Henriette revint après dix jours d’absence. Éloi l’attendait à la gare. Il monta dans la voiture, encombrée de paquets et de cartons, qui mena directement la première chez madame Clémence, et, à la porte, il recommanda :
– Dépêche-toi, petite ! Le dîner chauffe déjà chez la mère Logeret. Antoine m’a promis d’être là pour sept heures ; nous serons trois ; depuis si longtemps nous n’étions que deux !
Il s’inquiétait de cette rencontre. Mais la confiance dominait.
Il pensait : « Antoine n’a pas demandé mieux. Presque tout de suite il a bien voulu. L’âge arrive. Le voilà pris pour le service ; et le service, même de loin, ça change les jeunes gens. Je me souviens : deux mois avant de partir, je ne songeais plus à autre chose. »
La mère Logeret avait préparé, d’après des recettes jalousement gardées, un ragoût de poulet, qu’elle apporta fumant dans une casserole de terre à couvercle. L’escalier sentait le romarin, le clou de girofle et le beurre fondu, quand Henriette arriva, dès six heures et demie, avec une gerbe de fleurs sur le bras.
– Je suis passée devant le magasin de madame Églot, dit-elle, et, ma foi, j’ai trouvé que je ne pouvais pas ne pas avoir de fleurs à mon dîner de première. Sont-elles jolies ?
Elle prit une corbeille de porcelaine, disposa ses fleurs d’automne parmi les feuilles retombantes d’une fougère toute menue, encore humide de la moiteur des bois. Elle posa la corbeille sur la table, à côté de la lampe à colonne, coiffée du bel abat-jour crème, qui réjouissait toute la chambre du vieux Madiot. Puis, dans sa chambre de jeune fille, elle alla essuyer et disposer sur le guéridon les tasses à thé, la théière et le sucrier à filets bleus dont on ne se servait jamais.
Antoine entra, sans embarras apparent, avec le petit rire ambigu qu’il avait presque toujours, et son regard fuyant qui se détournait des gens pour errer sur les choses.
– Tiens ! dit-il, votre chambre n’a guère changé, oncle Madiot. Vous n’êtes pas dans le mouvement, on voit ça. Pas même un bout d’affiche ! Chez nous, les ajusteurs, tout le monde a sa petite chromo.
Henriette apparaissait, sur le seuil de sa chambre. Il prit la main qu’elle lui tendait, mais il ne la serra qu’à peine, si froidement ! La main blanche, la main fraternelle retomba lentement le long de la robe.
– Eh bien ! Henriette, te voilà donc première ? Mes compliments. Presque une bourgeoise ! Je parie que ton appartement est mieux décoré que celui du père Madiot ?
Il s’avança, passa la tête dans l’ouverture de la porte :
– En effet ! tu en as du luxe : des vases, des tableaux, des dentelles, un fauteuil ! Autrefois, j’ai connu une petite apprentie qui se couchait à tâtons, pour économiser la bougie.
Une voix, tout près, qui se faisait basse pour n’être entendue que de lui, murmura :
– Et moi, j’ai connu autrefois un frère qui m’aimait.
– Ne parlons pas de cela, répondit-il sèchement.
Il se détourna aussitôt, vers l’oncle qui l’invitait à se mettre à table.
Henriette le suivit, songeant : « Ce sera donc toujours ainsi, toujours ? » Et elle se demandait : « De quoi allons-nous pouvoir causer, maintenant, sans le fâcher ? »
La conversation s’engagea cependant, presque facile et presque gaie. L’oncle Madiot, sans être un modèle de diplomatie, écartait les sujets qui touchaient au passé. Autour de cette table où, pour la première fois depuis si longtemps, la famille était groupée, le nom de la mère ne fut pas prononcé, les années d’enfance furent volontairement oubliées ; on causa des faits divers des journaux, des histoires qui couraient la ville ; on divagua à propos de politique générale et des grèves récentes. Le vieil Éloi riait par moments. Le vin des coteaux produisait sur lui son effet d’excitation joviale. Mais le neveu s’observait, plaisantait, souriait à peine, et ne buvait pas.
À la fin seulement, l’oncle Madiot remplit presque de force les trois verres, et, levant le sien :
– À ta santé, Antoine ! Car, c’est dans six semaines, la caserne !
L’ouvrier perdit aussitôt l’expression indifférente qu’il avait eue jusque-là, mordit ses joues creuses, et dit, gravement :
– Oui, je vas partir pour mon malheur.
– Comme tu dis ça ! dit Henriette, en s’écartant pour desservir la table. Que crains-tu ?
Elle essaya de rire, et ajouta :
– De manquer d’argent, je suis sûre ? Tu sais cependant que je n’oublierai pas le soldat, maintenant surtout que je suis première.
Il était venu en grande partie pour ne pas risquer de tarir, par un refus, cette unique ressource qui lui restait, et aussi pour une autre raison, une espèce de terreur obscure, folle, instinctive comme les peurs superstitieuses de ses ancêtres, et qui lui fit répondre :
– Sans doute. Mais c’est tout de même un grand malheur, parce qu’on ne sait jamais si on reviendra.
