XXIV

Elle l’attendait. Pour elle aussi, cette journée marquait l’entrée dans l’inconnu. Deux fois déjà, Marie Schwarz avait éprouvé l’angoisse des abandons sans remède probable, la première fois lorsqu’elle s’était vue chassée par sa mère, la seconde fois en arrivant seule à Nantes, dans ces heures de détresse où elle avait rencontré Henriette. À présent son amant partait ; et ce n’était pas seulement la misère pour le lendemain, c’était encore, pour le soir même, la séparation certaine, peut-être à jamais. Mais telle est la prodigieuse jeunesse : elle souriait, quand elle apparut, d’avoir à faire une dernière promenade avec lui.

Antoine, tout pâle encore, la saisit par le poignet, et dit :

– Arrive ! J’ai besoin de prendre l’air. Je viens de faire mes adieux à l’oncle Éloi, et, je crois, pour longtemps.

Elle comprit qu’il avait bu un peu, qu’il s’était disputé, et que sa mauvaise tête de Breton était aux champs. Alors, voilant le sourire qu’elle avait eu pour lui, et douce pour qu’il n’y eût pas de scène dans la rue, elle suivit l’ouvrier qui racontait sa matinée. Il se tenait droit, mais il avait les yeux étranges. Elle avait passé le bras dans celui d’Antoine. Elle allait, glissant sur le pavé gras, sans autre volonté que de ne pas contrarier l’homme qu’elle sentait irrité.

Ils furent bientôt dans le quartier commerçant de la rue Crébillon, où Marie travaillait autrefois, et où elle évitait d’ordinaire de passer, à présent. Un sentiment de pudeur qu’il n’aurait pas compris écartait Marie de ce chemin, qu’elle avait parcouru seule et honnête fille pendant tout l’été. Derrière les glaces des magasins, elle apercevait la silhouette d’employés qu’elle connaissait de vue, et qui s’étaient souvent retournés quand elle descendait, à la nuit dorée de sept heures, les soirs de mai. Elle croisait des clientes de madame Clémence, roses sous leur voilette serrée, le cou enfoui dans des fourrures, et pour lesquelles elle avait essayé des chapeaux, peut-être ceux mêmes qu’elles portaient. Les dames ne la regardaient pas, ayant deviné de très loin, entre leurs cils, à l’ensemble du groupe, qu’elle n’était pas du monde. Cependant elle se sentait gênée. Elle avait peur de se heurter tout à coup à quelqu’une de ces demoiselles de l’atelier, ou à un commis de chez Mourieux. Aussi, elle accepta vivement, lorsque, dégrisé par l’air, Antoine dit, au tournant d’une rue :

– Je ne sais pas ce que je fais ici. Veux-tu venir à la campagne ?

Ils remontèrent aussitôt à l’ouest, vers la Ville-en-Bois et vers Chantenay. Ils s’écartèrent des quartiers riches, faisant le tour par des ruelles de banlieue qui leur étaient familières. La marche fatiguait Marie, mais Marie ne se plaignait pas. Antoine, redevenu lui-même, ne gardait plus de l’équipée et de la dispute du matin qu’une mélancolie noire où elle l’avait vu souvent plongé, et qui n’était que la domination, à certains moments de crise, de la race autrefois associée aux tristesses de la mer bretonne. Il lui parlait bas. Il essayait de la consoler, sans rien trouver qui fût un allégement à une double douleur qui n’en comportait pas.

C’étaient des mots qui n’avaient d’autre valeur que d’être dits doucement et dans la peine.

– Je t’enverrai mon prêt, ça t’aidera un peu… Et puis… deux ans… Je serai peut-être réformé… Quand je serai libéré, je me marierai avec toi, dis, Marie ?

