XVI

Était-ce une vie nouvelle qui s’ouvrait ? Nul ne peut dire quelle est la part du très lointain passé dans ce que nous appelons nouveau. Mais les deux mois qui suivirent furent parmi les plus doux qu’Henriette eût vécus jusque-là.

Elle usait discrètement du pouvoir qui lui avait été donné. Il lui en coûtait de demander, même pour remettre à d’autres. Seulement, son instinct de pitié avait reçu une impulsion, et il n’est pas de sentiment qui prenne plus d’empire sur la vie, quand un peu de liberté lui est accordé ; quand il est permis de dire : « Vous avez besoin ? Prenez. »

Le soir, après le souper, – ces soirs d’été qui se prolongent en nuits claires, – Henriette descendait plus volontiers la pente de l’Ermitage, et, dans l’invraisemblable amoncellement des cités ouvrières, les unes plus basses que la rue nouvelle, les autres plus élevées, montrant le moellon de leurs fondations et munies d’escaliers à rampes, elle rencontrait les groupes de buveurs d’air, la multitude qui respire mal le jour dans les ateliers et mal la nuit dans les chambres encombrées, et qui veille dehors jusqu’à ce que la brume mouille le bord des coiffes ou le poil des moustaches. Elle disait : « Comment vont les petits ? » ou bien : « Le travail a-t-il repris à l’usine Moulin ? Ne chômez-vous plus ? » ou bien : « Votre sœur est-elle accouchée, la Vivien ? Est-ce une fille ? Est-ce un garçon ? » Sa vraie aumône était celle de sa jeunesse bien mise et de sa bonne grâce. On la regardait sans défiance parce qu’elle était du peuple et du quartier ; avec plaisir parce qu’elle savait parler, sourire et s’habiller comme une dame. Avec elle on s’ouvrait. On l’appelait : « mademoiselle Henriette. » On oubliait son nom pour ne se souvenir que de son prénom, ce qui est un signe d’amitié. Presque partout, avec l’effroi tranquille d’une vierge qui sait, elle pénétrait dans l’abîme du trouble et du mal. Les colères, les querelles domestiques, les rivalités, les adultères, les ingratitudes des enfants qui refusent d’assister les vieux, le mépris du riche et l’envie terrible de la richesse, les rancunes amassées de père en fils, et aussi le désespoir de la lutte trop longue et trop dure pour le pain, des âmes qui s’abandonnent et des corps qui défaillent, elle voyait tout. L’universelle plainte la pénétrait.

Le monde lui apparaissait sous sa figure de souffrance. Elle n’avait d’autre remède à lui apporter que sa pitié, ses mains tendues, les mots qu’elle savait encore mal dire : « Espérez, oubliez, rapprochez-vous, demain sera meilleur : je souffre avec vous aujourd’hui. » Cependant, pour si peu, et elle s’en étonnait, il y avait d’immenses peines qui s’adoucissaient, des larmes qui s’arrêtaient de couler, et quelque chose comme une trêve qui survenait. Les âmes, en l’écoutant, songeaient : « Est-ce bien vrai qu’on peut espérer ? » Et ce simple doute les soulevait un peu. Il semblait à Henriette, parfois, qu’elle jetait des planches à des naufragés. Elle rentrait chez elle, ces jours-là, dans la nuit déjà faite, le cœur si léger qu’elle se disait : « Je rajeunis donc ? J’ai envie de chanter. » L’oncle grondait : « Voilà-t-il des heures pour se coucher ! Si je ne te connaissais pas, je croirais que tu as un amour en tête ! » Henriette le calmait, mais ne le démentait pas.

Le dimanche, elle se promenait, tantôt avec l’oncle, tantôt avec Marie. Mais elle ne manquait guère, vers l’heure où le soleil déclinant fait l’ombre égale à la hauteur des murs, de traverser l’avenue Sainte-Anne, qui couronne la butte, devant l’église. Elle y rencontrait, à l’abri des maisons basses ou des arbres à peu près sans feuilles qui poussent dans le rocher, presque tous ses amis du quartier, montés là comme des compagnies de perdreaux qui se poudrent. Les enfants jouaient par bandes. Les mères causaient par tout petits groupes, bien isolés, chacun ayant son ombre. La poussière qui s’élevait faisait aigrette sur la colline, et tordait sa pointe dans le vent de Loire.

En même temps, la morte-saison dispersait les employées de madame Clémence. Plusieurs d’entre elles, à quelques jours d’intervalle, avaient dû prendre des vacances forcées, jusqu’à la fin de septembre : Mathilde, Jeanne, Lucie, d’autres encore. La journée achevée, l’une d’elles était appelée par la patronne. Elle revenait quelques minutes après, les yeux rouges. De toute sa vaillance, et de tout son orgueil froissé elle se composait un maintien, pour dire : « Au revoir, mesdemoiselles. C’est mon tour, ce soir. On me met en vacances. » Les intimes l’embrassaient, les autres lui serraient la main. Personne n’avait l’air de douter qu’on dût se revoir en octobre. Et cependant l’expérience leur avait appris que le caprice de la mode s’étend jusqu’aux engagements passés avec elles, et que celles qui partent avec une promesse ne reviennent pas toujours. Elles nouaient leur cravate, elles descendaient un peu avant les autres l’escalier, et, pour la première fois de toute l’année, ce soir-là, elles n’attendaient pas les camarades d’atelier pour répéter, au seuil de la porte : « Au revoir, Irma ; au revoir, Reine ; au revoir, Henriette. » Le chagrin les chassait vite, loin des privilégiées qui continueraient à travailler sans elles autour des tables vertes. L’apprentie serrait le tabouret inutile dans le placard aux vêtements. Le lendemain matin, quelqu’une des arrivantes cherchait des yeux l’absente, se souvenait, soupirait, et se taisait.

