VII

L’après-midi s’avançait. Maître Loutrel, après le dîner qui s’était prolongé interminablement, avait descendu la Loire, pour retirer des nasses qu’il craignait de voir emporter par la crue. Henriette, Marie, Étienne, et aussi Gervais, qui commençait à rechercher la compagnie des aînés, avaient remonté, au contraire, le long des berges, et, à quelques centaines de mètres de la cabane, depuis une heure, s’étaient arrêtés sous un groupe de trois peupliers dont les racines plongeaient jusque dans l’eau. Une ombre traversée de soleil tremblait au pied des arbres.

Étienne et Gervais, étendus de toute leur longueur dans l’herbe haute, Henriette et Marie assises, les jambes repliées sous elles, ils regardaient tous quatre, en échangeant de rares paroles, la prairie que les faucheurs dépouillaient en hâte.

Dix hommes, dix paysans, échelonnés de biais, fauchaient d’une allure égale, chacun taillant comme une marche d’escalier dans la tranche d’herbe mûre qui diminuait devant eux. Ils lançaient en même temps leurs dix faux ; ils ployaient le torse en même temps ; ils avaient le même mouvement circulaire pour retirer la lame de dessous les jonchées grises qu’ils laissaient en arrière, et l’éclair de l’acier jaillissait en même temps aux dix points de la ligne.

Depuis une semaine, ils ne s’arrêtaient pas. Leurs genoux ne quittaient pas les crêtes de fleurs et de graines. Des femmes ratissaient la récolte à peine tombée à terre, et la chargeaient sur des charrettes. Mais, si âpre qu’eût été leur travail, il devenait de plus en plus probable qu’ils n’auraient pas le temps d’achever la fenaison. Car ils n’avaient encore fauché qu’une moitié de l’immense prairie qui s’amorçait bien loin aux collines couturées de haies, et ils approchaient de cette partie déprimée du sol que les eaux devaient envahir avant longtemps. Par les canaux, au milieu des plantes de marais et des joncs, la Loire mauvaise s’avançait, et les guettait.

– On a du mal dans tous les métiers, dit sentencieusement le grand Étienne. Les femmes surtout n’en peuvent plus.

– À quoi le voyez-vous ? demanda Marie.

– Elles ne causent pas, et elles regardent de notre côté. Elles voudraient que nous les aidions.

– Plutôt ! Est-ce qu’elles viennent vous aider à tirer vos filets ?

Ils se mirent à rire, Henriette discrètement, les autres bruyamment. À travers l’espace, les voix portèrent jusqu’à ceux qui travaillaient, et deux ou trois hommes, quelques secondes, s’interrompirent.

– J’irai tout à l’heure, s’il le faut, dit Étienne en devenant sérieux. C’est vrai que nous avons des journées rudes aussi. Le poisson s’en va. La rivière meurt. Encore de l’anguille, nous en prenons, mais la carpe, et la tanche, et la perchaude, oh ! qu’il faut être malin, pour gagner sa vie avec elles ! Alors, savez-vous ce que j’ai fait, mademoiselle Henriette ? Après la relevée des cordées et des bosselles, tous les matins, je porte des légumes à Nantes, plein mon bateau, avec mon poisson.

Sous l’ombrelle qui blondissait encore son teint, la modiste demanda, les yeux mi-clos par la chaleur :

– Et où les portez-vous ?

– Je charge sur la côte de Saint-Sébastien, à la Gibraye, si vous connaissez, et je descends au port de Trentemoult, juste en face de votre maison. Seulement vous n’y êtes jamais. Les yeux d’Henriette sourirent entre leurs cils. Qu’en savez-vous ?

– Je regarde, donc !

– Vous regardez mal, mon grand Étienne. Avant de partir j’ouvre ma fenêtre, et je muse un peu, en prenant le frais. Quand il fait beau, je n’y manque guère. Les faucheurs au loin s’inquiétaient. Ceux qui relevaient leur faux, pour passer la pierre sur la lame, interrogeaient un instant la dépression de la prairie, le fond de la vaste conque où ils peinaient si rudement, puis ils se baissaient et fauchaient plus serré, comme ceux qui comptent les minutes. Ce n’était plus le travail quotidien, mais la hâte tragique et la rage contre les éléments plus forts que l’homme. Une richesse allait périr. Les visages qu’on pouvait discerner vaguement, bruns de poussière, et les mouvements précipités, et les ordres brefs du fermier, et les jurements des charretiers emportant l’herbe verte, contrastaient avec la sérénité du jour déclinant.

