XIII

Deux jours plus tard, au petit matin qui lève sur les eaux des lames de brouillard comme des copeaux blancs, un bateau plat quittait la prairie de Mauves, et traversait la Loire. L’homme, qui le conduisait à la perche, avait la moustache humide de brume, et la vie joyeuse dans les yeux. Les deux mains appuyées sur la hampe ferrée dont le bout touchait le sable du fond, marchant le long du bord de son bateau qui filait sous lui, souple et frissonnant dans son gilet de tricot bleu, il se dirigeait en oblique vers la rive opposée, où sont deux petites îles, l’île Héron et l’île Pinette, séparées l’une de l’autre, puis de la terre, par de menus bras du fleuve. C’était le grand Etienne qui partait pour sa tournée quotidienne.

Un silence prodigieux l’enveloppait. À peine un cri de bécassine ouvrant l’aile et commençant la pâture dans les herbes mouillées. La crue était finie. L’eau bleue, mêlée çà et là de bandes troubles, ne luisait pas encore, si ce n’est autour des bancs de sable, où elle se faisait mince et courbe comme une faux.

Le batelier songeait : « Je l’aime trop, il faut que je le dise. » Et le bateau glissait. Et le jour, autour de lui, blanchissait de plus en plus.

Il entra dans un canal étroit, où le courant mourait presque. À l’abri des deux îles, dans la vase, les roseaux foisonnaient, droits et verts, ou brisés et couchés sur la Loire en lames jaunes. Les nasses étaient tendues là, aux creux des clairières de l’eau, la gueule dans le sens du courant. Pendant une demi-heure, Étienne travailla ferme, soulevant, avec son croc de fer, les pièges d’osier où les anguilles s’étaient prises, retirant la bonde d’herbe, vidant le poisson dans le compartiment ménagé à l’avant du bateau, et rejetant par-dessus bord la nasse qui coulait au fond. La pêche était bonne. Étienne longea aussi toute la rive de l’île Héron, et puis, au tournant de la pointe, là où s’ouvrait le bras de Pirmil, une eau déjà plus large étalée, frémissante, avec la grande terre à gauche, et les fermes, et le bourg de Saint-Sébastien ensevelis dans la brume qui fondait, il se dressa, laissa traîner sa perche au fil de l’eau, et, la poitrine tendue, la tête levée comme un sonneur de clairon, cria :

– Ohé ! de la Gibraye, ohé !

Un cri pareil, assourdi, lui répondit de la rive. Ceux de la Gibraye avaient entendu. Ils guettaient le passage du pêcheur de Mauves. En quelques minutes, tout l’avant de la barque fut chargé de paniers. Les choux, les poireaux, les navets débordaient de chaque côté et pendaient sur le fleuve ; les bottes de carottes pyramidaient au-dessus, et les laitues, et les mannequins d’oseille, et trois bouquets de capucines qu’Étienne piqua en flamme au sommet de son château vert. Il en avait jusqu’à la hauteur des yeux. Lui cependant, assis à l’arrière, en trois coups de godille il s’éloigna, prit le large, et se laissa emmener au courant. « Oui, je lui parlerai ce matin. Je ne puis plus m’en taire. »

La Loire s’éveillait. Le bruit d’un battoir chanta dans une saulaie. Des canots de pêcheurs de saumon rayaient çà et là la nappe du fleuve qui flambait en dessous, et s’emplissait d’or pâle. La silhouette énorme de la ville perçait en vingt endroits la brume encore flottante et couchée sur les eaux.

Et Étienne, immobile, le cœur battant, les lèvres tremblantes de mots qu’il n’oserait jamais dire, attendait le moment où, se dégageant des brouillards, des mâts de navires, des pointes de peupliers de l’île Sainte-Anne, à l’entrée de la Grande-Loire, une petite maison apparaîtrait, haute et blanche comme un phare.

. . . . . . . . . . .

