XIV

On était à la fin de juin. Henriette n’avait pas revu Etienne. Mais une fois, son oncle Éloi avait dit : « Brave garçon, cet Étienne Loutrel ! Moi je l’aime pour son genre décidé. Ça ferait la guerre comme un brave, et aussi un bon mari. Qu’en penses-tu, Henriette ? » Elle en avait conclu que le pêcheur de Mauves avait eu quelque entrevue avec l’ancien soldat, et qu’ils s’étaient alliés, l’un disant ses secrets, l’autre les accueillant. Elle s’en persuadait mieux encore en observant l’humeur de son oncle. Il ne se plaignait plus de sa main ; il était gai, et il faisait des projets comme ceux qui ont une vie nouvelle devant eux. N’avait-il pas toute la vie d’Henriette, qui doublait la sienne ?

Le travail diminuait de jour en jour, chez madame Clémence. Un samedi soir, mademoiselle Reine, envoyée pour faire un réassortiment chez Mourieux, prit Henriette à part à la sortie de l’atelier, et lui dit :

– M. Mourieux vous demande d’aller le voir demain matin. C’est peut-être qu’il veut vous marier ?

– Lui ? Je n’ai pas causé une heure avec lui de toute ma vie : « Monsieur Mourieux, voulez-vous bien me donner dix mètres de galon d’or ? – Oui, mademoiselle. » Et puis c’est tout…

– Oh ! il vous a en grande estime pourtant !

Reine, qui longeait les maisons, à pas rapides, près d’Henriette, avait levé à demi vers elle l’ovale mince de son visage, et ses yeux de sainte de vitrail, ses yeux blonds comme deux grains de café qui n’ont pas vu le feu, et elle avait ajouté :

– Comme tout le monde, d’ailleurs.

Henriette se rendait donc chez M. Mourieux, dix heures sonnant aux horloges de la ville. Il habitait, dans le quartier le plus commerçant et le plus actif de Nantes, une petite rue descendant à la place Royale. Les boutiques étaient presque toutes fermées. La sienne ne l’était qu’à moitié, car les volets cachaient l’étalage ordinaire de passementerie, de fleurs artificielles, de plumes et de formes, mais la porte demeurait libre, un trou noir sur la rue. À l’intérieur, le magasin avait le dessin d’une hache. Étroit d’abord, garni de casiers de marchandises étagés le long des murs, et de deux comptoirs de chêne, il s’élargissait au fond, où se trouvaient un bureau, une armoire et un grand tableau de carton pendu au mur, sur lequel étaient attachées, entre des coulants de ficelle verte, des bandes de papier : « Offres et demandes d’emploi pour mesdemoiselles les employées de la mode. »

Depuis de longues années, Mourieux ne quittait guère l’étroit magasin, et même, on peut le dire, l’arrière-boutique vaguement réjouie par le jour qui tombait d’une cour contiguë, à travers un vitrage. On l’y rencontrait à toute heure et toujours le même, gros, trapu, les sourcils broussailleux, la moustache épaisse et courte, les cheveux noirs et gris, séparés sur le côté et ramenés, en bourrelet bien lissé, jusque sur l’oreille droite. Il était vulgaire et rude d’aspect. Ses yeux très enfoncés, très vifs, regardaient toujours droit, et semblaient fouiller la cervelle de ceux qui lui parlaient. On le prenait d’abord pour un rustre intelligent, tout occupé de ses affaires, et qui s’entendait à surveiller ses trois vendeurs et son caissier. Mais les jeunes filles de la mode avaient appris que, sous cette enveloppe de gendarme en retraite, se cachait le cœur le plus compatissant, le plus large et le plus humble qu’on pût trouver. On souriait de le voir constamment entouré de ces jolies filles, qui causaient à voix basse avec lui, au fond du magasin, tandis qu’un employé métrait le ruban et ficelait les paquets. Mais elles, fines connaisseuses, et qui discernaient vite le secret mobile des attentions d’un homme, savaient, par expérience et par la tradition de leurs aînées, que celui-là rendait service pour le seul plaisir d’obliger, par une espèce d’entraînement naturel devenu une habitude de trente années. Elles l’adoraient. Lui tenait registre de leurs demandes d’emplois, les plaçait, les recommandait aux patronnes qui s’adressaient à lui, et, forcément, sans le chercher, pénétrait souvent le mystère plus ou moins avouable de leur vie. Jamais il ne plaisantait avec elles, et cette forme de respect les touchait toutes.