– Mais vous n’êtes pas non plus fainéante, mademoiselle Henriette, reprenait le grand Étienne. Du matin au soir vous cousez donc ?

– Non, je garnis des chapeaux. Les formes sont préparées. Moi, j’ai à disposer les rubans, les dentelles, les fleurs, à trouver l’idée, et à l’exécuter. Ce n’est pas facile !

– Je le pense ! dit le pêcheur, en l’enveloppant d’un regard d’admiration, comme si elle eût été une sorte de déesse descendue sur les prés de Mauves. Et personne ne vous dit :

« Faites ceci », ou « Faites cela » ?

– Non.

Elle s’épanouit, flattée du compliment naïf d’Étienne, et de l’humble tendresse qu’elle devinait.

– Mais, mon pauvre Étienne, quand on copie, chez nous, on est finie. Il faut toujours du nouveau, l’invention, un petit chic que tout le monde n’a pas dans les doigts.

Le grand Étienne, comme les soldats, comme le peuple de Loire dont il était et qui n’aime pas à rester court, avait, pour exprimer son sentiment sur les choses difficiles à comprendre, des formules un peu amples, auxquelles il n’attachait qu’un sens relatif. Elles signifiaient qu’il ne saisissait pas bien, mais qu’il était trop poli pour ne pas demander la suite.

Il dit donc, retirant de ses lèvres une herbe qu’il mordait :

– C’en est une affaire ! En faut de la réflexion !

– Moi, je ne sais vraiment pas comment vous faites, interrompit Marie ; avec le temps j’arriverais à copier, mais, inventer, je ne pourrais pas ! L’ombrelle tourna d’un quart de cercle dans la main d’Henriette, que la conversation sur de tels sujets mettait en verve.

– Bah ! vous essayerez. Une idée vient, on ne sait comment. Elle s’accroche à nous comme un poisson aux lignes d’Étienne. Il y a de bons jours, où elles mordent dix à la fois, et d’autres où on ne prend rien. La belle humeur y fait beaucoup. Moi, quand j’ai l’âme reposée, tout m’est facile. Un mariage, un retour de courses, un journal de modes, une exposition de peinture, nous mettent l’esprit en route. Mais c’est la jeunesse, voyez-vous, qui fait le reste. Rien ne la remplace. Il faut une fraîcheur d’imagination. Et puis autre chose encore, un certain style, vous comprenez, mademoiselle Mariette. Chez madame Louise, par exemple, on dessine plutôt. Nous, chez madame Clémence, nous sommes des coloristes.

Étienne ne suivait plus. Ses yeux, où flottait l’espèce de sommeil que provoque chez le paysan la tension de la pensée, s’étaient détournés d’Henriette, et plongeaient dans la forêt d’herbes. Il épiait, avec une sourde colère, le dernier acte du duel engagé entre les faucheurs et le fleuve, dont il connaissait la traîtrise redoutable.

Et tout à coup, soulevant sa tête et ses épaules sur ses deux bras raidis contre le sol, il dit :

– Regardez ! La voilà !

Par les canaux, par les pentes insensibles, la Loire avait gagné le milieu du pré. Il étendit la main :

– Là, en avant. Elle rit dans l’herbe. Dans une demi-heure elle fera un étang. Cela monte plus vite qu’il y a trois ans. N’est-ce pas, Gervais ?

L’enfant aux cheveux roux, qui déjà retroussait son pantalon, répondit gravement :

– M’est avis aussi que l’eau vient plus vite.

En ce moment, un cri de femme courut à la pointe des foins mûrs, se répandit, et mourut dans l’immensité verte et tranquille.

L’inondation ! Là-bas on appelait à l’aide, pour sauver les dernières charretées. Les deux Loutrel partirent au pas allongé et roulant des rôdeurs de grèves. Ils firent un détour, et se mêlèrent aux hommes et aux femmes rassemblés dans l’étroit espace où l’herbe abattue couvrait encore le sol. Les faux ne travaillaient plus. Tous les râteaux et toutes les fourches étaient en mouvement.