À la fenêtre de sa chambre, Henriette achevait d’agrafer son corsage noir de tous les jours. Elle voulait le voir, et elle n’y comptait guère pourtant. On est pressé, dans ce monde des pauvres. À quelle heure passait le bateau ? Étienne ne l’avait pas dit. La jeune fille songeait : « C’est si court, le temps que j’ai pour l’attendre là ! »

Ses yeux erraient dans le paysage, depuis la prairie au Duc, jusqu’à Tentemoult. Et tout à coup, en plein courant de la Loire, venant, doublant la pointe de l’île Sainte-Anne, elle vit la barque, les trois bouquets de capucines, les paniers verts, et le grand Étienne qui s’était levé.

Il ne gouvernait plus. Il avait laissé tomber l’aviron. Il allait à la dérive sur le fleuve encore désert, la tête tournée vers la maison blanche. Henriette se tenait droite dans l’ouverture de la fenêtre. Lui l’aperçut. Il monta sur le banc d’arrière, afin d’être mieux vu, et, de ses deux mains, il envoya deux baisers à travers l’espace.

Henriette rougit.

– Oh ! cet Étienne ! dit-elle. Il devient d’un osé !

Elle se retira. Mais elle revint une minute après…

Étienne, d’un coup de barre, avait incliné son bateau, et se perdait déjà parmi les yachts de plaisance et les canots du petit port de Trentemoult.

La jeune fille acheva de mettre en ordre sa chambre.

Elle riait en songeant à cet Étienne, et se promettait de le gronder. Un peu de rougeur lui était resté aux joues.

Quand elle traversa la cuisine, pour aller au travail :

– Qu’as-tu donc ce matin, jeunesse ? dit le vieux Madiot. Tu as l’air éveillée comme une ablette ?

En vérité, oui, elle avait du mal à reprendre sa physionomie de tous les jours, un peu sérieuse, un peu froide contre les regards de la rue. Elle descendit l’escalier, attira derrière elle la porte, et, droit en face, appuyé contre un des acacias plantés dans le roc, elle vit le grand Étienne.

Son cœur battit violemment. Elle se sentit tout émue et toute contrariée. Étienne venait à elle, le visage à demi riant et à demi inquiet. Par-dessus son tricot de laine, il avait mis une veste noire, et son feutre des dimanches coiffait sa haute tête blonde.

– Je vous espérais, dit-il.

Henriette lui donna la main, presque timidement. Les maisons de la rampe de l’Ermitage dévalaient la pente, chacune ayant sa bande d’enfants aux portes et ses ménagères aux fenêtres.

– Y a-t-il moyen de causer un brin ? demanda Étienne.

– Si vous voulez m’accompagner jusqu’à la Fosse, répondit Henriette, nous causerons en chemin.

Tous deux cependant demeurèrent muets pendant plusieurs minutes, lui, tourné vers les vergues emmêlées des navires, derrière lesquelles montait le soleil, elle, regardant la suite familière des portes basses, des escaliers, des fenêtres, d’où partaient des : « Bonjour, mademoiselle Henriette ! » « Bonjour, la Vivien ! répondait Henriette ; bonjour, la Esnault ! bonjour, Marcelle ! »

Mais, le commencement du quai, c’était la fin du coteau de Miséri. Ils furent enveloppés bientôt par les groupes des travailleurs et des flâneurs du port, passants inconnus, foule anonyme qui donnait aux deux jeunes gens comme une impression de solitude. Le grand Étienne, s’enhardissant, se mettait à épier, du coin de l’œil, le visage rose de la jolie fille qui trottait menu à côté de lui. D’un accord tacite, ils évitèrent une troupe de portefaix qui déchargeaient un bateau de blé, continuèrent de longer la Loire, et trouvèrent un gros tas de sacs de plâtre empilés, dont l’abri leur parut favorable. Ils s’arrêtèrent. Et il y eut, dans la ville mal éveillée, deux amoureux de plus qui se tenaient l’un devant l’autre, bien près, et qui parlaient tout bas, sans gestes, pour ne pas appeler l’attention.

– C’est que, dit le grand Étienne, je ne pouvais plus rester comme ça.

– Qu’aviez-vous donc à me dire ? demanda Henriette.

Il attendit, défiant, qu’un douanier de service se fût éloigné.

– Mademoiselle Henriette, ça ne pouvait durer toujours, d’avoir un sentiment pour vous sans vous le dire.

Il vit la jeune fille se reculer un peu, toute pâle de saisissement, et s’appuyer de la main aux sacs entassés.

