XI

Les billets de faire part, imprimés sur papier épais, portaient en tête la croix : qu’avait-elle à faire avec cette vie éteinte ? Ils portaient : « Décédé avec les sacrements de l’Église » ; c’était faux, car le mort ne s’était jamais soucié d’eux. Ils portaient : « Un De profundis ! » Qui le réciterait ?

Madame Lemarié soupira, en remettant dans l’enveloppe la première feuille qu’elle avait dépliée, et, de son écriture appliquée, nette et anguleuse, elle traça une adresse, puis une autre, puis une troisième, silencieusement. Victor faisait de même. Ils consultaient un carnet ouvert entre eux.

– Nous n’envoyons, bien entendu, qu’aux gens du loin. Les pompes funèbres se chargent du reste. Mourieux y a passé ; il a dit : toute la ville.

– Oui.

– M. le général baron d’Espelette, commandant la 16e division… Êtes-vous sûre qu’il n’y a pas un S à la fin ?… Non ?… Comme vous voudrez… Il pourra me servir, le général, quand je ferai mon stage d’officier de réserve, en janvier.

La demi-interrogation n’eut de réponse que le grincement de la plume voisine, qui inscrivait : « M. Le Mansart, conseiller général… »

– Vous invitez Le Mansart ?

– Évidemment.

– Il s’était présenté contre mon père… Mon père le détestait.

Elle leva sur son fils un regard de reproche, et dit, en se remettant à écrire :

– Mon pauvre ami ! Je voudrais pouvoir inviter tous les ennemis de ton père, et obtenir le pardon de quelques-uns moyennant une si petite attention. Une existence humaine confine à tant d’autres, surtout celle d’un chef d’industrie… On fait tort, souvent sans le vouloir, on écrase…

– À ce compte, mère, il faudrait inviter les anciens ouvriers renvoyés, les congédiés pour cause d’installation de machines, les veuves non pensionnées…

Madame Lemarié posa la plume sur le bord de l’encrier de verre, et dit, regardant devant elle :

– Si tous ces pauvres récitaient seulement un Ave Maria pour ton père !

– Ah ! bien oui : ils ne savent plus.

– Je donnerais de bon cœur une partie de ma fortune pour l’obtenir. Les âmes des morts sont si lourdes, quand elles n’ont pas ces ailes-là !… Mon Victor, je suis heureuse au moins de me dire que tu ne te sépares pas de moi, quand il s’agit de nos ouvriers. Moi, vois-tu, je les considère, – ç’a été une idée de toute ma vie, – comme des sortes d’associés qui n’auraient pas de contrat. Ton père ne voyait pas ainsi, et il nous a laissé, à tous deux, un arriéré de charités à faire.

Elle s’arrêta un peu, et, comme la réponse ne venait pas :

– Je n’aurai pas de plus grande joie que de m’acquitter. Et toi ? Je suis sûre que tu y as songé, toi qui as tant de cœur ? Donner, quel beau mot !

– Ma foi, non, je n’ai pas…

– Mais tu ne refuses pas de m’aider, n’est-ce pas, dans le bien que je veux faire ?

– Sans doute, si vous le faites raisonnablement.

La mère demanda, affectueusement, avec un ton de prière à demi exaucée :

– Voyons, mon Victor, explique-moi : qu’entends-tu par « raisonnablement » ?

– Par exemple…

Il réfléchit une seconde.

– Par exemple ces Madiot. J’admettrais que, vu les longs services de l’oncle, on étudiât le moyen de lui accorder une petite pension.

– Très bien, mon ami : c’est déjà fait.

– Comment !

– Et si tu avais pu voir, tout à l’heure, la surprise, la joie de cette jeune fille ! En vérité, le remerciement dépassait le cadeau. C’était naïf, c’était…

– Pardon : vous donnez combien ?

– Cinq cents francs par an.

– Sapristi ! Comme vous y allez ! Voilà qui n’est pas raisonnable déjà !

La mère répondit doucement, pour ne pas froisser :

– Trente ans de services, Victor ! Moi qui me reprochais de n’avoir pas été assez généreuse ! Mais tu comprends bien que ce sont là des charités nécessaires, presque des dettes. Avec une fortune comme la nôtre, sais-tu mon rêve ?

Le jeune homme, les sourcils froncés, tournait son porte-plume entre ses doigts, et fixait obstinément l’encrier.

– Mon rêve serait de doter une ou plusieurs grandes œuvres destinées à secourir des ouvriers d’usine et de métier. Quelles œuvres ? Je n’ai pas encore de décision, quoique j’aie des idées. Ensemble nous y réfléchirions, ensemble nous arrêterions les plans, nous referions une réputation à ce nom de Lemarié, que plusieurs ont maudit… Enfin je voudrais nous voir moins riches et plus aimés, mon enfant : veux-tu ?

Sans perdre de vue l’encrier, il répondit, avec cet air de supériorité que les hommes prennent vite, dans les questions d’argent :

– Mère, je propose que nous continuions nos adresses ; voilà qu’il est trois heures, et la poste n’attend pas.

Elle eut un petit sursaut de douleur. Mais elle ne s’emporta pas. Il y avait l’avenir, tout l’avenir à sauvegarder. Elle dit tristement :

– Alors, ce que tu disais à ton père ? Je ne comprends plus, mon ami.

Il leva les mains :

– Mais, je le pense toujours ! Seulement, nous serions naïfs, en vérité, de nous ruiner seuls pour changer des choses qui sont la résultante de tout un état de société. C’est l’éducation, qui est à changer, les esprits… Que sais-je ?

Les mots tombèrent, cette fois, sans réponse. Madame Lemarié s’était remise à écrire, courbée sur les enveloppes à bandes noires. Elle avait jugé son fils, et il ressemblait beaucoup plus au père qu’elle ne le pensait. Avec lui aussi, il fallait recommencer à se taire. Victor la vit essuyer une larme, plus d’une fois, pendant l’heure silencieuse qu’ils passèrent ensemble.

Il arrivait toujours des couronnes par l’escalier de service.

Quant au vieux Madiot, il exultait, ce soir-là. Cinq cents francs lui paraissaient la fortune. Il ne cessait de remercier Henriette, qui se défendait de tout mérite, que pour lui dire : « Maintenant que c’est fait, ma petite, ne va pas trop dans ces maisons de riches. – Mais, mon oncle, quand on m’y envoie ? » Il ne trouvait pas la réponse, ne pouvant pas donner la bonne. Mais la joie l’emportait. Il était si content que sa nièce lui permit, – elle lui donnait des permissions, maintenant, – d’aller faire une tournée chez trois ou quatre vieux comme lui, médaillés du Mexique ou de Crimée, dont il ne se souvenait plus que dans les grandes occasions.

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