De la place où elles étaient demeurées assises, Henriette et Marie virent la fin de ce drame de la moisson.

La Loire victorieuse écrasait l’herbe haute. Elle la couchait, mieux et plus rapidement que les lames d’acier, tordant les touffes grainées, qui laissaient sur les eaux leur poussière vivante. Nul n’aurait pu dire d’où sortait la nappe envahissante. Elle faisait son lit comme les bêtes qui tournent en rond. Ce fut d’abord une mare jaune où s’écroulaient tout autour les falaises de foin. À droite, à gauche, très vite, d’autres flaques d’or étincelèrent au creux de la prairie, et l’herbe s’y roulait pour mourir, et de l’une à l’autre un trait couleur de feu, un canal de communication allait s’élargissant. Bientôt le renflement qui portait la cabane des Loutrel fut coupé de la terre ferme, et un courant parallèle au fleuve, sur toute la longueur de l’étendue verte, jusqu’à l’horizon, vers Nantes, pesa de tout le poids de ses eaux sur les récoltes perdues.

Par-delà, les travailleurs, réunis en grappe, tentaient d’arracher à la Loire la dernière charretée enlisée dans les bas-fonds. Ils piétinaient dans la boue, attelés aux brancards, aux essieux, aux rayons des roues. Par instant une clameur s’élevait ; ils se courbaient en un effort commun ; les grelots des quatre chevaux sonnaillaient ; la masse d’herbe fauchée, débordant les montants de bois, traînant jusqu’à terre, oscillait et laissait couler des embruns détachés de son dos énorme : mais la charrette n’avançait pas. Et partout la béatitude de l’air calme, la paix, la douceur infinie du soir avant l’étoile. Elle enveloppait ceux qui peinaient, consolation inutile, tendresse vaine du ciel. Mais combien d’autres la respiraient et se sentaient réjouis : des mères fatiguées par le bruit des enfants ; des vieux qui buvaient après vêpres, sous les glycines des auberges ; des ouvriers endimanchés prenant le frais dans les jardins de faubourgs ; des amoureux dont la conversation se faisait plus rare avec le retour.

Une demi-heure plus tard, Étienne et Gervais retraversaient la prairie inondée, où la charrette embourbée faisait une île, tandis que les faucheurs, tout petits dans le lointain, s’échelonnaient, et se perdaient avec les chevaux dételés parmi les arbres. Étienne trouva les deux jeunes filles debout, prêtes à partir.

– Savez-vous bien, dit-il en plaisantant, que vous ne pouvez plus revenir à Nantes, à présent ? Les prés sont coupés.

– Vous croyez que je resterai ? dit Marie : ah ! bien non ! J’entre demain à l’atelier. Je m’en irais plutôt comme vous venez de le faire, en retroussant mes jupes !

Mais lui, ne faisant point attention à Marie, reprenait aussitôt :

– N’ayez pas peur. Je vous emmènerai toutes deux dans mon bateau, si ça ne déplaît pas à mademoiselle Henriette ?

Avec un respect du visage et de la voix, il interrogeait cette Henriette qui, de la pointe de son ombrelle, tordait un pied de trèfle blanc. Elle mit un peu de temps à répondre, intimement flattée de cette déférence qu’il lui témoignait, leva la tête, et dit :

– Je veux bien, Étienne.

Et le grand jeune homme, ses larges épaules ballantes de plaisir, se dirigea vers la coupure de la rive, tout près de là, où les Loutrel attachaient leurs trois bateaux plats. Gervais le précédait, criant de joie comme une mouette qui va prendre l’eau.

Quand ils descendirent, conduisant le plus neuf et le plus fin des trois canots, vers la cabane où Henriette et Marie les attendaient, ils avaient mis un bout de toile blanche sur le faux pont de l’avant, pour que « les demoiselles » pussent s’asseoir sans tacher leur robe. Du balai de genêt vert avec lequel Gervais avait nettoyé les planches, il restait, çà et là, des brins de feuilles et de fleurs qui roulaient. Henriette embrassa la mère Loutrel. Étienne, sérieux, attentif à manier doucement son aviron, n’eut besoin que de quelques coups de godille pour prendre le courant, et le bateau s’en alla sur les eaux débordées, vers la ville étendue dans le couchant.