– Ne vous en allez pas ! Écoutez ! Mon père croit que j’ai entrepris de porter des légumes à Trentemoult pour gagner plus d’argent. Eh ! sans doute : mais j’avais surtout l’idée de vous voir. Tous les jours que Dieu donne, depuis trois mois, je vous ai cherchée…

Il voulait dire autre chose, mais il ne put continuer : un sanglot de jeunesse angoissée, prompte à défaillir comme à aimer, lui serra la gorge. Il se raidit. Il ne trouva plus rien, et, d’humiliation, il baissa la tête.

Alors, il sentit deux petites mains gantées qui prenaient la sienne, et il entendit une voix, troublée aussi, qui disait :

– C’est donc sérieux, mon pauvre Étienne ? Vous voyez, j’en suis toute bouleversée. Je ne prévoyais pas ce que vous venez de me dire. Non, je savais bien que vous aviez de l’amitié pour moi… une bonne amitié d’enfance. Et j’étais contente. Mais quand vous me faisiez un peu la cour, je pensais : « Il le peut bien ; c’est un ami qui a grandi. » Entre camarades de jeunesse, on ne s’étonne pas d’un compliment. Tandis qu’à présent, j’ai envie de pleurer. Oh ! vous n’auriez pas dû me parler. Je vous aimais tant comme ça !

Le grand Étienne leva la tête. Son humeur fière endurcit son visage et sa voix.

– Vous ne voulez donc pas de moi, mademoiselle Henriette ? Je suis trop peu de chose pour vous ?

À son tour, elle fixa sur lui ses yeux brillants de larmes, sincères infiniment.

– Je ne dis pas cela ! Je vous en prie, n’ajoutez pas à ma peine. Non, regardez-moi. Je vous parle avec tout mon cœur. Je ne vous méprise pas. Je n’aime personne autant que vous, Étienne ; mais je ne puis pas vous répondre. Je n’ai pas réfléchi. Je suis trop nouvelle à cette idée-là. Laissez-moi le temps.

– Combien ?

– Je ne sais pas. Mon frère va partir pour le régiment, et j’ai bien besoin de gagner pour lui. S’il n’a rien, vous comprenez, il ne s’habituera pas. Et puis, je connaîtrai mon sort avant la fin de l’année : si je dois être ou non première dans notre maison de modes. C’est tout mon avenir qui est là. Attendez que je sache, que je prenne ma décision sachant bien ce que je fais.

Elle essaya de lui sourire.

– Nous nous reverrons, Étienne. Ne vous désolez pas. Il est huit heures et demie. Je suis en retard.

Elle se détourna vite, et s’éloigna, fine dans le jour levé. Mais elle laissa, dans les yeux d’Étienne, l’image de ses yeux, à elle, qui ressemblaient à ceux d’une sœur très tendre. Il regarda longtemps, sans bouger, le quai, puis la rue où la forme noire et svelte de la jeune fille diminuait et disparaissait, et c’étaient encore les yeux d’Henriette, qu’il ne pouvait plus voir, qui lui entraient dans le cœur.

Le soir, après une journée où elle avait incessamment repassé dans son esprit l’événement du matin, et d’autres encore qui l’avaient émue, Henriette revenait, lasse, indifférente à l’extrême douceur de cette soirée de juin qui attirait à sa lumière jusqu’aux malades, jusqu’aux jeunes mères trop faibles pour se lever et dont on apercevait la tête échevelée, soulevée par l’oreiller au ras des appuis de fenêtres, çà et là, dans les quartiers de peuple. Elle ne pensait vraiment plus. Elle oubliait d’écouter les voix d’enfants qui la saluaient. Et les petits, qui devinent obscurément les âmes, dès que les visages familiers ne se tournent plus vers eux et ne leur sourient plus, se taisaient, et, après une seconde, reprenaient leurs jeux. Henriette oubliait même de relever sa robe, et le bas de la jupe était blanc de la poussière de la pente.