Henriette le connaissait peu. Elle entra dans la boutique, et, au fond, près de l’armoire ouverte où étaient rangés des livres aux reliures fatiguées, que Mourieux prêtait à ses clientes de la mode, elle entrevit le marchand, assis dans son fauteuil de rotin, et Louisa l’apprentie, debout à côté de la bibliothèque. La petite, les bras abandonnés, sa grosse tête ébouriffée tournée vers les rayons de livres, regardait les titres.

– Enfin, quel livre veux-tu ? demandait Mourieux.

– Je ne sais pas, monsieur : c’est pour mon dimanche.

– Veux-tu une histoire ? un voyage ? des contes ?

Elle se tenait sur sa jambe droite, l’autre étant plus enflée et plus douloureuse.

Elle tendit ses deux mains, d’un geste naïf d’enfant, et dit :

– Je ne sais pas : donnez-moi un livre pour faire pleurer.

Mourieux se leva, en s’appuyant sur une planche de l’armoire, prit un volume, le remit à Louisa, qui dans le demi-jour s’en alla, boitant un peu, et saluant Henriette au passage, d’un signe de ses yeux subitement joyeux.

– Bonjour, mademoiselle Henriette ! dit Mourieux. Excusez-moi de vous avoir fait venir. Je sors difficilement le dimanche, voyez-vous.

– Par votre faute, dit Henriette en s’asseyant près de l’armoire aux livres, en face de Mourieux qui, pesamment, se laissait retomber dans le fauteuil. Vous vous faites bibliothécaire pour l’amour de vos clientes. C’est un luxe.

Mourieux, qui voyait en ce moment disparaître, dans l’échappée blanche de la porte, le bout de la robe et de la pèlerine de Louisa, répondit :

– Bonne petite fille, votre apprentie. Et avec ça battue comme plâtre. Comment voulez-vous que je m’absente ? Si je n’étais pas là pour lui choisir ses livres, elle irait dans les bibliothèques publiques où on leur donne tout… Mademoiselle Henriette j’ai à vous parler de la part de madame Lemarié.

Ce nom de Lemarié changea l’humeur d’Henriette. Il éteignit son impression première.

– Encore ? dit-elle. Ce n’est cependant pas un second chapeau ?

– Non.

Il s’était enfoncé dans son fauteuil, la tête inclinée, selon son habitude, et il suivait, en parlant, de ses yeux obstinés, le chemin que font les mots dans les âmes.

– Mademoiselle Henriette, vous ne me semblez pas lui rendre justice. Moi, je la connais depuis son mariage. Le malheur l’a sauvée de l’égoïsme ; elle est généreuse ; elle est admirable, et la voilà libre de faire du bien. Elle a pensé à vous…

– Merci. Nous ne sommes pas riches, mais nous vivons, et surtout maintenant, avec la pension de mon oncle…

– Vous ne me laissez pas achever. Elle a pensé à vous pour l’aider dans ses aumônes. Elle sait, mademoiselle Henriette, que vous avez de nombreux amis parmi les pauvres de votre quartier ; qu’on n’a pas peur de vous ; que vous connaissez la misère. Oh ! ne faites pas la modeste, je sais qui vous êtes. Est-ce que vous ne lui indiqueriez pas les malheureux à secourir, dans votre quartier, les vrais ? On ne vous refusera rien.

– Mais, monsieur, c’est une mission…

– Toute à votre honneur, mademoiselle, et, remarquez-le, qui vous permettrait d’aider, gentiment, sans le dire, des camarades malades, ou sans travail. Il y a des souffrances même dans la mode, pendant les mortes-saisons.

– Oui, dit Henriette, mais pourquoi moi ?

