XXV

Du cahier gris. – « Mon frère est parti sans me dire adieu. L’oncle Madiot est rentré si furieux contre lui, que je n’ai pas pu le calmer. S’il m’avait raconté la discussion qu’il a eue, j’aurais peut-être mieux réussi. Mais il s’est borné à me dire : « Henriette, je ne veux plus que tu lui donnes de l’argent ; je ne veux plus que tu le voies ! » Je ne sais pas si je serai bien fidèle à la défense. En somme, je suis l’aînée, et notre mère est morte, et je suis première. Ça me fait trois devoirs, quand il a tout dépensé.

» Lui-même, mon oncle Éloi, est allé ce matin voir les Loutrel. Il paraît qu’Étienne a pour ami un sergent du régiment de la Roche-sur-Yon, et, par lui, mon oncle aura des nouvelles d’Antoine.

» Ce qui me fait le plus pitié, c’est Marie. La voilà seule, avec la misère revenue, et j’en suis sûre, le remords en plus. Si je savais qu’elle voulût me recevoir ! J’ai encore sur la joue son baiser du jour de Mauves, quand elle me disait : « Aimez-moi ! » Mais je prierai madame Lemarié de s’informer. Elle ira, elle me dira si je puis aller à mon tour, puisque j’ai été repoussée. C’était la honte qui me chassait. À présent, si la pauvreté me rappelle, comme j’ouvrirai les bras, largement, joyeusement ! Cette joie de se pencher, et d’attirer à soi, je n’en sais pas de pareille ! Antoine me l’a refusée. Marie m’en a vite privée.

» Que de choses se succèdent autour de moi, qui m’enlèvent la préoccupation de moi-même ! Mon oncle m’inquiète aussi. Je le trouve, pour la première fois, renfermé. Il doit avoir bien du mal à me cacher ce qu’il a. Je ne lui croyais pas de secrets pour moi, et je sens qu’il en a un, maintenant. La maison est plus sombre. J’ai de la peine à rester celle qu’on nommait la gaie Henriette.

» Mieux vaut, de toute façon, penser aux autres. L’idée m’est venue de compléter les litanies que je trouve dans les livres. C’est facile. Moi, je dis :

» Seigneur, ayez pitié des mères dont les enfants souffrent ;

» Ayez pitié de ceux qui ont le goût de la justice, et qui ne croient pas en vous ;

» Ayez pitié de celles qui sentent grandir l’usure de leur jeunesse ;

» Ayez pitié des jeunes filles qui s’abandonnent ;

» Ayez pitié de ceux qui aiment et qu’on ne peut pas aimer ;

» Ayez pitié des faibles que vous appelez tout bas. »

Dès la fin de décembre, les nouvelles d’Antoine, que l’oncle apprenait par Étienne, étaient mauvaises. Réputation de mauvaise tête, de querelleur. À la caserne, « on l’avait à l’œil », et les punitions pleuvaient déjà, les unes justifiées, les autres s’ajoutant par surcroît, à cause du fâcheux renom d’Antoine Madiot, qui payait pour d’autres.

Le vieil Éloi avait honte. Et quand le premier janvier vint, il n’osa plus aller à la prairie de Mauves, comme il faisait depuis de si longues années, à pareille date. Il redoutait d’entendre encore : « Tristes nouvelles, monsieur Madiot… »

Ce fut le grand Étienne qui vint, quelques jours plus tard, un dimanche que le soleil était doux. Et il ne cherchait pas l’oncle : il cherchait Henriette.

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