Cependant, comme elle passait devant le portique de la cour des Hervé, il y avait, le long de la rampe, une enfant de dix ans, infirme, couchée dans une charrette de bois blanc à roues pleines. Depuis trois ans déjà, Marcelle Esnault ne se levait plus. Elle vivait presque immobile, la tête vers le ciel, obligée de faire un effort de ses yeux faibles pour observer même le haut de la rue. On la traînait d’ombre en ombre, suivant que l’abri des pignons ou des acacias se déplaçait. Elle avait le calme de ceux qui ne tiennent que fragilement à la vie. Henriette, qui s’en allait, le regard vague, entendit une voix de prière qui montait du sol, et disait :

– Mademoiselle ?

Juste au-dessous d’elle, à sa droite, elle aperçut la charrette, le matelas de varech, et le visage blanc entouré de cheveux qui n’avaient pas la force de pousser. Elle se pencha pour caresser, de la main, la joue de Marcelle, comme elle faisait souvent. Mais la petite avait la joue toute mouillée de larmes, et tant de douleur dans le regard qu’Henriette demanda :

– Qu’as-tu, Marcelle ? Tu souffres ?

Un mouvement lent de la tête répondit non.

– Quelqu’un t’a fait de la peine ?

La malade murmura :

– Venez tout près, que je vous dise.

Et lorsque la jeune fille, courbée au-dessus du lit de misère, ne forma plus avec lui qu’un groupe indistinct que les matrones observaient de loin en tricotant, le petit souffle reprit :

– Mademoiselle Henriette, ne vous mariez pas ! Ne vous en allez pas du quartier ! Je ne vous verrais plus !

– Pauvre chérie, où as-tu pris ça ? dit Henriette en se redressant et en caressant la tête pâle de l’enfant. Tu es folle ! Je ne me marie pas ; reste en repos.

Elle s’éloigna, plus troublée. Elle se rappela que le matin, quand elle avait descendu la pente avec Étienne, la charrette était déjà dehors, abritée à l’angle d’une cour.

Quelle journée d’émotions ! Le sommeil ne viendra pas ce soir avant longtemps. Henriette ne toucha pas au souper que l’oncle Madiot avait préparé, prétexta une migraine, et, retirée dans sa chambre, ouvrit le cahier relié en toile grise, abandonné depuis bien des mois, où elle avait écrit ses vagues pensées de jeune fille, à l’âge où le cœur s’éveille, et n’a jamais assez d’amis pour tout leur dire, semble-t-il, bien qu’il n’ait rien à dire que son besoin d’aimer.

Elle écrivit :

« Je n’ai personne à qui confier ma peine, personne qui me relève et me conseille. Et c’est une chose curieuse qu’on vient à moi, comme si j’étais forte. L’autre jour, Irma disait : « Oh ! vous ! » On aurait cru vraiment que j’appartenais à une espèce particulière. Hélas ! non. Je suis de l’espèce de celles qui aiment, de celles qui s’attachent à mille choses et à beaucoup de personnes autour d’elles, jusqu’à ce qu’elles rassemblent leur amour sur celui qui en sera digne. Cela me fait souffrir, et cela me défend. Ma faiblesse est partout, hélas ! dans la facilité de mes larmes ; dans mon trouble pour une blessure d’amitié ; dans ma pensée qui appelle. Mais, comme je suis une honnête fille, mes camarades d’atelier s’imaginent que j’ai le secret d’abriter les autres. Comme elles se trompent !

» Ce matin encore, après ma rencontre avec Étienne, qui m’a bouleversée, j’ai couru à l’atelier. Irma, voyant mes yeux rouges, m’a dit : « C’est donc votre tour ? » Il a fallu retenir mes larmes, retenir mon cœur qui pleurait aussi au dedans de moi, et ma pensée, devant ces jeunes filles que, bientôt peut-être, je dirigerai. J’avais honte de moi-même ; celles qui ont l’habitude de s’abandonner à leurs peines me regardaient avec plaisir. Heureusement madame Clémence n’est pas venue. Les idées et le goût de mon métier me manquaient totalement. À dix heures, quand nous nous sommes levées, pour aller au mariage de mademoiselle du Muel, mademoiselle Augustine, Irma, Mathilde et moi, la pauvre Marie Schwarz, que j’ai obtenu la permission d’emmener, s’est approchée, dans l’escalier, et m’a demandé : « Vous avez de la peine aussi vous ? Est-ce à cause de moi ? Est-ce qu’on veut me renvoyer ? » Je l’ai rassurée. Elle a tant souffert qu’elle croit volontiers qu’il n’y a de misère que pour elle.