Heureusement, Marie Schwarz était restée, grâce à l’appui d’Henriette devenue puissante au point d’obtenir, pour sa protégée, un très léger relèvement de salaire. « Je le fais uniquement pour vous, avait dit madame Clémence, et c’est presque une injustice. » De telles faveurs portaient naturellement vers Henriette des sympathies que, jusque-là, la crainte de mademoiselle Augustine, la première, avait retenues. Reine, une après-midi, tout au bout de la table, s’était penchée vers elle : « Mademoiselle Henriette, j’ai une confidence à vous faire. Je crois que je me marierai à l’automne. C’est très modeste. Mais je suis très aimée. Il est employé aux chemins de fer. Voulez-vous venir dimanche ? Je serais si heureuse, s’il vous plaisait ! Nous avons parlé de vous. » Irma lui avait dit de même, un jour qu’Henriette lui demandait : « Vous êtes lasse ? Vous toussez ? – Moi ? je suis fichue. Il y a longtemps que je le sais. Quand je serai tout à fait malade, et que je n’aurai plus ma vie d’à présent, je vous ferai demander, vous, pour me consoler. Mais ce n’est pas très gai ce que je vous promets là. En attendant, ça vous amuserait-il de lire un conte de Daudet ? J’en ai lu un si joli, que je l’ai copié tout entier, parce que je ne pouvais pas garder le livre. Je vous apporterai mon cahier, dites ? »

Marie demeurait la même, hardie, ouvrière médiocre, sans vie morale d’aucune sorte, mais affectueuse et franche absolument. Elle avait dit en riant, dans une promenade du dimanche : « Tu sais, je crois que ton frère Antoine ne serait pas fâché de me faire la cour, mais je ne veux pas, tu comprends. Ça te ferait trop de peine. » Elles se tutoyaient depuis le jour où Marie avait été augmentée chez madame Clémence. Henriette n’avait essayé d’aucun discours inutile. Mais, par une jolie inspiration de jeune fille et d’artiste, elle s’était hâtée d’embellir le chez-soi de cette pauvresse. Elle savait que les murs trop laids conseillent mal. Et avec du temps, l’aide discrète de madame Lemarié, et des prodiges d’économie, elle avait donné un air presque coquet à l’appartement de Marie. Tout était blanchi à neuf ; il y avait des rideaux aux fenêtres, une table neuve avec un tapis, et, sur les murailles, deux des paysages auxquels Henriette tenait tant, et qu’elle avait prêtés à son amie. « Tu me les rendras dès que tu seras riche, Marie ! » L’âme épanouie est tout de suite créatrice. Elle trouvait des modèles nouveaux, d’une grâce telle que madame Clémence disait, en les posant elle-même sur les hauts champignons noirs, dans la salle d’exposition : « Je connais ça : c’est la floraison. Elles ont toutes un moment où elles ressemblent à des fées. Ça dure trois mois, six mois, et ça ne revient jamais. »

Cette année-là, les jeunes femmes et les jeunes filles qui portèrent les merveilles imaginées par Henriette, furent toutes complimentées pour leur bon goût. Elles eurent un succès de toilette aux casinos des grandes plages, aux courses, aux premières réunions de chasse. Elles ne songèrent pas à l’artiste inconnue, qui n’avait pas signé son œuvre, mais qui avait enfermé, pour elles, dans l’agencement de ces fleurs, de ces dentelles, de ces rubans, de toutes ces choses légères et incapables de durée, une pensée d’art véritable, un de ces moments divins où l’esprit, sous mille formes, crée à sa ressemblance. Riches, riches de la terre, si vous saviez toutes les heures tristes et toutes les idées charmantes que vous portez !

Le matin, presque chaque jour, Étienne passait dans son bateau, faisait un coude sur la Loire, et gagnait le port de Trentemoult. Henriette s’accoudait à la rampe de son balcon, sous le laurier qui avait des boutons prêts à éclater. Elle regardait, songeuse et toujours un peu pâle, le grand batelier de la Loire, qui, lui non plus, ne voulait pas sortir de son rêve silencieux. Deux fois seulement, comme la lumière était fine et sans brume sur le fleuve, et qu’ils se voyaient jusqu’à distinguer chacun les traits de l’autre, il avait, au sommet de ses paniers d’herbes, pris un bouquet tout frais, et l’avait lancé en l’air. Une petite boule couleur d’arc-en-ciel était montée du côté des roches de Sainte-Anne, puis s’était abîmée dans le courant, et, à demi submergée, à demi-portée sur l’eau, avait descendu la Loire.

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