XXIII

Dès huit heures du matin, Éloi Madiot avait commencé une « tournée » pour célébrer l’entrée d’Antoine à la caserne. Les conscrits devaient être rendus le lendemain à La Roche-sur-Yon ; Antoine prendrait donc, avec les camarades, un train du soir.

Il était midi. L’oncle et le neveu avaient fait d’abord une station à la Croix de Fer, vieil hôtel situé près des ruines de l’usine Lemarié, où l’habitude ramenait le vieux cloueur de caisses. De là, à travers le quartier des ponts, ils s’étaient rendus sous les treilles d’un cabaret de banlieue, non loin de la prairie de Mauves, « un endroit fameux, disait Éloi, où il y a un petit muscadet de Loire si drôle qu’on danse en le voyant. » Il dansait un peu avant de l’avoir vu, congestionné par la fouettée d’air vif qui descendait la Loire. Il fêtait l’entrée au régiment. Des souvenirs qu’il tenait pour glorieux, pour une sorte de devoir militaire, lui représentaient cette veille de départ comme un jour de vacarme et d’ivresse. Et tout ce qu’il avait gardé d’entrain et de jurons était dehors. Il parlait haut, racontant des choses lointaines d’une armée qui n’est plus, citant des noms, à jamais obscurs, d’officiers qu’il avait connus et de villages où il avait campé. De son bras gauche encore raidi par la blessure, il tirait, il traînait presque ce pâle neveu, chétif à côté de lui, et qui ne comprenait point. Par la gaieté, le vieux semblait le plus jeune ; sur ses fortes épaules, sa tête rouge et blanche dodelinait. En passant devant les marchandes de légumes, assises entre leurs paniers comme dans une niche verte, il abaissait les yeux sur le chapeau mou qui lui frôlait l’épaule, et souriait dédaigneusement pour faire entendre : « Voilà les conscrits d’aujourd’hui ! Est-ce que ça me ressemble ? Voyez, mes belles, ce que nous étions, ce que nous sommes ! »

L’autre, souple, les yeux fureteurs, se laissait conduire, pas plus troublé que d’habitude. À présent, ils avaient retraversé la ville, sans savoir pourquoi, et, incapables de déjeuner, sentant le besoin de combattre la fatigue qui grandissait, ils étaient attablés au fond d’une gargote de la rue Saint-Similien, Aux Sept Frères Tranquilles. Éloi, assis à contre-jour, continuait de parler avec une animation croissante. Mais la figure du vieil ouvrier avait cessé d’être expressive. Elle n’obéissait plus que malaisément à l’effort de l’idée, et ce n’était qu’une obéissance partielle, un mouvement de la mâchoire, qui n’intéressait ni les yeux, ni le front, ni les joues, fixés dans l’hébétement de l’alcool. Antoine, accoté contre le mur, ne buvait plus. Tous deux, sur la table de marbre, ils prenaient et soulevaient de temps à autre un verre de mauvaise absinthe, en disant : « À la tienne ! – À la vôtre ! » Mais l’oncle seul ouvrait la bouche pour essayer de boire, et, à chaque coup, des gouttes de liqueur verte, échappées et coulant entre les poils rasés de sa barbe, le faisaient frissonner comme une brûlure. Cela l’irritait et l’excitait autant que ce qu’il avait bu.

La salle était pleine d’une fumée de ragoût, qui mouillait le plafond. Des habitués mangeaient aux tables les plus voisines de la devanture basse, que voilaient jusqu’à la deuxième vitre des rideaux de lustrine verte. Aucun ne semblait entendre la discussion qui s’animait, la voix de chantre d’Éloi Madiot, le fausset traînant d’Antoine. Seule, une grande fille rousse et lasse, la servante assise près de la devanture, un rayon de soleil dans les cheveux, le coude appuyé sur la tringle du rideau, épiait du coin de l’œil et sans tourner la tête ce petit mécanicien quelle connaissait.

– Enfin, de mon temps, disait l’oncle, on était plus gai que ça, la veille du départ. T’as pas l’air d’un conscrit !

– Je vous ai dit mon avis là-dessus, mon oncle, et je n’en change pas tous les jours. Je vas au régiment comme à mon malheur.