Les jeunes filles étaient assises à la pointe du bateau, l’une près de l’autre. Tantôt elles tournaient la tête du côté de Nantes, où le soleil disparaissait, tandis que les maisons, les arches des ponts, les flèches des églises, les cheminées d’usines, assemblées par le crépuscule et devenues sans relief, s’enlevaient en découpures bleues sur l’écran de la lumière ; tantôt elles voyaient fuir en arrière la prairie de Mauves, et leurs regards effleuraient la figure du grand Étienne, occupé par la manœuvre, mais non pas tellement qu’il ne rencontrât, comme par hasard, les yeux d’Henriette et ne leur sourît. Le ciel était d’or fondu, et le fleuve aussi, par reflet. Mais l’herbe entrait déjà dans l’ombre, et les saules ne luisaient plus. La dernière brise mourait. Une langueur traversait cette fin de jour, et annonçait une nuit exquise. Des chants, des éclats de rire, portés par les eaux, venaient grandissants. Et à mesure que les voyageurs approchaient de la ville, ils sentaient leur joie s’inquiéter, comme elle fait, la joie divine, quand elle a peur de mourir en nous. Le grand Étienne rêvait : « M’aimera-t-elle ? Oh ! Que faire, moi le batelier, pour être aimé de cette ouvrière qui est intimidante comme une dame, et devant qui je n’ose parler ? » Henriette regrettait le jour de liberté qui s’achevait, et, quoiqu’elle ne voulût pas s’y laisser trop prendre, elle cédait au désir de regarder plutôt vers l’arrière, vers les saules bas et lointains de la Loire, qui étaient juste, pour elle, à la hauteur des yeux d’Étienne. Marie éprouvait le malaise d’un étranger entre deux personnes qui s’aiment, ou qui vont s’aimer. Elle se repliait sur elle-même, et sur sa propre misère. Sa main blanche et épaisse, abandonnée au bord du bateau, trempait dans la Loire, et, de deviner ainsi au-dessous de soi l’étendue fraîche, il lui venait des idées de plonger, de s’étendre et de s’anéantir. Gervais s’essayait à dormir, en boule sur le plancher. Ils allaient à la dérive, sans secousses.

Maintenant la silhouette de la ville était toute violette sur le ciel pâli. Après le pont de la Vendée, elle leur apparut géante, entre la Loire d’or et le ciel d’or, profilant de l’une à l’autre l’énorme cascade descendante de ses maisons pressées dans l’ombre. De ce paysage de pierres, qui s’élargissait et s’élevait à mesure qu’avançait le bateau, une rumeur arrivait, voix indistinctes, piétinements d’hommes, roulements de voitures. Plus près, le long de la berge, des couples, des gens de rien qui rapportaient une fleur à la boutonnière ou au corsage, tournaient leur figure en joie vers le large du fleuve, et criaient :

– Prenez-nous donc ! J’sommes lassés !

Devant les guinguettes du Beau-Soleil, de Mon Plaisir, de Robinson, sous les treilles de glycines fleuries, des buveurs levaient leur verre, et le tendaient vers la barque où étaient ce pêcheur et ces deux filles du peuple.

Les inconnus vous saluaient donc, ô pauvres qui passiez ! Ils avaient raison ! Leurs verres levés, ou leurs cris, ou leur envie muette célébraient la campagne d’où vous reveniez, la gloire du fleuve où vous couriez, la beauté du soir, le rêve qu’ils devinaient entre vous, étant comme vous des êtres de fatigue, qui n’ont qu’un jour de bon, et qui savent combien c’est doux de rentrer du large, entre jeunesses toutes tristes d’avoir ri et de voir mourir le jour. Quel signe mystérieux marque donc ceux qui aiment, pour que de loin l’âme s’émeuve ainsi et les reconnaisse, même indifférents, même obscurs, même rapides et déjà enfuis ? Le grand Étienne, posant en oblique son aviron qui froissait le courant, dirigea le bateau à droite, par le bras de ville, et passe au pied du château du Bouffay. Des maisons, la gare, des fabriques bordaient le canal. Une poussière chaude montait, et se colorait en rose à la hauteur, où, par-dessus les collines et les toits, le soleil rencontrait ce nuage que soufflait vers lui la terre battue et usée. Le marinier, debout, godillait sans plus rêver, sauf tout au fond et sans qu’il y parût. Il cherchait où accoster. Les quais étaient bruns et les courants violents. Il dut se jeter à l’avant et se cramponner à un anneau de fer auquel il attacha en hâte son amarre. Le mouvement inclina le bateau. Henriette poussa un petit cri. Mais, avant qu’elle eût perdu l’équilibre, elle était saisie, enlacée, enlevée par le bras du grand Étienne, qui la posait à terre, sur la marge de granit où l’eau frisait comme l’huile bouillante. Elle monta un peu à reculons, en donnant la main à Marie qui débarquait. Lui la regarda de bas en haut, et dit, d’une voix de prière :