– Cette question ! dit en riant le vieux soldat. Mais dans deux ans, mon garçon, et pas même ! Voilà-t-il de quoi te faire du tourment ?
Antoine se taisait.
– Mais regarde-moi donc, reprit l’oncle : il a passé quatorze ans au service, ce bonhomme-là !
Et il élargissait les épaules, et il tordait, de sa bonne main, sa grosse moustache indocile.
Le jeune homme regarda, en effet, mais d’un air de mépris. Il haussa les épaules.
– Vous étiez un naïf, père Madiot !
– À savoir ? dit le vieux, dont le visage devint rude.
– Ils vous ont fait trotter d’un bout de la France à l’autre pendant sept ans, et puis dehors, jusqu’en Crimée, où ils ont voulu. Et vous n’en avez pas eu assez, vous avez rengagé pour sept autres années…
– Parfaitement, et je ne le regrette pas, et même que c’était beau, je t’en réponds, nos campagnes, Inkermann, le siège, les Anglais avec nous, Palestro : Magenta…
Le petit riposta insolemment :
– Je connais : qu’avez-vous gagné à tout ça ?
– Gagné, gagné…
– Un sou par jour, n’est-ce pas ?
– J’étais nourri, d’abord ; j’avais le tabac ; j’avais…
Le vieux s’aperçut, au rire blessant d’Antoine, qu’il se fourvoyait. Il s’emporta.
– Je ne raisonne pas comme toi, blanc-bec ! J’ai servi avec les camarades, pas pour l’argent, pour l’honneur, pour le plaisir…
– Soyez donc reconnaissant, si ça vous plaît, oncle Madiot ! On vous a pris le meilleur de votre vie, on vous a empêché d’être votre maître, empêché d’avoir un métier, une famille, même une tirelire avec quelque chose dedans. Remerciez-les. Ça vous regarde. Mais, nous d’aujourd’hui, nous sommes d’une autre espèce.
– Ah ! je le vois bien, des lâches !
– Criez si vous voulez, vous n’y changerez rien. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas menés comme vous. Je vous en préviens : bientôt ça ne prendra plus.
– Quoi donc ?
– L’armée !
Éloi Madiot se dressa tout debout. D’un geste de l’ancien métier, subitement retrouvé, il tendit le corps du côté de la porte, comme s’il craignait que quelqu’un n’entrât ; comme s’il entendait venir l’adjudant de semaine, vengeur de pareils blasphèmes. Puis, ses yeux, des yeux terribles de soldat qui va au feu, se plantèrent droit sur le neveu qui reniait l’armée. Il ne parlait pas, mais ses yeux parlaient pour lui. À travers la table, entre lui et le misérable gamin, ses quatorze années de caserne et de guerre se précipitaient en torrent d’images confuses : des figures de camarades, en rangs, l’arme à l’épaule ; des officiers qu’il avait aimés ; des musiques sonnant sous des voûtes de cathédrale ; des drapeaux flottants ; des charges à la baïonnette ; des saouleries après la victoire ; des villes de garnison ; des coins de chambrées ; l’heure de la soupe ; toute la gloire, et toute l’insouciance du métier. Cela passait et repassait, troublant l’esprit. C’était l’ancienne armée qui s’incarnait en ce moment dans le vieux soldat ; le peuple d’autrefois qui s’indignait ; tout un passé d’humble bravoure qui se révoltait sous l’injure. L’oncle Madiot leva le seul poing qu’il eût encore solide, et, frappant la table :
– Tais-toi ! cria-t-il, tais-toi, Antoine, ou je cogne !
Antoine, renversé sur sa chaise, très pâle, et toujours maître de lui, haussa de deux centimètres son museau pointu, et dit :
– Après ?
L’oncle eut l’air de vouloir fondre sur lui. Mais Henriette était accourue du fond de la chambre.
– Mon oncle, dit-elle, en lui prenant la main, vous voyez bien qu’Antoine plaisante ! Laissez-le, je vous en prie !
Elle les regardait attentivement, tremblante entre ces deux hommes qui se défiaient. Antoine ne changeait pas d’expression, et ne baissait pas les yeux. Mais le vieux, qui sentait trembler la main d’Henriette dans la sienne, essaya de se maîtriser, et d’obéir à la petite. Il dit, la voix encore tout encolérée :
– Tu as raison, Henriette. Ça lui passera. Quand il sera en uniforme, il faudra bien qu’il obéisse. N’est-ce pas, Antoine ?
Antoine ricana.
– Vous ne connaissez pas votre neveu, oncle Madiot. S’ils sont gentils avec moi, vos officiers, ça pourra peut-être aller ; mais s’ils ne le sont pas…
Il secoua les doigts, et les fit claquer les uns contre les autres :
– Ah ! misère ! ils en verront !