» Une demi-heure après, nous étions à l’église Sainte-Croix, tout au bout de la nef, dans la foule qui se tient mal et que les demoiselles d’honneur ne quêtent pas.

» J’ai reconnu des ouvrières de madame Louise, et d’une maison de mercerie qui a monté un rayon de chapeaux. L’église était magnifique : des tapis, des fleurs, des sièges de velours, et puis un cortège de vraies dames et de vrais messieurs, pas seulement des riches, mais des gens qui savent porter une toilette ou conduire une femme. J’y prenais plaisir, malgré moi. Tout mon esprit, depuis que je suis sortie de l’école des sœurs, a été tendu vers les élégances de la mode ; mes doigts y ont travaillé tous les jours ; je retiens la forme d’un nœud de rubans ou la couleur d’un piquet de fleurs, comme d’autres un joli mot qu’ils ont lu. Mademoiselle du Muel s’avançait dans l’allée du milieu, au bras de son père. Nous étions debout, quelques-unes montées sur les chaises, curieuses, émues aussi et un peu envieuses, parce que nous sommes femmes. Et voilà que Marie, que j’avais près de moi, cessa de suivre des yeux le cortège. Je m’en aperçus à ce que, tandis que nous tournions la tête d’un même mouvement, à mesure que les groupes des invités se succédaient et passaient, elle se penchait en arrière, lentement, comme pour écouter quelqu’un. Déjà la pèlerine de son manteau noir, qu’elle porte presque constamment, la pauvre fille, touchait le dossier des chaises, bien que nous fussions debout sur le petit banc. J’ai regardé. Ah ! quelle mauvaise et pénible pensée j’ai eue ! C’était mon frère Antoine qui lui parlait.

» Je n’ai rien dit à Marie. J’ai demandé à Antoine : « Que fais-tu là ? Pourquoi ne m’as-tu pas parlé ? » Il m’a répondu qu’il attendait que je fusse moins absorbée. Il s’est plaint du chômage de son atelier, m’a assuré qu’il ne travaillait plus que trois jours par semaine. Enfin, pour me débarrasser de lui, je lui ai donné cinq francs. Il est parti. Marie, qui écoutait les grandes orgues jouer une marche, ne s’est pas détournée à ce moment-là, ne lui a fait aucun signe, ne l’a même probablement pas vu. Elle avait ses très beaux yeux sombres que j’aime. Et cependant l’inquiétude en moi est restée. Je connais si bien Antoine et si peu encore Marie Schwarz ! Je ne savais comment l’avertir. Cependant, la laisser sans défiance exposée aux entreprises de mon frère, je ne le pouvais pas. Car il la poursuivra, je l’ai deviné ; je l’ai senti, comme si j’étais la sœur ou la mère de cette malheureuse. Et puis, je suis faite ainsi, que je ne puis les voir tomber sans souffrir. Je pense que c’est le soin que ma mère a eu de moi, quand j’étais toute petite, qui me donne ces idées-là.

» Nous sommes revenues. J’ai tâché de faire raconter à Marie, en chemin, les chapeaux qu’elle avait vus. Mathilde essayait aussi de la questionner. J’ai peur que ma recrue ne soit jamais vraiment de la mode. Elle n’avait retenu que les types des gens, qu’elle imitait pour nous amuser.

» J’étais triste. À cinq heures, madame Clémence est entrée au travail, et nous a laissées libres, sauf mademoiselle Augustine, Reine et l’apprentie. Plusieurs ont eu le frisson en entendant parler de congé. Cela indique la morte-saison, les renvois prochains. Moi, j’ai dit à Marie : « Allons chez vous, je veux voir votre chambre. » Et nous voilà comme de vieilles amies, toutes seules, montant vers la rue Saint-Similien.

» J’ai pensé à ma jolie chambre à moi, quand je suis entrée dans la sienne. C’est dans une cour, à droite de la rue, vers le milieu. On voit la cathédrale à travers le porche. Marie a trouvé là, pour huit francs, un garni où je frémis de penser quelles sortes de gens l’ont précédée et l’entourent encore. Il y a bien deux cents pauvres dans les deux ailes et la façade de la vieille maison. On monte cinq marches d’ardoise rapiécées avec des briques. Marie a poussé la porte, et a dit drôlement :

» – Tenez, le paradis ! Je passe devant !

