XXI

Quand elle rentra à l’atelier, le lendemain, Henriette chercha tout de suite Marie, qu’elle n’avait pas revue depuis le départ. Toutes les jeunes filles, excepté Marie, entouraient la première, curieuses d’avoir des nouvelles.

– Bonjour, mademoiselle Henriette ! Oh ! vous avez l’air fatigué ? Avez-vous fait bon voyage ? Racontez-nous votre visite chez Reboux et chez Esther Meyer ? Les modèles sont-ils jolis, cette année ?

Henriette, après avoir répondu en riant à toute cette jeunesse, s’approcha de Marie qui était assise à l’extrémité de la table, près du jour, et semblait mettre tout son esprit dans chaque point qu’elle faisait.

– Eh bien ! Marie, on ne dit pas bonjour ?

Marie leva vers elle des yeux sans joie, vite rabaissés.

– Bonjour, dit-elle, tu vas bien ?

– Allons, dit Henriette gentiment, je vois que j’ai eu raison de revenir : mon amie Marie ne peut plus vivre sans moi ; la voilà dans le noir.

Marie ne répondit pas.

– Veux-tu venir avec moi dimanche ? Nous irons chez Reine ?

Sans cesser de coudre, Marie répondit :

– Non, je ne peux pas.

– Tu es engagée ?

– Oui.

– Tu me diras ça ? dit Henriette, en s’éloignant pour reprendre sa place et distribuer le travail.

Mais l’humeur sombre de son amie l’avait mise en éveil. Bien des fois, dans la journée, elle regarda du côté de la fenêtre, sans parvenir à rencontrer les yeux de Marie, si ce n’est une ou deux fois, et ils lui parurent alors aussi sombres, aussi puissamment fixés sur le drame intérieur que le premier jour, quand l’inconnue avait monté l’escalier, demandant : « Il n’y a pas de place, n’est-ce pas ? »

Le soir, elle ne put lui parler, retenue par madame Clémence au moment même de la sortie des employées. « Demain, pensa-t-elle, je trouverai bien une minute, pour la reconduire chez elle, et voir ce qui se passe dans son âme. »

Mais, le lendemain, Marie ne vint pas. Personne n’était chargé de l’excuser. Henriette demanda à Reine, qui était plus liée que les autres avec Marie :

– Est-ce qu’elle est malade ? Se plaignait-elle, ces jours derniers ?

Reine répondit non, mais son pâle visage avait rougi, et Henriette s’inquiéta. Elle devint anxieuse le jour suivant, lorsque, entrant à l’atelier, vers huit heures et demie, elle constata que Marie, habituellement la première arrivée, n’avait pas encore paru. La salle était déserte, il faisait un temps affreux. Henriette ouvrit son tiroir, prit lentement les objets qui dormaient là, et attendit. « Peut-être sera-t-elle retardée par la bourrasque ? Elle demeure loin. » L’apprentie entra. Puis ce furent Mathilde, Lucie, Jeanne, Reine, Irma, toutes les autres, moins Marie. Neuf heures sonnèrent. Le bruit de la porte qui glisse sur ses bourrelets, des pieds traînant sur le plancher, des voix qui disent : « Ouf, quel affreux temps ! » des pointes ferrées heurtant la cuvette d’un porte parapluie, des tabourets approchés de la table, tout le bruit des installations matinales cessa. Les chuchotements commencèrent, et les craquements du fil serrant les tulles apprêtés. La place de Marie restait vide.

Les employées de madame Clémence remarquaient, comme Henriette, l’absence de Marie Schwarz. Quelques-unes savaient la raison : elles ignorent si peu de choses ! Mais elles se bornèrent à dire : « Voilà deux fois, cette semaine. Elle est peut-être excusée. » Il y eut des regards aigus, entre plusieurs. On connaissait trop bien l’amitié de la première pour cette fille pour parler tout haut. La pluie fouettait les vitres, maintenant, et le vent grondait dans la cheminée bouchée par une plaque de tôle, comme si des chats fussent descendus et remontés, à toute minute, pelotonnés et criant.

Henriette ne dîna pas. Elle était malade d’inquiétude. Elle aspirait à voir finir cette journée, afin de courir là-bas. Elle irait ; elle frapperait à cette porte de la rue Saint-Similien ; elle demanderait : « Marie ? Marie ? »

Mais, comme la saison d’automne amenait des commandes, l’atelier travailla jusqu’à plus de sept heures et demie. Henriette se sépara de ses amies au bas de l’escalier de madame Clémence, et, dans la bourrasque qui s’abattait sur la ville, au lieu de prendre le chemin des quais, elle remonta.

