XXII

Le sentiment qui suivit cette séparation fut celui d’un isolement cruel. Henriette s’était, en quelques mois, si fortement attachée à Marie, que, depuis la rupture, il lui semblait n’avoir plus d’amies. En vain Reine se faisait plus prévenante et vainement les camarades acceptaient sans humeur la direction de la nouvelle première ; Henriette éprouvait un sentiment de vide et d’abandon.

À la place de Marie, congédiée après trois jours d’absence, elle ne pouvait s’habituer à voir le visage nouveau d’une petite ouvrière qu’avait acceptée madame Clémence. Elle avait même une sévérité qu’elle se reprochait, envers cette enfant qui ne comprenait pas, et qui la regardait parfois comme pour demander : « Pourquoi me traitez-vous autrement, vous qui êtes bonne avec toutes les autres ? »

Une transformation s’opérait en elle, lente et profonde. Henriette, dans cet incident de la vie, avait pris une conscience plus vive encore de la misère humaine. Son cœur s’ouvrait plus largement à la pitié. Au lieu de chercher une consolation dans la pensée de l’amour d’Étienne, elle l’avait cherchée dans l’oubli d’elle-même. D’instinct, presque malgré elle, elle s’était jetée vers la multitude des pauvres et des souffrants qui l’enveloppaient, comme si elle n’était pas faite pour la tendresse d’un seul, mais pour celle qui n’a pas de nom, pas de caresses, et qui participe de l’obscur émiettement des foules. Déjà, sans qu’elle s’en doutât, et bien avant d’avoir connu l’amour d’Étienne, elle avait reçu l’aveu de ceux-là que personne n’aime. Ils l’avaient protégée contre la vie qui dévore les autres ; ils lui avaient donné la joie de se sentir utile, bienfaisante, remerciée par des larmes. À présent, ce souvenir l’emportait vers eux, non sans retour et sans partage, mais puissamment.

Le dimanche, lorsqu’elle ne sortait pas avec l’oncle Éloi, elle passait une heure ou deux avec ses amis du quartier, sous les arbres de l’avenue Sainte-Anne, où le soleil d’automne assemblait les enfants et les femmes. On ne la craignait plus du tout. On l’avait adoptée. Ou bien elle allait voir, et c’était encore pour s’occuper d’eux, le vieux prêtre habitué dont le jardin donnait sur la rue de la Hautière. Ils parlaient de leur commune clientèle.

Quelquefois cependant un souvenir, une rencontre, la jetaient impétueusement vers d’autres rêves. Un matin, pendant le trajet qu’elle faisait du logis de la rue de l’Ermitage à l’atelier, elle suivit un ménage d’amoureux, des gens comme elle, bien humbles, qui n’avaient à eux que leur jeunesse. Et, pour les avoir regardés, pour avoir passé près d’eux, Henriette fut troublée de songes d’amour, comme ceux qui, au printemps, s’attardent dans la traînée de brise où court le parfum de l’épine noire en fleur. Elle songea : « Je dirai oui au grand Étienne, quand il viendra. Et nous irons comme eux, dans la grande fête rapide que devinent les passants. » Et puis ces poussées de jeunesse s’évanouissaient, et il suffisait à Henriette de se retrouver avec Marcelle Esnault l’infirme, avec la Vivien, avec l’une quelconque des misères à demi consolées par elle et qui lui souriaient, pour dire, dans le secret de son âme : « Je crois que je ne pourrai plus vous quitter : vous êtes ma vie. »

Plus que tout autre et plus que jamais, Éloi Madiot avait besoin de sa présence et des paroles qu’elle savait dire à ceux qui se plaignaient, comme si elle-même n’avait eu d’autre peine que la peine des autres. Il était resté accablé sous le coup de la découverte qu’il avait faite, et incapable de décision. L’idée d’avoir avec Antoine une explication décisive l’épouvantait. Les semaines s’écoulaient et il retardait toujours. Il s’accusait de lâcheté, et il n’agissait pas. Henriette, le trouvant plus taciturne que de coutume, hésitait à croire que l’âge seul en fût la cause. Elle lui demandait : « Pourquoi ne me dites-vous pas tout ? Puisque vous souffrez, je suis là pour savoir ? » Mais il ne répondait rien.

Dans la seconde quinzaine de novembre, quelques jours avant la date fixée pour le départ des conscrits, Éloi se décida enfin à faire la démarche qui lui coûtait tant. Il alla attendre son neveu, à la sortie de l’atelier, et lui dit :

– Écoute, Antoine. J’ai été vif, l’autre soir, parce que tu ne me parlais pas honnêtement de l’armée. On ne peut pourtant pas se quitter comme ça. La veille du départ, c’est vacances. Veux-tu que j’aille te chercher, et que nous prenions un verre ensemble ?

L’ouvrier, étonné, défiant comme de coutume, réfléchit un moment, et dit :

– À la condition qu’on ne me parle plus de M. Lemarié, je veux bien.

Cette veille du départ arriva.

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