» Quatre murs blanchis à la chaux, mais depuis plus de dix ans, un lit de sangle, deux chaises et une table avec un miroir moins large que la main, accroché près de la fenêtre.

» J’ai plaisanté d’abord pour ne pas pleurer. Marie avait deux chaises heureusement. J’ai dit : « Si nous soupions ? » Elle m’a montré le foyer noir sans feu, sans même une casserole. « On a oublié, vous voyez. » Alors j’ai couru acheter un peu plus de provisions qu’il n’en fallait, un peu plus de pain, et nous avons soupé sur la table de bois blanc. Nous étions gaies toutes deux, comme les arbres qui ont de la neige sur leurs branches mortes : ça ne tient pas beaucoup, mais ça brille. J’ai béni la force de volonté qui m’avait conduite là. Marie s’est ouverte, elle m’a remerciée, elle m’a permis de lui donner, comme on peut le faire à une camarade, discrètement, le conseil de se défier d’Antoine. Seulement, j’ai été effrayée de son ignorance morale. Elle m’a dit :

» – Jusqu’à présent, ni lui, ni d’autre. Je les crois lâches, les hommes ; je crois qu’ils ne nous aiment pas comme nous ; qu’ils nous abandonnent, et que celles qui mènent la vie sont malheureuses plus que les autres. Mais je me connais. Je ne veux pas vous tromper. Si je tombe, ce sera la faute de mon mauvais conseiller.

» – Lequel ?

» – Toujours le même. Je paye ici huit francs par mois. J’en reçois quinze. Et il faut souper, m’habiller, me chauffer, blanchir mes deux chemises et mes trois mouchoirs. J’ai déjà plus de quinze francs de dettes. Comment voulez-vous que je vive ? Un jour que j’aurai faim, je me laisserai emmener.

» Cela m’a donné un coup au cœur. Je ne savais plus ce que je disais.

» Alors nous avons pleuré toutes deux, sans pouvoir nous en empêcher, dans les bras l’une de l’autre, devant la table du souper. Elle n’a pas de foi. Elle a oublié les quelques prières qu’elle a sues jadis. Et avec cela une nature si tendre, toute en élans. Malheureusement, l’élan est vers le noir, vers le mal et vers la mort. Il me semblait serrer contre moi ma sœur malade. Nous avons souffert ensemble, et je me sens liée à elle par toutes les craintes que j’éprouve, et aussi par son abandon à moi. Nous avons causé ensuite. J’ai tâché de la remonter. Je lui ai fait un projet de budget dont nous avons fini par rire, tant c’était difficile. J’ai promis de l’aider de mon mieux près de madame Clémence, d’essayer d’obtenir le repas du soir, ou un peu plus de paiement.

» Elle m’a embrassée si dur quand je suis partie ! Il y avait des étoiles plein le ciel, et je ne les ai vues qu’en arrivant chez moi. Je ne pensais qu’à elle. J’étais délivrée de penser à moi-même. Mon Dieu, que je voudrais la protéger ! Et je n’ai rien de ce qu’il faudrait. Je n’ai, moi qu’elles disent si bonne, qu’un désir vague du bien. Je me sens faible et même coupable.

» Oui, ce soir, dans le silence de ma chambre, où l’abri est si doux, j’ai conscience d’avoir eu tort envers Étienne Loutrel. Comme les autres, j’ai besoin d’amour. Et je me suis laissé faire la cour, pour le plaisir d’être enveloppée de tendresse. Je ne pensais pas que si tôt Étienne se croirait des droits à mon amour. Tout notre passé d’amitié me paraissait excuser ma familiarité, et surtout la sienne ; je l’invoquais pour expliquer la vivacité plus grande des yeux d’Étienne, et ses compliments, et ses attentions. Je voulais me tromper moi-même. Pour conserver la joie de ces premiers aveux, je les écoutais et je refusais de les comprendre.

