XVII

Avec les premières pluies de septembre, les acacias de la rue de l’Ermitage avaient perdu jusqu’à la moindre tache de vert. Leurs feuilles à double rang pendaient, aussi jaunes que des dattes. On parlait, entre employées, de celles qui rentreraient à la fin du mois. Les matinées et les soirées étaient froides. Les manteaux et les jaquettes de l’an passé, avec un col neuf, ou une garniture de passementerie nouvelle, commençaient à réapparaître dans le placard du travail de madame Clémence ; mais les orages qui suivent volontiers la vallée de la Loire rendaient étouffante la chaleur du jour. Une après-midi, Henriette, lasse de l’effort de tout l’été, se sentait presque à bout. Au-dessus des vitres dépolies de l’atelier, on voyait des nuages de ouate grise, avec des bords de soleil ardent qui remuaient seuls, d’un mouvement continu de reploiement, tandis que la masse semblait inerte dans le paysage du ciel. Henriette l’active, Henriette l’inventive, laissait errer ses yeux, de la fenêtre aux roses bleues défraîchies des murs. Elle était renversée en arrière, appuyée au dossier de sa chaise, les mains vides, abandonnées sur la table. Ses cheveux lui pesaient comme s’ils avaient été d’or frisé. Elle s’endormit.

Madame Clémence entra sur la pointe des pieds. Elle dit assez sèchement :

– Mademoiselle Henriette, j’ai à vous parler ; venez, je vous prie.

La première, mademoiselle Augustine, qui ne pouvait souffrir Henriette depuis quelques mois, et qui dépérissait de jalousie, se mit à rire, en cachant son visage dans ses mains. On ne voyait plus que son front dégarni, et l’extrémité de ses joues grassouillettes et couperosées, plissées en bourrelets. Henriette, confuse, se leva sans mot dire, et suivit la patronne dans le cabinet voisin. Le ton changea aussitôt.

– Mon enfant, dit madame Clémence, je vais vous annoncer une nouvelle qui vous fera plaisir. À partir de demain, vous êtes première. Vous voici en plein talent. Ces demoiselles vous aiment. J’ai toute confiance en vous.

Henriette avait pâli sous le coup de l’émotion. Ses paupières s’étaient abaissées. Elle les releva lentement, et remercia. Mais, presque aussitôt, par un retour naturel à son esprit, elle demanda :

– Qu’est-ce que va devenir mademoiselle Augustine, alors ?

– Je me sépare d’elle, naturellement.

– Le sait-elle ?

– Elle s’en doute.

Et, voyant que, malgré le peu de sympathie que les deux ouvrières avaient l’une pour l’autre, la nouvelle première était impressionnée péniblement par le départ de l’ancienne :

– Que voulez-vous ? mademoiselle Henriette, elle est usée… Je n’y puis rien… Pour vous, je vous réserve encore une autre mission de confiance. Vous allez prendre le train, après-demain, pour Paris, afin de préparer ma saison d’hiver et d’acheter nos modèles. Je suis trop souffrante en ce moment pour le faire moi-même. Nous en causerons demain matin.

Madame Clémence s’interrompit, le temps d’assurer, d’un geste coquet de la main, quelques tourbillons blancs de sa coiffure de marquise qui ne s’étaient cependant pas déplacés, et elle reprit, avec le sourire qu’elle réservait aux grandes clientes :

– Pour l’instant, mademoiselle Henriette, je vous trouve un peu énervée, un peu émue. Nous n’avons personne au salon. Allez vous y reposer. Emportez une forme, et, si l’idée vous vient, composez-nous un chef-d’œuvre de plus.

En réalité, elle voulait éviter à Henriette une rencontre, et peut-être une scène pénible.

La jeune fille le comprit. Elle entra dans le salon de peluche bleue, toute seule, sans bruit, les pieds glissant sur la laine épaisse, et aussitôt quatre Henriette heureuses lui apparurent dans les glaces encadrées de feuillages. Elle était jolie, cette Henriette-là, dans sa première heure de souveraineté. Elle reconnaissait son bonheur comme une beauté distincte d’elle-même, comme un diamant qu’elle aurait mis. Il était dans son regard, il était dans sa royale couronne blonde, au coin de ses lèvres à peine nuancées, et qui avaient le don des bouches florentines de sourire au repos, et dans le port de sa tête que la fatigue n’alourdissait plus. Elle s’était assise dans un angle. Par le plafond de verre dépoli, la lumière descendait, et glissait, et caressait les choses sans marquer les reliefs. Henriette, dans ce décor de richesse et dans le silence, sentait grandir en elle sa joie étonnée.