– Mademoiselle Henriette, je voudrais vous conduire jusqu’à la mer ? C’est trop court de venir ici !

Et comme elle répondait en lui tendant la main, il serra bien fort cette main de travailleuse et d’amie.

– Merci, Étienne ! Merci, monsieur !

Quand elles eurent fait dix pas sur le quai en pente, elles aperçurent le bateau relancé au milieu du courant, et Étienne assis près de Gervais, tous deux pliés sur l’aviron, et nageant avec force, pour regagner avant la nuit noire la cabane du pré de Mauves.

Étienne n’était plus joyeux. Entre elles et lui, il y avait déjà des groupes, de la poussière qui volait, de la nuit et de l’oubli. Le lien était brisé. Le poids de cette morte qu’est une journée heureuse pesait sur l’âme du pêcheur qui remontait le fleuve. Les jeunes filles marchaient légèrement au contraire, dans les rues où les passants du dimanche se mêlaient comme des fumées, Marie redevenue gaie au contact de la foule dont elle était bien une parcelle quelconque, Henriette plus calme, se souvenant avec plaisir du matin, de l’après-midi, et de ce soir finissant.

– Ils sont bien paysans, vos amis Loutrel, dit Marie.

– Un peu. Mais de si braves cœurs ! Moi, je ne vois que ça, chez eux.

Les profonds yeux noirs interrogèrent le visage de la modiste qui allait, la tête levée vers la première étoile apparue au ras des collines. Marie eut peur de l’avoir froissée. Elle lui prit le bras, qu’elle serra contre elle, en marchant.

– Dites, vous n’êtes pas fâchée ?

Henriette répondit, dans le rêve :

– Pourquoi fâchée ?

– Parce que nous ne sommes pas pareilles. Mais je vous aime bien quand même.

Elle continua vivement, presque violemment :

– Je voudrais être votre amie ? Je ne vaux pas grand’chose ; je vous ferai de la peine, c’est bien sûr, mais je vous aime. Voulez-vous être mon amie ?

Cette fois, Henriette interrompit son rêve, et dit tout bas :

– Je veux bien, Marie.

– Je vous dirai tout ; vous me gronderez quand je ne ferai pas bien ; je tâcherai d’être meilleure.

Leurs yeux se rencontrèrent, et, bien différentes de natures, elles étaient toutes deux contentes de répéter, d’entendre, d’échanger par le regard et par la parole ces mots qui les ravissaient secrètement l’une et l’autre : « Aimez-moi ! »

À ce moment, au coin d’une des ruelles borgnes qui descendent sur les quais, un jeune homme déboucha à quelques pas d’Henriette, la reconnut, et s’exclama :

– C’est toi ? Vrai, je ne m’y attendais pas !

Antoine Madiot, habillé bourgeoisement d’un complet couleur loutre, coiffé d’un chapeau dur de même couleur, restait ouvrier par sa cravate d’un rouge de barrière, par ses mains que gantait la poussière de l’acier limé enchâssée dans la peau, et par l’inquiétude de sa physionomie, tendue vers l’universelle occasion. Sa tête de fouine, ses joues travaillées de fièvre, sa poitrine trop étroite qui l’avait déjà fait ajourner une fois par le conseil de révision, disait le désordre de la vie. Peut-être se serait-il échappé, selon son habitude, après ce mot banal jeté à sa sœur, s’il n’avait remarqué, près d’elle, l’autre ouvrière, celle qui avait un collet de drap beige et de si grands yeux où s’effaçait lentement la prière à peine achevée : « Aimez-moi. »

– Tu te promènes de compagnie ? C’est rare de ne pas te rencontrer avec le père Madiot, à celle heure-ci ?