Elle écoutait. Elle savait que le prêt ne la ferait pas vivre deux jours ; qu’Antoine ne reviendrait pas ; que, libéré du service, il ne l’épouserait pas. Et cependant la femme, l’être de dévouement et d’immortel amour qu’elle aurait pu être, s’épanouissait encore au son des paroles faites pour d’autres, pour celles qui ne sont pas tombées et qui ont le cœur dans l’avenir.

Au large du coteau de Miséri, vers le milieu d’une montée, comme ils marchaient toujours, ils se trouvèrent en face du soleil qui descendait. Une moiteur les pénétra. Marie pensa au jour très lointain où, avec Henriette, elle était allée chez les Loutrel de la prairie de Mauves, par ce grand chaud qui énervait.

Et tout de suite elle demanda :

– Tu iras lui dire adieu, Antoine ?

Il répondit durement : « Non. » Elle se tut, elle détourna, contrariée, son visage vers les murs de jardins qui bordaient la rue faubourienne. Il y avait des pinceaux de feuilles jaunes au bout des branches dégarnies. Quand le vent souillait, ils balayaient la vieille chaux des clôtures, toute verdie de mousse et noircie de fumée. On entendait ce glissement funèbre, celui des ruisseaux en pente et le ronflement des volants d’usine. Très haut, dans la lumière, des linots voyageaient, attirés par les terrains vagues ou sèchent les derniers chardons.

Antoine et Marie ne se donnaient plus le bras. Le nom d’Henriette les avait séparés de pensée.

Tout à coup, par la brèche d’une clôture en ruines, ils aperçurent quelques maisons à leurs pieds, et, au-delà des prés qui emplissaient la pente, la campagne et un homme qui labourait un champ ; sur la gauche, un peu en avant, la porte ouverte d’un cimetière.

– Tiens, dit Antoine, je ne croyais pas être si près. Puisque je suis venu jusque-là, je ne partirai pas sans la revoir.

– Tu as raison, répondit Marie. Dans deux minutes nous serons rue de l’Ermitage. Si elle est rentrée, elle sera si heureuse !

Mais, lui, prenant les devants, tourna au bout de trente pas, et pénétra dans le cimetière.

Marie cria :

– Antoine ! Je ne veux pas ! J’ai peur des cimetières, moi, tu sais !

Il continuait. Lorsque Marie se décida à entrer elle-même, – en se signant par habitude, – il était déjà loin. D’un geste alarmé, elle releva sa robe des deux côtés, comme s’il eût traîné des germes de mort dans le sable. Les tombes blanches, alignées, la repoussaient au milieu de l’allée, où il y avait, de place en place, des couronnes fanées qu’elle évitait. Toute lasse qu’elle fût, elle courait pour rejoindre Antoine.

L’ouvrier s’était enfoncé, à droite, dans une partie du cimetière où les croix de pierre mêlées de croix de bois étaient moins hautes. Il se tenait debout, le chapeau à la main et appuyé contre le gilet, comme un paysan embarrassé, et il regardait une croix de bois noir, vieille, penchée, sur laquelle était écrit, en lettres blanches ponctuées de larmes : « À Prosper Madiot, manœuvre, âgé de quarante-quatre ans, six mois, deux jours, et à Jacqueline Mélier, son épouse, âgée de trente et un ans et huit mois, leurs enfants inconsolables. »

Marie le rejoignit, et s’agenouilla derrière lui.

Il disait tout haut, avec cet air de rêve qu’elle lui connaissait :

– Si c’est pas pitié ! Ils n’ont pas été heureux ces deux-là !

Un bouquet de roses du Bengale, encore frais, écrasé par les dernières pluies, était posé en travers sur l’herbe de la tombe. Antoine le poussa du pied hors de l’enceinte où reposaient ses morts.