– Je vais vous avouer qui vous a désignée à madame Lemarié ; ne cherchez pas bien loin : c’est moi. Et je ne voudrais pas froisser une personne comme vous ; mais il y a longtemps que je le pense : vous êtes très bonne, vous êtes une miséricordieuse…

Un petit rire nerveux secoua Henriette.

– Moi ? Par exemple ! Expliquez-moi, monsieur Mourieux. Voyons ?

Et, tout en riant, elle considérait, avec une sorte d’anxiété, celui qui formulait une idée pareille, un jugement sur elle-même qui déjà, souvent, l’avait troublée. Est-ce que d’autres ne lui parlaient pas, constamment, comme à une créature élue, qui se devait à on ne sait quelle mission de pitié ? Elle eut envie de se lever, de partir, d’échapper, par fierté de jeune fille inquiète de tout contrôle, par dépit également contre cette voie de sacrifice et d’exception où l’on voulait la pousser ; mais la droite nature l’emporta. Henriette ne se leva pas. Et elle se penchait, émue comme si la destinée allait lui parler, et elle tendait son cou délicat, et ses yeux qui luisaient sans mouvement.

Mourieux ne répondant pas tout de suite, elle reprit :

– Que voulez-vous donc tous de moi ? Car enfin, je ressemble à tout le monde !

Le vieux marchand frotta ses mains sur ses genoux, parce que Henriette l’intimidait un peu, et répondit, n’ayant de guide que son cœur :

– Excusez-moi, je peux me tromper. Pourtant, je ne le crois pas. Je ne voudrais de vous qu’un peu d’aide pour ceux qui s’occupent des autres. Ils sont rares, mademoiselle. Moi, je suis vieux ; je ne puis plus grand’chose ; mais vous, la jeunesse, la beauté, avec les mots seulement que vous sauriez trouver, comme vous en consoleriez, des pauvres ! C’est plus doux que vous ne pensez.

Il secoua sa grosse tête :

– Vous allez dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Mais, madame Lemarié m’avait prié de vous parler. Elle n’osait pas, vous connaissant encore moins que moi.

Henriette se redressait, sérieuse, et sa physionomie exprimait encore les pensées mêmes qu’il avait dites, comme il arrive à ceux qui écoutent de tout leur esprit recueilli.

– Monsieur Mourieux, je vous remercie, au contraire. J’ai peur seulement que vous ne me jugiez beaucoup trop bien. Et puis, j’ai vingt-quatre ans, moi, je suis…

Elle demeura, les lèvres à demi ouvertes, sans prononcer la suite : « Je suis aimée. » En vérité, l’image d’Étienne s’offrit à elle, en ce moment, comme un prétexte pour ne pas céder. Elle le revit, dans le silence matinal de la Loire, debout dans le bateau, les bras tendus. Il lui sembla que quelque chose, au fond de son cœur, se mettait à pleurer. Pourtant, ce qu’on lui demandait n’était un obstacle à rien, ni à la vie ordinaire, ni au mariage. Elle était nerveuse.

Lentement, elle se leva, effaça les plis de ses gants, considéra le pommeau de cristal de son ombrelle, et dit :

– Je ne souhaitais rien de cela. Mais je pourrais faire tort à d’autres, en ne le faisant pas. Si vous pensez vraiment que je doive aller chez madame Lemarié…

– Je vous en prie.

– Eh bien ! j’irai.

Un instant après, Mourieux, incliné sur le seuil de sa boutique, regardait s’éloigner la jeune fille, droite au milieu de la chaussée, marchant bien, et relevant de sa main gauche, jusqu’à la courbe du poignet, les plis tombants de sa robe noire.

Il avait l’air content.

« Si celle-là voulait ! pensait-il. Rien qu’à la voir, tous les miséreux l’adoreraient ! Et dire qu’il y a des imbéciles qui croient qu’elles sont toutes à vendre, les filles de la mode ! Ils ne les connaissent pas ! Parbleu, ce ne sont pas toutes des saintes ; mais des jolies âmes il y en a, et des vaillances, et des droitures, et des dévouements à faire pleurer ! »

Share on Twitter Share on Facebook