XIX

Ainsi la triste Marie, dans la détresse de son âme, avait songé à Henriette absente et crié vers elle.

D’autres pensées en cette même nuit allaient vers la voyageuse, regrets du vieux Madiot, de plusieurs du faubourg privés de la visite du soir, appels anxieux de la petite Reine qui aimait en secret la première, de Louisa, d’Étienne surtout ! Il y avait plus d’âmes en mouvement pour cette ouvrière qui s’éloignait des siens, et plus de prières sur les routes du ciel, et plus de désirs de revoir, que pour bien des riches qui partent. Tendresses inconnues qui se croisent dans l’ombre !

Sur un banc qu’ils avaient sorti de la cabane et placé au bord de la Loire, Étienne et sa mère veillaient. Ils attendaient le père qui était allé tendre des lignes en amont. Les petits dormaient. Dans les prés éclairés par la lune, des bœufs passaient, formes grises et vagues dans le brouillard, et, derrière eux, la trace de leurs pieds coupait d’une rayure sombre l’herbe blanche de rosée. La Loire coulait lentement, contenue par la poussée de la mer qui achevait sa marée. Elle était pleine de reflets. On entendait le cri des petites chouettes qui s’éveillaient dans les peupliers de Mauves.

– Que veux-tu, mon pauvre gars, disait la mère Loutrel, les mains cachées sous son tablier à cause du frais de la nuit, et regardant le fleuve que regardait aussi Étienne ; que veux-tu faire de mieux ? Les filles comme elle ne se commandent pas. Elle t’a dit de patienter.

– Mère, si seulement j’avais de l’espoir, je patienterais tant qu’il faudrait. Mais voilà : je crois toujours qu’elle ne voudra pas de moi.

La femme se penchait un peu de côté, et, pour endormir cette douleur, tâchait de retrouver sa voix de jeunesse, celle qu’on avait près du berceau de l’enfant, et elle disait :

– Mon Étienne, ne te fais pas des idées ; moi je pense que si elle attend, c’est bon signe, vois-tu, elle a voulu t’éprouver le cœur.

Il y avait entre eux de longs silences qu’emplissait la nuit tranquille.

Tous deux semblables, la mère et le fils, tous deux de race ardente et réguliers de traits, ils avaient presque la même expression, les yeux fixés sur le fleuve d’où ils tiraient leur vie. Mais la physionomie de l’homme exprimait autre chose qu’une souffrance : une énergie, une volonté difficile à contraindre. Celle de la mère disait la compassion. Elle avait été très belle, cette femme de pêcheur, et elle savait le mal que fait le mépris d’amour. Elle reprit donc :

– Quand tu passes le matin, devant le quai de sa maison, elle te regarde ?

– Oui, dit Étienne, pas tous les jours, mais hier encore elle était là.

– Vois-tu ses yeux ? Disent-ils quelque chose ?

Le grand Étienne secoua la tête :

– Non, mère, je ne vois pas ses yeux. Nous sommes trop loin. Je vois seulement une blancheur dans le noir de la fenêtre, et ses mains quand elle les appuie, et je reconnais ses cheveux.

La mère dit :

– Fait-elle des signes ?

Mais il secoua encore la tête, et répondit :

– Ni quand elle vient, ni quand elle part. C’est comme une statue qui me regarde. Mais j’ai promis de ne pas la tourmenter, et je tourne mon bateau comme si je n’espérais rien.

De nouveau, ils se turent. Les petites chouettes se rapprochaient, invisibles, poussant leurs cris de chasse et de mort. Ce fut Étienne qui reprit, d’une voix grave, toute frémissante de jeunesse :

– Je l’attendrai. Mais quand Noël sera passé, aussi vrai que je suis né ici, mère, j’irai la voir. Et je lui dirai : « Il faut tout me dire aujourd’hui, tout : c’est la fin ! » Et si elle ne veut pas de moi…

Il étendit le bras, lentement, dans la direction où la Loire entraînait sous la lune ses moires luisantes :

– Vous savez ce que je ferai, dit-il. C’est juré.

Leurs deux soupirs se confondirent, souffles blancs, tout de suite dissipés dans la nuit. La mère connaissait les secrets d’Étienne. Mais, d’entendre rappeler cette menace et de ne pouvoir douter que son fils l’accomplît, si Henriette le refusait, elle fut toute remuée. Elle se représenta ce que serait la cabane de Mauves, lorsque Étienne l’aurait quittée, et quelles angoisses elle-même elle souffrirait, dès que le vent fraîchirait sur la Loire, en songeant qu’elle avait quatre fils exposés au péril de mer. Elle dit, presque durement :

– Ah ! si ce n’était pas elle !

Ces mots-là les tinrent muets tous deux, pendant plus d’une demi-heure.

Les prés étaient devenus si brillants, qu’on eût dit qu’il était tombé de la neige. Dans la blancheur du paysage nocturne, la Loire semblait une grande route grise. Seul, un rayon de lune la barrait de lumière. Et, à l’endroit de la rive opposée, bien loin, où commençait le rayon, les yeux d’Étienne, tout à coup, distinguèrent un point noir qui remuait.

Il se leva.

– Le canot du père, dit-il.

La mère et le fils descendirent quelques pas, jusqu’au sable qui croulait sous les pieds, vagabond comme la Loire. Ils formaient un groupe de haute taille, penché au-dessus des eaux, vers la barque qui venait.

Lorsqu’on commença à entendre le frémissement de la proue, la mère dit, tout bas :

– Ne lui parle que de sa pêche, Étienne. Il a assez de fatigue. Connaître les peines par avance, c’est bon pour les mères.

Les petites chouettes, mangeuses de mulots, criaient éperdument, et toujours invisibles.

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