque toute la cabane, et qui servait de cuisine, d’atelier et de chambre aux parents. Un poêle en fonte pour cuire la soupe, un lit à rideaux de serge verte, des chaises de cerisier, une table dont l’humidité moisissait les pieds, un coffre, une huche, formaient tous les meubles, serrés les uns contre les autres et rangés exactement, comme dans un navire. De l’autre côté de la cloison, il y avait la chambre des fils. Au-dessus de l’une et de l’autre, en guise de plafond, des instruments de pêche et des provisions se mêlaient aux poutrelles de la charpente, paquets de lignes pour tendre les cordées, écheveaux de lin et de chanvre, boîtes percées de trous pour garder le poisson, chapelets de lièges enfilés, verveux, nasses d’osier, sacs d’oignons, rames, tolets, gouvernails de rechange, voiles roulées, bouts de filin, mille choses utiles ou inutiles, vieilles ou neuves, dont les greniers s’emplissent.

C’étaient, l’homme et la femme, deux types de cette race maigre, décidée, toute claire de prunelles et d’idées, que la Loire, au cours des temps, a façonnée à son image. Fils et fille de preneurs d’aloses et d’anguilles, durs travailleurs, mais capricieux, de cœur tendre et d’humeur frondeuse, braconniers impénitents et convaincus, ils savaient la pêche, la chasse, le vent, l’eau, les sables, les bateaux, et hors de là ils ne savaient rien, que pleurer quand il le fallait, et rire le dimanche, en buvant un verre de muscadet. Jolie race, gauloise peut-être, française assurément.

Leurs sept fils leurs ressemblaient. Deux des aînés naviguaient sur la mer pour l’État, et un autre dans la marine marchande.

Henriette et Marie entrèrent dans la cabane, précédées des petits Loutrel qui criaient : « Les voilà ! les voilà ! »

Près du fourneau, au fond de la salle, le maître pêcheur et sa femme étaient debout, lui, tenant son mauvais chapeau de paille qu’il venait d’enlever, elle n’ayant pas quitté, de ses deux mains, le manche de la poêle où cuisait le poisson. Ils avaient la même figure osseuse, avec de larges méplats, le teint hâlé, tous les traits longs et nets de lignes, l’œil enfoncé et vif. La mère Loutrel portait la coiffe nantaise, à ailes tuyautées.

– Nous arrivons un peu en retard, dit Henriette. C’est que j’ai là une amie de Paris, qui ne marche pas aussi bien que moi.

– Elle n’est pas de trop, ma petite. Bonjour, mademoiselle ! Et on va bien, là-bas, à Paris ?

Étonnée de cette question, d’une politesse méridionale et naïve, Marie répondit ; « Merci, madame, très bien, » tandis qu’Henriette baisait, sur les deux joues, madame Loutrel.

– Comme ça claque ! dit le bonhomme. Baisers de jeunesse ! Ohé ! le grand Étienne ?

Un bras solide poussa la porte qui faisait communiquer les deux parties de la cabane, et les vingt-cinq ans du grand Étienne entrèrent en souriant. Ses hautes jambes, sa moustache jeune et relevée, son air d’énergie, lui donnaient l’aspect de ces beaux cavaliers que les peintres mettent au premier rang dans les charges. Il avait ses vêtements de travail, une veste brune sans boutons, le gilet et le pantalon de grosse toile. Est-ce qu’on ne se connaissait pas d’enfance, Henriette et lui ? Il la regarda tout de suite, et, dans ses yeux de guetteur et de chasseur, clairs comme une eau de grève, une tendresse se lisait, pour celle qui arrivait et qui se tenait devant lui, souriante aussi, rose d’avoir tant marché, si jolie dans sa robe grise et sous son chapeau à deux ailes.

– Il paraît que vous avez travaillé pour me faire une surprise, Étienne ? C’est gentil ! Nous avons justement une faim terrible, mon amie et moi.

Lui, qui n’osait plus l’appeler « Henriette », maintenant qu’elle était une des plus élégantes ouvrières de Nantes, répondit tout content :

– Oh ! mademoiselle Henriette, on n’a pas assez souvent l’occasion de vous plaire.

Un rire d’âme jeune caressée par un mot d’amour s’éleva sous les planches de la cabane.

– Voyez-vous, dit-elle, cet Étienne !

Et pour lui échapper, en apparence, devinant que tous les regards la suivaient, un peu coquette, elle se pencha dans le rayon de jour que dessinait la porte basse. La Loire était devant, simple barre d’eau trouble, si longue, si longue jusqu’aux saules de l’autre bord ! Elle aussi était une amie. Henriette songeait : « Comme ils m’accueillent bien ! » Elle dit seulement :

– Comme elle est haute !

Toute la maison lui répondit, les petits, les grands, que cette crue extraordinaire intéressait. On se mit à table. Marie se trouva près d’Étienne, en face d’Henriette. Étonnée d’abord de la nouveauté de ces mœurs, isolée dans cet échange d’amitiés anciennes et d’idées campagnardes, elle s’apprivoisa vite, et s’anima. Henriette l’observait. Au milieu du bruit des mots et des fourchettes, elle entendait cette voix de métal, faite pour crier les cris de misère dans une émeute, et qui disait : « Merci, monsieur », au grand Étienne qui servait à boire. Son tact de fille de la mode, affinée comme une princesse, lui révélait, à chaque instant, la vulgarité d’une intonation, ou d’un mot, ou d’un geste de Marie. Elle remarquait en même temps ces yeux admirables, qui s’adoucissaient, et, devenant meilleurs, devenaient presque trop beaux. Oui, elle les trouvait trop beaux quand ils effleuraient le grand Étienne. Elle jugeait, avec son expérience précoce, qu’ils étaient un danger pour Marie, comme le rire de tout à l’heure, dans la prairie de Mauves, le rire d’abandon, qui emportait trop d’âme avec lui par les chemins. Elle était conquise par cette Marie, et inquiète pour elle. Henriette était de celles qui, en amitié, vont tout de suite jusqu’au souci.

À travers les planches du toit, on eût dit qu’il pleuvait de la chaleur. Chacun sentait au cou, au visage, aux bras, la morsure du soleil invisible. L’ombre était pleine de rayons aigus. Quelquefois l’un des fils regardait la Loire, et disait :

– Les faucheurs de la grand’prée n’auront pas le temps. Elle monte trop vite.

D’autres fois, une feuille, un fétu de paille, une plume entraînée par les eaux et soulevée par le vent entrait en tourbillon, et le père disait en riant :

– C’est drôle qu’il reste de la brise : il en a tant soufflé dans ma jeunesse ! Allons ! verse un coup de muscadet, grand Étienne, à la santé des belles filles de Nantes !

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