Et, comme les filles de sa condition ne sont pas faites pour les longs rêves inactifs, bientôt le sien prit la forme d’une idée de mode ; elle saisit une à une quatre roses de soie, une aigrette de marabout, deux perles blondes entourées de brillants, quatre feuilles vertes tachées de roux, et, courbant les tiges, orientant les feuilles, pliant d’un seul point de fil les surfaces de tulle qu’elle modelait, elle se mit à son œuvre journalière. La grâce était revenue. En moins d’une heure, tout était presque achevé.

– Ah ! pensa-t-elle, c’est aussi madame Clémence qui va être contente ! Comme c’est facile, quand on est heureuse !

Le frôlement d’un bourrelet sur le tapis la fit se redresser. À quelques mètres de la porte, mademoiselle Augustine était debout, reflétée, elle aussi, quatre fois par les glaces du salon, l’air à demi égaré, portant sur le bras sa jaquette et à la main un petit nécessaire de travail. Elle s’en allait, usée, ayant donné toute sa jeunesse à la mode, sans métier maintenant, à l’âge où l’on n’apprend plus. Quelques pas et quelques secondes encore, et elle disparaîtrait, elle serait en proie à l’inconnu formidable de la vie. Elle aperçut Henriette. Ses yeux, méchants comme ceux d’une bête traquée, rencontrèrent le regard de l’autre, tout plein de songes heureux.

– Pardon, mademoiselle… je venais voir… une dernière fois…

Henriette s’était avancée jusqu’auprès de la porte. Elle tendait ses deux mains laborieuses, piquées par l’aiguille, éraflées par le frôlement du laiton ; elle les tendait, dans un mouvement de fraternité ouvrière, mais aussi comme sa justification et l’explication unique. « Nous avons peiné si durement, disaient les doigts allongés, transparents dans la lumière ; voyez, le sang qui court dans nos veines est appauvri, nous sommes blessés et déjà las. » Les yeux, entre les cils blonds, disaient aussi : « Ne m’en veuillez pas si je suis heureuse. Il fallait vivre. Je n’ai rien fait contre vous. Si je n’ai pas pu vous aimer, je vous plains au moins, vous qui entrez dans la grande nuit. »

L’autre hésita. La folie du malheur la hantait déjà. La pauvre fille, relevant la tête d’un geste qu’elle croyait fier, laissa tomber sur Henriette un regard méprisant qui s’adressait moins à la personne qu’à la jeunesse, au talent, à la chance de celles qui arrivent, à tout ce qui l’avait quittée elle-même. Puis le cercle rouge des paupières se mouilla. Mademoiselle Augustine avança le bras, le moins quelle put.

Elles se donnèrent la main, et se quittèrent sans un mot.

. . . . . . . . . . .

Sept heures du soir, chez le vieux Madiot. Henriette rentrait plus tôt que d’habitude. Le bonhomme, penché sur le fourneau, et remuant, de sa main malhabile, une bouillie qui cuisait, entendit gémir les marches de l’escalier, qui se plaignaient toutes ensemble, dès qu’on mettait le pied sur l’une d’elles.

Il écouta, s’épanouit :

– Tiens, pensa-t-il, voici la petite qui revient ! Pas accéléré : qu’y a-t-il ?

Le pas accéléré devint une course rapide. Les marches crièrent comme un moulin en branle.

La petite ouvrit la porte, et, avant que le vieux eût eu le temps de se retourner, les deux bras d’Henriette lui enveloppèrent le cou. Il se sentit emprisonné dans du tulle, de la dentelle, des revers de soie, et embrassé trois bonnes fois.

– Mon oncle, je suis première !

– Cré nom ! fallait prévenir, j’aurais fait ma barbe ! Première de quoi ?

