XV

Elle poursuivit sa route, au hasard, tournant autour des îlots de maisons, revenant au point de départ, jouissant des alternatives de soleil et d’ombre, et du mouvement de la rue, comme d’autant de distractions qui reculaient l’heure de cette visite. Irait-elle ? Qu’avait-elle besoin de s’embarrasser de soins nouveaux, et de s’occuper des autres ? Elle s’étonnait aussi d’avoir trouvé ce gros Mourieux intelligent. Dans la mode, on le considérait comme un bonhomme qui aimait à rendre service, et qui avait là, d’ailleurs, son avantage, puisque sa clientèle de modistes lui demeurait attachée. « Je ne le croyais pas si bien », pensait-elle. Des phrases lui repassaient dans l’esprit : « Vous, la jeunesse, la beauté, comme vous en consoleriez !… »

Elle finit par sonner chez madame Lemarié.

Un valet de chambre l’introduisit dans la chambre bleue. Mais, cette fois, Henriette serra la main que tendait vers elle madame Lemarié.

– C’est à moi de vous remercier aujourd’hui, mademoiselle. Vous avez donc vu Mourieux ?

Elles causèrent cependant de toutes sortes de sujets, avant d’aborder celui qui les réunissait : de l’oncle Madiot, de l’atelier, de la rue de l’Ermitage, des camarades de travail. Madame Lemarié étudiait peu à peu la jeune fille, et peu à peu celle-ci se sentait gagnée par l’humble bonté de la femme. Après un grand quart d’heure, madame Lemarié comprit qu’elle pouvait librement parler.

– Je vais vous confier un secret, dit-elle, l’un de mes plus chers. Mon vieux Mourieux s’en va grand train. Il m’a beaucoup servi, autrefois, pour faire passer des secours qu’on n’aurait pas acceptés de ma main. Quand un de nos ouvriers était renvoyé sans raison grave, ou même quelquefois, mon Dieu, pour des motifs qui semblaient trop fondés, je ne pouvais pas lui offrir de l’aider, n’est-ce pas ? Mourieux me servait d’intermédiaire. J’étais aussi un peu son associée dans les secours qu’il distribuait, non pas à de grandes ouvrières, à des vaillantes comme vous, mais aux plus petites de la mode, qui ne gagnent pas encore, ou qui sont malades, faibles, sans place, que sais-je ? Aujourd’hui que je puis mieux qu’autrefois et plus largement donner, mon brave Mourieux devient impotent. J’aurais bien souhaité quelqu’un de votre monde, qui ne fît pas peur, à qui on se confiât plus naturellement qu’à moi, et qui me dît : « Allez, il y a là-bas une misère qui veut bien être guérie. » Car le monde est si divisé, mademoiselle, qu’il faut une permission, souvent, pour le plaindre. Croyez-vous que je trouverais ?

Henriette tendit sa main gantée, et dit de sa voix claire :

– J’essayerai, madame.

– Vous n’aurez pas même besoin de venir chez moi. Du moins, je ne veux pas vous le demander, à vous qui avez peu de liberté. Écrivez-moi. Signalez-moi les misères que vous rencontrerez, les petites, les grandes, les œuvres même qui vous sembleraient utiles à fonder. Je vous garderai le secret, et vous ferez de même pour moi, autant que vous le pourrez.

Henriette avait si bien pris confiance qu’elle osa parler de Marie. Elles tinrent conseil. Madame Lemarié finit par dire :

– Achetez-lui un petit mobilier, et laissez-lui croire que c’est vous qui l’avez payé. Elle le vendrait sans cela.

Même après qu’on eut parlé de Marie, Henriette ne prit pas congé tout de suite. Elle resta, retenue par une sensation exquise. Elle se sentait douce à regarder et à entendre ; elle lisait, sur les traits de la vieille femme, le mot que les enfants, puis les femmes jeunes et aimées rencontrent partout autour d’eux : « Ne partez pas encore ! » Reflet de la vie heureuse dans les miroirs ternis !

Madame Lemarié songeait en même temps : « Comme elle a compris vite, celle-ci ! » Et, sans le savoir, conduite par la force mystérieuse qui enveloppe nos actes dans ses conseils plus grands, elle offrait à cette enfant la plus inattendue comme la plus ignorée des compensations, la bénédiction des pauvres, et confiait le soin de distribuer l’aumône à des mains qui seraient, plus que d’autres, réparatrices.

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