Il acheva sa pensée d’un geste de la main et de la tête rejetés en arrière, qui signifiait : « J’aurai tout le temps l’idée d’en sortir, et tous les moyens me seront bons. »

Le vieux, qui ne pouvait se retenir de donner des conseils, trop enfoncé d’ailleurs dans l’ivresse pour remarquer la violence froide de ces mots d’Antoine, poursuivit :

– Tu verras : suffit de se mettre bien la théorie dans l’esprit, et d’obéir aux chefs, et puis de regarder comment font les autres. Pas trop de boisson, au régiment. Pas trop de femmes non plus… Les officiers n’aiment pas que les soldats aient un ménage en ville…

Il cligna l’œil droit, et ajouta :

– Si tu as une petite amie, Antoine, l’emmène pas !

Et le pauvre homme crut que son neveu riait, tandis qu’Antoine frémissait, atteint au fond de son être, car il l’aimait, lui aussi, la malheureuse fille qu’il allait quitter.

L’oncle se força un peu pour rire, afin d’être à l’unisson, et, trouvant l’occasion favorable pour poser la question depuis si longtemps réservée :

– Je pense que tu as mauvaise tête, Antoine, mais que tu voudras tout de même faire honneur à la famille, à moi d’abord, et puis…

Une voix sifflante et basse l’interrompit.

– La famille ?

– Eh bien ! oui, dit le bonhomme, la famille, ta sœur et moi…

– Faut pas me la faire, le vieux ! Je la connais, ma famille, et je sais que j’ai été volé, volé, volé, entendez-vous !

Antoine s’était courbé sur la table, tout près de l’oncle Madiot qui faisait signe de sa mauvaise main : « Pas si haut ! pas si haut ! » Il entendait les glissements de pieds des clients qui écoutaient. La servante rousse, au bout de la salle, se renversa sur sa chaise en riant.

– Eh ! là-bas, vous autres, faut pas vous battre !

Mais le jeune homme, emporté par la rancune qui avait fait dévier toute sa vie, continuait, jetant ses mots à la face du vieux :

– Oui, j’ai été volé par celle qui n’avait pas de droits chez nous ! Elle m’a pris ma part de tout. Vous, l’oncle Madiot, vous m’avez trompé…

– C’est pas vrai ; je n’ai rien dit.

– Mais je sais tout, j’ai appris tout. Le jour où je l’ai su, je suis parti pour ne plus vous voir. Je n’ai jamais rien été chez vous, et elle y a toujours fait la loi. Dites donc que ce n’est pas vrai ? Niez-le donc ? Pourtant je suis le fils du père Madiot, moi ! Quand je la rencontre, le cœur me tremble de jalousie.

– Antoine, tais-toi maintenant, tais-toi !

– Si c’est ça ce que vous êtes venu chercher, vous êtes servi : je la déteste !

À ce mot-là, Antoine s’était levé. Il ne faisait plus attention à l’oncle Madiot, qui courbait de honte ses grosses épaules. Il regardait, autour de la salle, les consommateurs devenus attentifs, et qui tournaient la tête, cauteleusement, du côté du bruit. Mais, au fur et à mesure qu’ils rencontraient les yeux gris de l’ouvrier, ils se remettaient à considérer leur verre, comme indifférents à tout le reste. Quand il jugea le cabaret rentré dans l’ordre, Antoine tira de son gousset une pièce de quarante sous, et la jeta sur le marbre.

– C’est moi qui paye, dit-il tout haut.

La pièce sonna ; la fille rousse se redressa ; et, l’œil sur la rue, entre les tables, Antoine s’avança, pâle comme ceux qui vont s’évanouir.

Le vieux marchait en arrière, à petits pas mous, ronchonnant on ne savait quoi, les yeux baissés, la moustache blanche relevée par un pli terrible. Plusieurs eurent l’idée que les deux hommes allaient se battre, en effet. Il n’en fut rien. Antoine s’arrêta sur le seuil des Sept Frères Tranquilles. Il examina la boue qui blondissait, puis l’ouverture de la rue, par où venait un soleil d’automne incliné et faible, et il monta vers la gauche.

Alors, derrière lui, une voix formidable, faussée par la colère et par le vin, une voix qui fit sonner les devantures de la rue Saint-Similien, cria :

– Vermine !

Ce fut la dernière parole, l’adieu à jamais.

L’ouvrier haussa les épaules, et continua son chemin.

Il alla droit chez sa maîtresse, et, dans la cour, entre des murailles habitées comme des cloisons de ruche, lui, pour la première fois, au lieu de se glisser, il appela :

– Marie !

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