– Chez madame Clémence ! Première à la place de mademoiselle Augustine ! J’ai cent francs par mois, nous sommes riches. Ah ! mon oncle, que je suis heureuse !

Elle s’était reculée, pour mieux jouir de sa surprise. Il était le seul qui dût se réjouir avec elle, toute sa famille, tout l’écho de la grande nouvelle. Mais lui, plus lent aux émotions :

– Ça ne m’étonne pas que t’aies de l’avancement !

Il se mit à dresser le couvert, deux assiettes en face l’une de l’autre, pendant qu’Henriette passait dans la chambre voisine. Peu à peu la joie montait en lui, comme aux tiges des vieilles mousses sèches dont on a mis le pied dans l’eau. Elles reverdissent. Il s’animait. D’une chambre à l’autre les mots se multipliaient.

– Moi aussi, j’en aurais eu, de l’avancement, si le vieux papa m’avait donné de l’instruction. Mais voilà : je ne savais pas mes lettres. Tandis que toi ! À quoi ça correspond-il, première dans ton métier ? Sergent, peut-être ?

– Mieux que ça, répondait une voix jeune qui riait.

– Adjudant ? Mâtin, c’est un grade ! Tu surveilles le quartier ?

– Tout juste, mon oncle !

– Et un joli ! Rien que des belles filles. Tu en as de la chance ! Si jeune ! Elle avait quarante ans, celle qui s’en va ?

– Même un peu plus.

– Tu vois, si c’est honorable ! Mais t’as pas l’air assez contente ?

– C’est vous, mon oncle !

– Je ne comprenais pas bien : viens me rembrasser, ma petite première.

Le dîner fut une causerie. Ils mangèrent à peine. Après le repas, il voulut faire un tour dans la ville. Une gloriole l’avait pris : montrer sa nièce. À qui ? À tout le monde. Un jour pareil !

– Habille-toi bien ! Mets le beau chapeau à ailes blanches.

– Où allons-nous ?

– À la musique, donc, voir mes amis.

Ils flânèrent un peu dans les quartiers riches, elle et lui, dans leurs vêtements du dimanche. Éloi Madiot lui donnait le bras. Il semblait la mener à l’autel, grave, digne, la moustache en croc, coiffé du chapeau de soie qui datait d’après la guerre. Quelquefois il saluait des petites gens, au seuil des boutiques, et il tâchait d’écouter, tendant sa bonne oreille, ce qu’on disait derrière eux : « Jolie… bien habillée… encore très vert… où vont-ils donc ? » Eh ! parbleu, ils allaient au cours Cambronne, où la musique du régiment de ligne jouait des marches, des mazurkas, des pas redoublés, sous les ormeaux taillés. Parmi les promeneurs, au milieu des groupes de gens du monde assis, qui buvaient là, pour deux sous, de la poussière et de la musique, ils se promenèrent, lui persuadé qu’on ne regardait qu’elle, et qu’on disait :

« C’est mademoiselle Henriette Madiot, la nouvelle première de madame Clémence. »

Il s’arrêta deux ou trois fois, ayant trouvé des camarades retraités de la marine ou de l’armée. Et à chacun, il ne manquait pas d’apprendre, après les formules de cordialité qu’il n’oubliait jamais :

– Voici la petite. Elle en a du bonheur : elle vient de passer première au choix !…

Et comme l’autre ne comprenait pas, il ajoutait :

– Tu ne comprends pas ? Première, c’est comme qui dirait un adjudant de la mode. Y es-tu ?

Non, ses amis n’y étaient pas. Mais lui n’avait besoin que de parler de son bonheur.

Au retour, il demanda :

– Sais-tu l’idée que j’ai ? Faudrait faire une petite noce, quand tu seras revenue de Paris, pour fêter ton avancement ? Dommage qu’on ne puisse pas inviter le grand Étienne à dîner ?…

– Si nous invitions Antoine, mon oncle ? Il va partir bientôt pour le régiment.

Le vieux soldat réfléchit un moment, et dit :

– Voilà cinq ans qu’il ne s’est pas assis chez nous. Enfin, tu as peut-être raison. Je l’inviterai.

Le surlendemain, Henriette prenait le train pour Paris, et l’oncle invitait Antoine.

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