– Une de mes camarades d’atelier, répondit Henriette ; nous revenons de Mauves.

– Je peux bien faire un bout de conduite à deux belles filles comme vous ? À moins que mademoiselle ne veuille pas ? ajouta-t-il, tandis que Marie haussait les épaules, flattée, mais n’osant rien dire.

Il se mit à la gauche d’Henriette, et, drôlement, avec le geste de l’ouvrier qui se sait de l’esprit, il raconta une discussion qui s’était élevée la veille, entre son patron et lui, à propos d’une pièce manquée ; comment il avait amené le patron à s’emporter, à se donner tort vis-à-vis des camarades.

– Si tu avais vu les vieux mécaniciens, disait-il, qui tordaient la gueule en me regardant, et qui mâchonnaient leur poil, comme pour dire : « Vas-y, blanc-bec ! vas-y ! t’as raison ! » Ils avaient de la braise dans les yeux, je t’en réponds. Et quelqu’un qui n’était pas fier, c’était l’autre, qui avait eu déjà sa grève, l’an dernier, pour moins que ça. Quand sept heures ont sonné, ils m’ont tous entouré, à la porte, pour me féliciter. Je n’avais qu’un mot à dire, et ça y était.

Marie écoutait, et lui se penchait, parfois, de manière à apercevoir, de l’autre côté d’Henriette méprisante et habituée à ces fanfaronnades, l’autre jeune fille, tout à fait peuple celle-là, et qui buvait si bien la haine, il le devinait d’instinct, quoiqu’elle eût le regard perdu dans les mâtures des navires immobiles au bord du canal.

Ils étaient entrés dans l’ombre plus dense que les collines projettent à leur pied, bien longtemps après le coucher du soleil. On approchait de l’extrémité des quais. La foule diminuait. Les boutiquiers avançaient leurs chaises sur le trottoir. Antoine continuait de parler avec la même humeur gouailleuse. Il s’adressait maintenant à Henriette seule, et tâchait, par elle, d’exciter le vieux Madiot à se montrer exigeant dans le règlement de la pension que devait M. Lemarié. Pour lui, si Victor Lemarié avait arrêté sa voiture en haut du chemin et demandé des nouvelles du blessé, si on avait envoyé des remèdes, c’est que le patron avait peur et qu’il tâchait de gagner du temps.

– Il a vu que je ne coupais pas dans ses cajoleries, le fils à Lemarié ! Il était là, sur son siège, embêté devant nous tous. Il n’en menait pas large… J’espère que l’oncle Madiot ira demain ? Répète-lui ma commission. Il n’est pas capable de grand’chose, malheureusement. Il ne sait pas parler…

Antoine se courba, dans la nuit, pour tâcher de surprendre le jeu de physionomie de sa sœur. Il avait l’air ambigu, l’air de plaisanterie haineuse qu’il prenait souvent vis-à-vis d’Henriette.

– Ah ! si c’était toi qui demandais ! insinua-t-il tout bas.

– Antoine !

– L’affaire serait sûre ; nous l’aurions, la pension, va, et tout de suite.

– Tu es fou, je pense ? Je n’ai pas à me mêler de cette question-là.

Elle s’était écartée un peu, blessée du propos et du ton. Il éclata de rire.

– Parbleu, je le savais, et ce que j’en disais c’était pour en être plus sûr ! Mademoiselle ne s’occupe pas de ces questions-là. Qu’est-ce que ça lui fait, les autres ? Elle aurait honte plutôt d’avoir un oncle manœuvre et un frère dans la limaille ?

Il ajouta, après un instant :

– Aussi, je n’abuse pas des demandes de service.

– Tu as tort, quand je peux les rendre.

– Même quand je n’ai plus le sou, comme aujourd’hui, je ne vais pas me plaindre.

Elle s’arrêta, chercha son porte-monnaie, l’ouvrit :

– Tiens, la preuve, Antoine, fit-elle doucement : voici mes derniers quarante sous. Prends-les. Il a fallu beaucoup de remèdes à l’oncle.

L’ouvrier prit la pièce blanche, leva les épaules :

– C’est dégoûtant, tout de même, de gagner de l’argent comme toi. T’en as toujours. Nous autres pauvres hommes…

Puis, avec un geste de la main, moitié salut, moitié remerciement, il tourna par l’avenue de Launay, qui commençait là.

