XVIII

Depuis le mois de mai, Antoine courtisait Marie Schwarz. Il avait la galanterie facile de l’usine, une manière de suivre les filles en cheveux qui sortent des ateliers, de plaisanter avec toutes et de distinguer celle qu’il préférait en la prenant par la taille, pour rire, au milieu des compagnes de travail qui s’écartaient en criant, jalouses au fond. Il était l’assidu des fêtes foraines, des assemblées de village autour de Nantes, des bals de banlieue où l’on danse sous les tonnelles au son d’une clarinette et d’un cornet à piston. Dépensier et beau parleur, il avait deux raisons de succès dans le monde des pauvres gens, où la gaieté se fait rare. Ses gros gains d’ouvrier habile, il les dépensait dans une soirée. On entendait les éclats de voix des autres qui approuvaient, quand son petit fausset éraillé cessait de faire un solo dans les groupes.

Par un contraste aisément explicable, ce mauvais drôle avait un fond de mélancolie et un sombre désir d’autre chose, un malaise d’émigrant qui ne peut pas revenir, et qui le sait. En lui finissait, transplantée et viciée, une race de paysans du pays de Plougastel, cultivateurs de fraises et casseurs de pierre dans la falaise, lignée élevée au vent de la mer, facile à entraîner et facile à corrompre, mais incapable d’oublier la chanson triste qui l’avait bercée. Il n’y a point de complète gaieté de Breton. Quand Antoine disait à Marie, en la reconduisant, tout le long de la rue Saint-Similien : « On me croit drôle, et fou parce que je ris ; mais j’ai de la peine à en revendre, comme vous, mademoiselle Marie », il ne mentait pas. La femme qui l’avait conçu ne s’était jamais consolée d’une faute. Lui, la tête troublée par toutes les haines ouvrières, il avait aussi, pleurant au dedans de lui, l’obscur regret du seul bien qu’avaient eu ses aïeux : une famille. La sienne, il avait rompu avec elle, et elle faisait partie de ses haines. Par là, il se sentait inférieur à toute sa race et à beaucoup de ses pareils, déclassé, écarté d’une joie commune. Et il avait beau plaisanter les gars de village, les remueurs de terre que la ville étourdit, il n’était, au vrai, que l’un d’eux perverti et malade. Cinquante ans plus tôt, ou simplement si le grand-père, un jour qu’il avait trop bu, n’avait juré, sans autre raison, de quitter Plougastel, Antoine eût été le paysan qui s’en va la bêche sur l’épaule, la journée finie, entre plage et champ, les yeux sur l’horizon de mer, et qui a déjà le cœur dans la maison là-bas, où la femme taille le pain de la soupe.

Breton de la terre dure, il l’était encore par son entêtement, cette forme barbare de la fidélité ; par le dégoût subit qui le saisissait à un certain moment de l’orgie, et le plongeait, pour un ou deux jours souvent, dans une mélancolie noire ; alors, il quittait ses compagnons, et il s’en allait seul, le long des quais, mêlant sa maigre silhouette à celle des portefaix, et regardant les choses et les hommes avec des yeux de folie. Ce n’étaient cependant ni la folie, ni le remords. C’étaient vous qui repassiez, songes des pauvres anciens, songes d’une race écouteuse de flots, que les murs d’une fabrique ou les rues d’une ville n’emprisonneront jamais tout entière.

Il pouvait rire, et il pouvait dire : « Je souffre. » Et ce fut par là qu’il s’empara de l’âme de cette abandonnée que la vie avait mise sur sa route. Les deux premières fois qu’il avait accompagné Marie, – ainsi que Marie l’avait avoué à Henriette, – il avait plaisanté avec elle. Marie l’avait éconduit la seconde fois. Et il ne l’avait plus accompagnée, mais il l’avait rencontrée. Il lui avait dit : « Je suis comme vous, quelqu’un que sa famille a rejeté ; nous nous ressemblons de misère. » Alors elle l’avait écouté. Peu à peu l’habitude s’était prise de se retrouver le soir, à l’angle d’une rue. Marie passait. Antoine sortait de l’abri d’un porche où il avait attendu, et ils causaient deux, ou trois minutes, effacés le long de là même muraille, dans l’ombre de la voûte. Lui rabattait son chapeau sur son front ; elle relevait un pan de son vieux manteau pour se cacher des rares passants. Ils se disaient la journée qui finissait, sans rien de plus bien souvent. Quelquefois il ajoutait : « Que vous avez de beaux cheveux, Marie ! » mais son regard l’embrassait toute, et l’ardente passion qu’il exprimait, c’était, hélas ! ce qui les retenait tous deux, l’un près de l’autre, et ce qui continuait de troubler Marie, alors que les mots échangés s’effaçaient si vite et se perdaient dans son souvenir.

Une nuit d’août, – la dernière où l’on eût veillé chez madame Clémence, – Marie Schwarz remontait en hâte, exténuée de faim et de fatigue, vers la chambre de la rue Saint-Similien ; elle songeait à peine à lui, tant la soirée était avancée. Et quand elle le vit se détacher de l’arche noire du porche où il l’avait attendue, elle fut saisie d’un frisson de détresse affreuse. Non, il n’aurait pas dû être là. C’en était trop. Elle se sentit attirée vers l’angle de la muraille.

– Voilà deux heures que je suis ici. Marie, pour toi, parce que je t’aime.

Il était dans ses moments d’amère tristesse. Il lui dit, prenant ses mains, tendant ses lèvres jusqu’à frôler l’épaisse chevelure noire qui tombait à demi défaite le long du cou :

– Marie, Marie, je t’aime tant que, si je pouvais, je ferais de toi ma femme…

– Ne parlez pas comme ça, laissez-moi, ne me dites plus rien !

– Marie, je vais partir pour le régiment, je n’en reviendrai peut-être pas. Je n’ai plus que deux mois dans la vie. Viens avec moi !

– Laissez-moi, Antoine !

Elle se débattait, déjà perdue en esprit, parce qu’il avait dit : « Si je pouvais, je ferai de toi ma femme. » Elle se dégagea ; elle s’éloigna avec un air d’épouvante :

– Non ! non ! Je ne veux pas ! Ce serait notre malheur à tous deux ! Ne revenez plus jamais ! jamais !

Mais il devait revenir. Il revint. Le soir du jour où Éloi Madiot l’invita, Antoine retrouva Marie au lieu accoutumé. Elle était vaincue déjà. Ce soir-là, le dernier appui lui manquait. Elle n’avait pas vu Henriette depuis la veille ; elle ne la verrait pas le lendemain, ni les jours qui suivraient.

Elle s’abandonna en pleurant sur l’épaule d’Antoine, et se laissa emmener.

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