La pluie cinglait le bas de ses jupes, et le vent relevait en écume fouettante l’eau des ruisseaux débordés. Personne dans les rues, que des cochers sur leur siège, le dos courbé, le chapeau ruisselant comme une gouttière, et qui regardaient cette fille mouillée qui trottait. Henriette marchait à perdre haleine. La nuit plus épaisse du quartier pauvre l’enveloppa. Bientôt, après la place Bretagne, la place du Marchix s’ouvrit, bordée de maisons anciennes, changée en mare, ses becs de gaz à moitié éteints par la tempête. Antoine demeurait là, sur la droite, en haut. « Est-il possible que ce soit lui qui l’ait perdue ! pensait Henriette, lui, mon frère ! » Car elle soupçonnait toute la vérité ; à force de songer, elle s’était souvenue qu’au dîner, l’autre soir, elle avait prononcé le nom de Marie, et qu’Antoine avait paru gêné, et ce dernier signe, ajouté à d’autres d’un passé plus lointain, lui avait donné comme une certitude. « C’est par moi qu’elle l’a connu ! » songeait-elle. Vers le milieu de la place, elle s’arrêta, et leva la tête du côté des toits. Elle vit une petite lumière.

Une espérance lui vint, de cette flamme menue qui étoilait les vitres. Il était là. Il n’était pas sorti. Henriette reprit sa course sous les torrents de pluie que les gouttières versaient au milieu de la chaussée. Elle revint sur ses pas, s’engagea dans la rue Saint-Similien, et, tout à coup se jeta dans les ténèbres d’un porche où le vent beuglait comme une sirène de navire. Elle le traversa, luttant contre les rafales. C’était là, au fond d’un couloir, sur la gauche. Aucune lumière, si ce n’est à des étages, bien au-dessus. Henriette monta les cinq marches du corridor banal. Elle le suivait, prise de peur d’être seule, et surtout d’être si près du secret qu’elle venait chercher, tâtant avec les mains les plâtres souillés. Elle entendait le bruit de ses ongles qui faisaient des cercles sur la muraille. Elle ne trouvait pas la porte.

Enfin, avec une impression d’anéantissement, elle sentit l’angle aigu d’une moulure de bois.

Elle recueillit ses forces pour appeler :

– Marie ?

Sa voix était couverte par le vent.

– Marie ?

De l’autre côté de la muraille, il y eut un bruit léger de pas. Une lame de lumière tomba sur l’escalier ; la porte s’ouvrit ; Henriette aperçut Marie, et s’avança, dans ses vêtements trempés qui lui collaient au corps. L’autre se reculait à mesure, pour n’être pas touchée. Elle avait mis sa main en avant.

– Tu n’aurais pas dû venir, dit-elle d’une voix d’angoisse. Non, non, ne viens pas ! N’approche pas !

Henriette s’arrêta, stupéfaite. Son amie était appuyée à la table où brûlait la lampe à pétrole qu’elles avaient achetée ensemble, un jour de joie. Elle était habillée de neuf, prête pour sortir, presque élégante, avec un chapeau noir à grands bords d’où s’échappait une touffe de plumes d’un rouge violent, un collet de déballage, brodé de clinquant et noir comme son chapeau, des bottines à talons hauts qui la grandissaient, des gants, un parapluie de soie posé sur le bras. Et elle se tenait droite, pâle, résolue à tout dire.

– Je suis accourue, Marie, dès la fin du travail… je ne croyais pas…

– Que ce fût vrai, n’est-ce pas ? Eh bien ! si, c’est vrai !…

Henriette trouva la force de maîtriser la douleur aiguë qui l’atteignait au cœur. Elle s’avança un peu, le long de la table, de l’autre côté de la lampe, et dit doucement, comme une grande sœur :

– Marie, dis-moi que ce n’est qu’une folie qui t’a prise ? Nous sommes amies. Quitte ton manteau ; laisse-moi m’asseoir ; causons toutes deux.

Mais Marie s’éloigna d’autant. Ses yeux, sombres jusqu’au fond, ses yeux d’où la passion heurtée avait chassé toute tendresse, brillaient comme des pierres dures et suspectes.

– Non, dit-elle froidement. Je ne suis plus digne de toi. Va-t’en !

– Écoute-moi seulement, et je m’en irai, et je ne reviendrai pas, si tu le veux.

– Non, tout ce que tu pourras dire est inutile, tout…

Elle croisa les bras, elle se pencha un peu. Le feu de la petite lampe souligna d’un trait ardent le rire de colère de sa bouche.

– C’est fini, comprends-tu ? J’en ai assez de la misère et assez de vos vertus ! Moi, je ne crois à rien. Moi, je n’ai pas longtemps à vivre et je veux jouir de la vie ! Moi, je suis une fille perdue ! Lui ou un autre, qu’est-ce que ça te fait ?

Elle hésita une seconde, et dit :

– Je suis attendue. Il faut que j’aille.

Henriette tendit ses deux mains en avant, comme pour l’arrêter.

– Mais tu ne le connais donc pas ?

– Mieux que toi, qui le détestes !

– Il t’a trompé : il va partir au régiment.

– Je le sais.

– Il t’a promis de t’épouser, n’est-ce pas ? Tu l’as cru ?

– Non.

– Pas même ! pas même !

Henriette se couvrit le visage de ses mains, et se mit à sangloter. Mais Marie s’était redressée. Et, la taille cambrée, les bras croisés, défiant la vie, la mort, les voisins qui pourraient l’entendre par l’escalier béant, elle cria :

– Je l’aime !