Henriette le vit disparaître dans l’ombre, et dit :

– Croiriez-vous, mademoiselle Marie, que lorsqu’il était tout enfant, il n’avait pas de meilleure amie que moi ? Il ne pouvait pas s’endormir si je ne l’avais embrassé !

Elle fit encore quelques pas, s’arrêta de nouveau :

– Vous voyez : toute vie à sa peine.

Et ces mots de douleur firent s’ouvrir leurs bras.

Rapidement, Henriette attira cette sœur misérable contre sa poitrine ; elle sentit deux lèvres chaudes se poser sur ses joues et la remercier.

– À demain !

– À demain !

Elles se séparèrent. La nuit continua de tomber entre elles qui s’éloignaient, chacune gagnant son gîte.

Henriette avait relevé les yeux vers l’étoile qui luisait maintenant au-dessus du coteau de Miséri.

Mon Dieu, comme il y a des heures qui apaisent, des douceurs d’air qui émeuvent ! Elle ne fut pas plutôt seule qu’elle fut saisie, jusqu’à en tressaillir, par l’intime consolation des choses. Elle songea à demi-voix :

« Qu’y a-t-il donc cette nuit, que j’ai le cœur troublé ? »

Elle n’était pas poète. Elle n’était qu’une pauvre fille sans amour qui voulait aimer. Et ce fut lui qui parla, lui qui possède les âmes avant même d’avoir pris une figure et un nom, lui qui nous appelle sans trêve avec des mots qui changent, lui qui nous dit : « Je suis la beauté, la joie, le repos, je suis les larmes séchées. »

Elle eut un frisson en s’accoudant à la balustrade de sa fenêtre, dans la clarté, comme si quelque chose d’habituellement secret en elle, son cœur lui-même se fût ouvert à la nuit. Le laurier-rose agitait à peine ses feuilles.

« Heureuses les aimées, pensa-t-elle. Heureuses celles qui ont une amie » Tous les visages de ses compagnes d’atelier défilèrent devant elle, et elle souriait à celles qui l’avaient protégée aux jours d’apprentissage. Elle se rappelait le geste, la phrase, le regard par où sa nature fière s’était laissé toucher. Elles avaient toutes le même air pénétré, pour dire la même chose, dans la rumeur de l’atelier, bien bas : « Je serai votre amie, voulez-vous ? » Oh ! l’enchantement, et le regard de remerciement, et la pression de main furtive quand on sortait du travail, et la promesse de tout se dire ! Dans les premiers temps de la vie d’ouvrière, elle revoyait surtout cette pâle mademoiselle Valentine, qu’elle avait aimée pour ses yeux trop grands et pour un mot de protection tombé de ses lèvres de première : « Ne taquinez pas l’apprentie. Elle arrivera. Elle a des doigts, cette petite, et de l’esprit. » Que de bonté d’un côté et que d’amour de l’autre ! La grande n’avait jamais su l’impétueux élan de cette âme d’obligée qui se répandait en effusions muettes. Henriette se rappelait s’être piqué le doigt jusqu’au sang, avec une aiguille, afin d’être remarquée et plainte par mademoiselle Valentine ; elle se souvenait d’avoir désiré, un matin, mourir devant sa porte et garder la dernière force de lui dire : « Pour vous ! J’ai demandé de mourir pour que vous soyez heureuse. » Âmes de jeunes filles assoiffées de tendresse, dont les meilleures, les plus pures se trompaient ainsi ! Henriette les revit toutes, hélas ! toutes au loin, mariées, mortes, parties à la dérive, oubliées. Puis elle songea qu’en ce moment, Marie devait être rendue chez elle, dans cette cité de la rue Saint-Similien, nid de pauvres qui s’endormait là-bas, au delà d’une immense vallée de maisons et de fabriques, presque toute la ville étendue en arrière de la colline.