Et, en disant cela, il avait une expression si étrange, qu’Éloi Madiot en fut secrètement effrayé. L’ancien l’avait vu à d’autres, ce mauvais regard de Breton insolent et buté, à des troupiers qui avaient fini aux bataillons d’Afrique. Il se retint de répondre.
– Écoute, Antoine, dit alors Henriette, je ne comptais pas te le dire, mais, puisque tu te défies de tes officiers, je puis t’assurer qu’il y en aura au moins un qui te protégera plutôt.
– Qui donc ?
– Je suis sûr de l’obtenir. Je lui ferai parler de toi par sa mère. Il n’est qu’officier de réserve, mais il doit passer le mois de janvier dans ton régiment. Tu devines ?
– Non.
– C’est M. Victor Lemarié !
Cette fois, ce fut Antoine qui se leva.
– Tu veux faire ça, Henriette ?
– Mais oui… pour t’obliger… Qu’as-tu donc ?
Elle se reculait devant ce visage blême, où la colère éclatait.
– Ah ! tu veux faire ça ! Eh bien ! dis-lui, à celui-là, de ne pas s’occuper de moi, de ne pas trop m’approcher, de ne pas me commander… Il y aurait des malheurs ! Tu entends ?… Dis-lui ! dis-lui ! Ah ! faut-il tout de même !…
Et rapide, enfonçant son chapeau sur sa tête, l’ouvrier traversa la chambre, ouvrit la porte, et disparut dans l’escalier.
Le vieux Madiot et Henriette, l’un près de l’autre, le long du mur, ne se parlèrent pas pendant un temps. Henriette était stupéfaite et attristée. Mais l’oncle souffrait d’un bien autre mal : il venait de deviner tout à coup, à cette explosion de fureur, qu’Antoine connaissait quelque chose du passé.
Il pensait, avec effroi, qu’un tel secret était partagé, et par qui ? Il voyait son Henriette en danger, exposée à la vengeance d’un misérable comme Antoine, qui pouvait la torturer et la briser ; qui pouvait aussi la dominer par la menace perpétuelle de révéler la honte ancienne et de provoquer un scandale. Devant l’angoisse d’un tel péril, tout le reste s’effaçait. Il oubliait les injures personnelles, les mauvais propos contre l’armée, pour ne retenir qu’une pensée et qu’un tourment : Henriette exposée, Henriette qu’il ne pouvait avertir et qu’il fallait sauver. Sa pauvre raison s’enfiévrait. Il se disait : « Dois-je courir après lui ? Est-ce demain ? Est-ce plus tard ? Car je dois l’interroger, me rendre compte de ce qu’il sait, lui défendre de parler… Lui défendre, hélas ! à lui, à Antoine Madiot ! »
Et il creusait ainsi sa peine, immobile, la main cachant le front.
Henriette le tira du rêve, en disant :
– Pouvez-vous m’expliquer, vous ? Pourquoi s’est-il emporté ? À qui en veut-il ? Est-ce à moi, ou à M. Lemarié ?
L’oncle parut sortir d’une mauvaise nuit ; il fit effort pour cacher son trouble, pour donner un peu de vraisemblance à ce qu’il allait dire.
– Ne t’épouvante pas comme ça, ma petite, répondit-il, et remets tout en place. J’aurais dû penser qu’on ne peut raisonner de rien avec Antoine. Tu vois, il est encore monté contre ces Lemarié, à cause de l’affaire de ma pension.
Henriette le suivit des yeux, pendant qu’il se détournait et allait s’accouder à la fenêtre.
– À présent que tout est accordé, dit-elle, ce serait de la folie… Non, il y a autre chose que nous ne savons pas, mon oncle, une chose plus grave.
Le vieux n’osait plus bouger, de peur d’être obligé de mentir encore.
Henriette cependant ne lui parlait plus. Elle avait pris un tablier, et, dans le coin de la pièce, à l’autre bout, elle s’était mise à laver et à essuyer la vaisselle du dîner. Aucun soin du ménage ne lui coûtait autant. Mais, ce soir, elle n’y songeait pas. Son esprit s’échappait et se perdait en questions insolubles.
Lorsqu’elle eut achevé de ranger la vaisselle dans le buffet de noyer, elle passa dans sa chambre pour donner un coup de brosse à ses cheveux, pour laver et parfumer ses mains, pour reprendre son air de demoiselle de la mode. Puis, elle enleva les trois tasses à thé, la belle théière à filets bleus, les chaises et le fauteuil déjà rangés autour du guéridon, et qui ne serviraient pas.
Dans l’autre chambre, près de la fenêtre, l’oncle Madiot, rencogné, rendu sauvage par le secret de sa peine, ne cessait de répéter : « S’il allait la trahir ! » Henriette se demandait, ne se doutant pas de ce danger : « Qu’y a-t-il donc entre nous ? Pourquoi Antoine était-il si furieux ? Et pourquoi mon oncle, ce soir, a-t-il l’air de m’oublier ? »