» Maintenant qu’il s’est ouvertement déclaré, je ne puis lâchement le revoir, ni lui donner l’occasion de me dire : « Vous êtes jolie ; vous me plaisez infiniment ; vous êtes celle que j’ai choisie », enfin tous les mots dont le rêve vit avec nous depuis que nous sommes jeunes filles. Il me touche le cœur, mon pauvre Étienne, parce qu’il est bon, droit, qu’il m’aime, et que je me sens un commencement de tort envers lui. Mais, je l’ai bien vu l’autre jour, il ne comprend rien à mon métier, à ce qui a été jusqu’à présent l’unique préoccupation de ma vie. N’est-ce pas grave, si nous nous marions ? Pourrais-je redevenir, même en l’aimant, ce que j’étais voilà tout juste dix ans, la petite qui sortait de l’école des sœurs n’ayant rien lu, ne connaissant que le faubourg, n’imaginant rien au delà du mariage d’une ménagère avec un artisan ?

» J’ai trop touché de velours, de soie et de dentelles ; j’ai manié trop de belles étoffes, inventé trop de belles choses pour les autres ! Il en est resté en moi un goût d’élégance et d’art qu’il ne partagerait pas. Même si je sacrifiais mon métier, si je quittais, pour la prairie de Mauves, l’oncle Éloi qui vieillit, serais-je pleinement heureuse, et puis-je l’être en devenant la femme d’Étienne ? Je ne sais que répondre. Lorsque je rencontre des jeunes gens du vrai monde, je n’ignore pas qu’ils ne peuvent pas m’épouser, et plusieurs de cette sorte ne m’ont pas laissé de doute sur le cas qu’ils font de nous ; mais quelque chose me plaît dans leurs manières et dans leurs paroles, que je voudrais trouver dans celui que j’aimerai.

» Folle que je suis ! J’ai peur qu’une part d’impossible ne soit entrée dans ma vie avec l’éducation de la mode. J’ai des amies d’enfance, qui n’ont pas suivi ma route. Elles sont mariées, elles ont leur mari, leur ménage, leur maison de deux chambres au bord des rues de Chantenay ou d’Indret. Quand je passe, je les vois avec un enfant sur le bras, et je les envie. Et cependant, quand leur bonheur m’est offert, je suis toute troublée, et je ne leur ressemble plus.

» Qui me dira où aller ? Qui viendra à mon secours ? Oh ! moi, la conseillère, la conseillère des autres ! Comme je leur ferais pitié, si elles pouvaient savoir ! »

Il était très tard quand Henriette s’est endormie. Le froid du milieu de la nuit avait mis de la buée sur les vitres. On ne percevait aucun bruit de pas sur les quais, mais seulement la rumeur flottante des campagnes où chantent les grenouilles, et le heurtement régulier de la chaîne d’un grand navire que la marée soulevait.

Henriette, l’âme pleine de mots et d’images d’amour, a rêvé qu’elle se mariait, en voile blanc et robe de soie brochée, avec un fiancé qui ressemblait à Étienne, mais seulement de visage, car il était très élégant et très riche, et il se penchait pour lui dire : « Bien-aimée, les souffrances sont oubliées. Je vous aime. »

La même nuit, dans sa chambre misérable de la rue Saint-Similien, Marie rêvait qu’elle avait des rideaux à son lit, des glaces où elle se voyait tout entière, et qui avaient tout autour des reflets d’arc-en-ciel ; elle crut que c’était l’hiver et qu’elle offrait le thé, dans des tasses de porcelaine fleurie, à sa mère revenue de Paris, réconciliée, affectueuse comme autrefois, et contente de chauffer ses mains lasses au feu qui flambait chez sa fille aussi haut que chez les riches.

Loin de là encore, dans une rue du quartier Saint-Félix, qui s’étend au bord de l’Erdre, la petite Louisa, l’apprentie, les chevilles enflées de fatigue, songeait au temps où elle serait grande ouvrière, garnisseuse ou apprêteuse, où elle ne courrait plus la ville, et où ses compagnes d’atelier lui diraient : « Mademoiselle Louisa, voulez-vous bien ? » Et de cette simple pensée d’un avenir meilleur, les lèvres entr’ouvertes de l’enfant souriaient dans l’ombre.

Pour plusieurs ainsi la nuit réparait la dureté du jour, la nuit où les âmes s’envolent, et habitent loin des corps endormis.

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