« Comment me suis-je si vite attachée à elle ? Il y a donc des jours pour aimer ? »

La Loire brillait à la pointe des îles, à la proue des grandes goélettes pareilles à des fuseaux d’ombre. Tantôt des bouffées chaudes montaient des rues voisines, et c’était un relent d’odeurs épaisses, quelque chose d’indéfinissable qui faisait peine, comme si l’air respiré, en touchant au principe mystérieux de la vie, s’était pénétré de la fatigue des poitrines humaines, du trouble des cœurs, de la détresse morale de toute une cité ; tantôt la brise, encore intermittente, soufflait de la campagne indéfinie, et c’était la provision d’amour, le parfum, l’énergie intacte, qui rentraient, et se mêlaient, pour les chasser, aux haleines lourdes du jour fini.

« Cette Marie ! Elle aura bien du mal à s’en tirer. Elle est commune, elle a du vice dans le sang… Les occasions ne lui manqueront pas, dans notre métier… Moi j’essayerai… je l’adopterai… j’accepte d’être sa garante auprès de madame Clémence. » Un sourire de fille honnête, mais qui sait la vie, erra sur les lèvres d’Henriette Madiot, puis le sourire s’attrista, et s’effaça. Était-ce là de quoi remplir le cœur, une amie si nouvelle ? non vraiment. Ils étaient seuls ses vingt-quatre ans. L’oncle Éloi l’aimait bien, sans doute, mais il voyait toutes choses avec ses yeux de bon vieux tambour. Il ne pouvait être un confident ni un guide. Antoine avait de la haine contre elle. Aucune attention ni aucune prière n’avaient pu le ramener à l’intimité d’autrefois. La famille n’existait pas. Alors, quel poids sur l’âme, des soirs comme celui-ci, où on avait le temps de songer à soi ! Elle était tout oppressée. Elle regarda fixement un point de la vallée, de l’autre côté de la Loire, champ, prairie, buisson, quelque chose de réel et d’obscur comme l’avenir. Et elle pensa qu’Étienne au moins avait de l’amitié pour elle. Il avait trouvé des façons touchantes de s’humilier devant elle, de lui marquer le plaisir qu’il avait de la ramener à Nantes. De quels yeux d’admiration il la suivait !

« Oh ! se disait-elle, qu’il ait du goût pour moi, c’est trop certain, il le laisse voir. Il est comme d’autres, qui me trouvent jolie, et plus libre avec moi parce que nous sommes de vieux amis. Mais m’aimer, là, grandement, comme il faudrait… non, il ne le peut pas. Il a presque mon âge. Il sait bien qu’un pêcheur de Loire et une modiste, ça ne fait pas un ménage. Et moi ? Est-ce que je l’aimerais ? Est-ce que je l’aime ? »

Elle écouta, dans le grand silence de son cœur, et elle n’entendit aucune réponse.

Henriette se mit à sourire, longuement, dans l’air délicieux. Non, ce soir encore, le bien-aimé ne portait aucun nom. Il n’avait pas de visage, pas de voix, et cependant il existait. Il était celui qui grandissait dans le secret de son âme depuis la quinzième année, celui qui serait toute tendresse, qui vous cacherait sur son épaule, qui saurait tout, qui vous défendrait des propos insultants de la rue, qui aurait des attentions comme pour une grande dame, celui qui prendrait sur lui la moitié de la peine de la vie. Ah ! qu’elle l’aimait, celui-là ! Comme elle l’enveloppait déjà de la caresse attirante de son regard qui tâchait de pénétrer l’ombre, là-bas…

Elle sentit que ses bras, involontairement, se pressaient contre son sein. Elle rougit en les écartant d’elle. « C’est vrai, pourtant, que je l’aimerais bien ! Je serais capable de tout pour celui que j’aimerais ! Il n’y a pas de sacrifice que je ne lui ferais ! Que c’est bon de penser à lui ! »

Le coucou fêlé de l’oncle Éloi sonna une demie. Une voix d’enfant qu’on battait s’éleva d’une cour voisine, puis le traînement de pas mal assurés sur les marches d’un escalier extérieur, à gauche, du côté de Nantes. « Ça doit être les vieux Plémeur, qui rentrent saouls comme d’habitude, » pensa Henriette.

La dernière pâleur qui avait longtemps bordé l’horizon, sans plus rien éclairer, avait elle-même disparu. L’ombre bleue possédait toute la terre. Un grand souffle, frais comme la brise de dunes, et qui mettait un goût de sel aux lèvres des derniers passants, remplit alors la vallée, et fit crier de désir les mâtures entravées.

« Qu’y a-t-il donc cette nuit, que j’ai le cœur troublé ? »

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