Des sanglots lui répondirent. Puis les mains où tremblaient les larmes s’abattirent.

Et Henriette se recula alors, en regardant Marie. Elle s’éloigna lentement. La lumière, par degrés insensibles, décrût sur sa figure pâlie, tirée, mouillée de pleurs. Il décrût aussi et s’évanouit, le reflet doré de ses cheveux que le vent avait ramenés sur ses joues. Un moment, elle s’appuya le long de la porte, à la muraille. Elle était comme le dernier remords qui s’en va. Elle était la pitié qui attend jusqu’au bout.

Et elle rentra dans la grande nuit.

. . . . . . . . . . .

Du cahier gris, neuf heures du soir : « Je ne croyais pas pouvoir tant souffrir à cause d’elle, ni tant l’aimer. Nous voici séparées. Elle est tombée, et elle me chasse. Moi qui me réjouissais de la mener jusqu’à l’avenir d’honnête femme que j’entrevoyais pour elle ! Moi qui lui essayais en rêve sa robe blanche de mariée ! Pauvre chère sœur perdue ! Même à présent, il me semble que si je t’avais connue toute petite, tu n’aurais jamais quitté ma main ! Je n’étais pas de force. Elle a eu trop de misère aussi. À force de travailler, et de n’avoir pas de quoi vivre, quand rien ne vous soutient et que tout vous tente, un jour on se souvient qu’on est femme, et adieu tout ! »

Henriette s’interrompit d’écrire. Elle était seule dans sa chambre, brisée de fatigue, écoutant la pluie fouetter les vitres. Un indicible malaise d’esprit l’avait saisie. C’est qu’on ne côtoie pas sans péril la faute toute vivante et qui ne pleure pas encore. C’est que, pendant trois jours, elle avait trop vécu de ce rêve mauvais. Et en elle, qui luttait, se relevèrent toutes les tentations de sa vie laborieuse. Elle sentit la pointe mordante de tous les regards qui s’étaient attachés sur elle, depuis qu’elle avait l’âge d’être insultée, c’est-à-dire depuis les années lointaines où elle partait en apprentissage, avec son panier au bras, un bonnet de linge sur la tête. Ils l’enveloppaient de leur convoitise, ces yeux d’adolescents, d’hommes mûrs, de vieillards suiveurs d’enfants. Elle entendait les mots murmurés derrière elle, dans la rue, les propos équivoques des commis et des patrons de magasin ; elle relisait les lettres où on lui offrait d’acheter pour elle des maisons de modes ou des ateliers de couture. Elle avait la vision obsédante de ces pièges multipliés autour d’elle, et qu’elle évitait sans presque y penser d’ordinaire ; de la persécution infatigable que rien ne décourage et que rien n’étonne. Le monde lui apparut dans sa laideur brutale, se ruant à la perte des faibles, des pauvres, de celles qui mériteraient au moins cette pitié de n’avoir pas à savoir la vie quand elles sont si petites, ni à se défendre quand elles ont déjà tant de mal à vivre. Et elle éprouva cette crainte de soi-même qui fait qu’on pardonne mieux aux autres.

« Mon Dieu ! dit-elle, que je ne succombe pas à mon tour ! »

Elle avait peur. Elle avait hâte d’échapper à ces pensées louches qui rôdent autour des fautes aperçues.

Où était l’abri ? Qui la défendrait contre l’envahissement de ces souvenirs, tout à coup soulevés en elle ?

Elle se réfugia dans le songe des années lointaines, quand la mère vivait, et la tenait, toute frêle, à son ombre. Elle chercha, avec effort, à se représenter la physionomie de quelques jeunes filles, aujourd’hui mariées et heureuses, dont l’exemple pouvait combattre les imaginations de cette nuit mauvaise. Puis elle quitta le guéridon, ouvrit la petite bibliothèque vitrée, et prit un livre de prières, bien vieux, que lui avaient donné les sœurs de l’école, autrefois. Une bande de papier jauni marquait des passages que sa jeunesse avait entre tous aimés, et qu’elle n’avait plus relus depuis longtemps. C’étaient les louanges adressées aux vierges, les cantiques où la violence de la chair était exprimée, combattue et vaincue dans le triomphe de l’esprit délivré. Elle lisait, et elle reconnaissait les mots, et elle sentait se ranimer l’émotion qu’ils lui avaient faite, à l’âge où elle comprenait à peine. Elle retrouvait ce goût d’extrême pureté qu’elle avait eu quand elle était enfant, cette paix de l’âme qui monte. Mais ce n’était plus, comme autrefois, un vol silencieux de la pensée. Elle ne montait que pour tendre la main. « Je te relèverai, ma Marie », songeait-elle. Elle disait encore : « Je ne pourrai plus voir une petite de mon quartier sans te voir en elle, et sans l’aimer pour toi. » Et, en fermant le livre, relique des années d’enfance : « Si tu avais eu ma jeunesse étroitement gardée, les leçons que j’ai reçues, la mère que nous avions ! »

Share on Twitter Share on Facebook