– Je vas leur envoyer une couronne, et une belle, pour mon adieu. Ohé ! l’ancienne qui dors là, je ne t’en veux pas. Tu peux dormir. Moi, je m’en vas à l’armée. C’est à Lemarié que j’en veux, lui qui t’a séduite pour de l’argent, ma mère de misère, et qui t’a passée à un de ses ouvriers. Tu étais trop bonne encore pour un manœuvre de l’usine. Ohé ! ma pauvre mère blonde, on n’était pas heureux tous les jours, je me rappelle. Mon père te battait. Il détestait son maître, et il le battait sur toi. Tu pleurais plus que ta part. Je suis le fils de vous deux, et c’est pour ça que je suis triste, des fois. Vieille maman, je n’ai pas eu de chance, moi non plus. J’aurais mieux aimé être ta fille, parce que tu l’aimais mieux que moi. Tu la conduisais à l’école avec ton tablier bleu, et tu cachais pour elle des pommes dans ta poche. Le soir, tu la chérissais pendant que je m’endormais tout seul dans le coin de la chambre. Et puis, quand tu as été morte, mon père ne me donnait que des coups de pied et des claques, parce qu’il buvait. Toi, au moins, tu ne me frappais pas. Je me rappelle tout, ma mère de misère, et j’ai le cœur gros… Mais sois tranquille je n’ai jamais dit ce que je savais qu’à l’oncle Madiot, parce qu’il me provoquait. Je ne le dirai pas aux autres. Je ne veux pas qu’on parle mal de toi. Car, bien sûr, si tu étais là, tu me plaindrais, moi qui m’en vas au régiment. Ça me tourne le sang rien que d’y penser. Ils m’enlèvent ma maîtresse. Je serai un mauvais soldat. Peut-être que j’aurais fait quelque chose de bien, si j’avais eu ma maison, ma femme, et du travail pour faire aller le ménage, comme les très vieux qui n’avaient pas de service, et comme ceux qui naîtront plus tard. Mais voilà, les temps ne sont pas encore venus. Adieu, la mère ! adieu, le père ! Je suis malheureux, après vous qui l’étiez. Seulement je ne suis pas comme vous qui preniez patience, et j’ai la main plus près de mon droit. Adieu, les vieux !

Antoine se détourna, se pencha au-dessus de Marie agenouillée, et dit :

– Je n’ai plus que toi.

Il voulut l’embrasser, mais il la vit toute blanche, les yeux agrandis par l’angoisse, et fixes.

– Qu’as-tu, Marie ?

Elle ne répondit pas. Ce qu’elle avait ? En écoutant parler son amant, elle venait d’apercevoir, pour la première fois avec tant de netteté, l’effroyable abandon, ce que serait le lendemain sans Antoine, sans métier, et sans plus l’amitié ni le courage d’autrefois. Et elle se sentait incapable de porter ce poids de douleur. Et elle défaillait presque.

– Qu’as-tu ? demanda Antoine. Parle donc ?

Il la soutenait, et, du regard, cherchait un secours, quelqu’un qu’il pût appeler, si elle s’évanouissait. Vers la porte d’entrée, il y avait une femme qui ratissait, avec une douceur de caresse, un endroit fraîchement sablé. C’était tout. Le soir descendait. Les linots filaient dans l’air, éparpillés, inquiets, gagnant l’abri.

Cependant, au bord des yeux de Marie, les larmes apparurent, coulèrent, se précipitèrent, tandis que des sanglots secouaient le corps mince de la jeune fille. Et Antoine, voyant qu’elle pleurait, et que ce n’était qu’un chagrin de femme, la repoussa, et dit brutalement :

– C’est bon, c’est bon. Sèche-moi ça, et viens-t’en !

Elle répondit, comme le font tant de pauvresses, par un regard de douleur soumise, un frisson de tout l’être, et elle se mit à le suivre, laissant traîner, cette fois, sa robe sur les tombes. La femme qui ratissait crut qu’ils venaient de pleurer sur quelque mort à peine enfoui, de ceux dont on se souvient encore.

Ils n’avaient pleuré que sur eux-mêmes.

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