XXIX

Chez Éloi Madiot, une heure du matin.

Depuis des heures il cherchait à consoler Henriette, et elle ne se consolait pas. Près du poêle qu’il avait rechargé deux fois, dans l’atmosphère lourde, l’un à côté de l’autre, ils se répétaient les mêmes phrases sans pouvoir se délivrer de leur obsession, et sans épuiser la douleur qu’elles contenaient. Henriette ne pleurait plus. Seulement elle avait cette voix faible et trop haute qui annonce que quelque chose est brisé dans l’âme.

– Non, répétait-elle, je ne vous comprends pas ; vous ne voyez pas comme moi. Pourquoi dites-vous qu’il a montré du cœur ? En quoi ? En ne se défendant pas ? Il eût mieux valu qu’il se défendît. Moi, je n’aperçois que la honte pour nous tous. Oncle d’un condamné, sœur d’un condamné : quelle figure ferons-nous maintenant ? Je ne sais pas si j’oserai retourner à l’atelier, tandis que vous, il y a des moments où vous avez l’air presque satisfait…

– Non, ma petite, je ne dis pas ça. Mais, bien sûr, les choses auraient pu être pires qu’elles n’ont été. La preuve, c’est que le lieutenant, qui parlait contre lui m’a promis de demander la grâce, il me l’a promis après l’audience…

– L’obtiendra-t-il ? Et, même si la peine est changée en une autre, vous ne voyez pas que la honte sera la même ? Vous qui étiez si plein d’honneur, mon oncle !

– C’est que tu n’as pas assisté à l’affaire, petite. Il a été brave, je t’assure, Antoine. Il n’a pas eu peur ; il n’a pas rejeté sur les autres…

– Est-ce qu’il le pouvait ? Comment le pouvait-il donc, puisque la faute était à lui seul ?

Éloi ne s’expliquait pas davantage. Il se taisait. Et Henriette, une fois de plus, dans cette circonstance la plus grave de sa vie, croyait sentir l’écart d’éducation, la distance d’esprit qui avaient rendu vaine l’intimité du foyer. Non vraiment, l’oncle Madiot ne souffrait pas comme elle. Il avait bien décliné aussi, et la solitude était grande, bien qu’on fût deux.

Dans l’esprit de Madiot, lentement, une idée avait grandi. Il y songeait pendant les intervalles de silence, tandis que le poêle ronflait et attirait, l’un après l’autre, les fragments de copeaux qui tremblaient au bord du foyer. Il ne pouvait laisser Henriette se désoler ainsi, et, puisque lui, pauvre vieux sans éloquence et de tant de façons empêché de parler, ne réussissait pas à la calmer, peut-être qu’il y aurait un autre moyen, un moyen très bon, presque infaillible…

L’oncle considéra Henriette enfoncée dans le fauteuil qu’il avait approché, silencieuse, et comme défiante à présent. « Mon enfant est malade », pensa-t-il. Il dit tout haut :

– Donne-moi ton bras, petite.

Elle avait le bras chaud, le pouls rapide.

– Tu as la fièvre ; va te coucher, et endors-toi, dis ? Ne pense plus surtout ; ne te lève pas, demain matin, avant que j’aie frappé à ta porte ?

– Pourquoi ?

– Parce que… parce que tu as besoin de repos. Il est très tard… Je veux te voir avant ton départ pour le travail…

– Mais, vous ne sortez pas, je suppose ?

Il reprit :

– Va, mon Henriette. Je t’en prie ! Si tu es malade, demain, j’irai chez madame Clémence.

– La prévenir ? dit-elle en se levant. C’est bien inutile, allez ! Elle sera prévenue de ma vraie maladie par mes camarades !

En parlant, elle se pencha pour l’embrasser. Et lui, après qu’elle se fut retirée, il écouta quelque temps, pour être sûr qu’elle se couchait.

Lorsque, dans la haute maison, plus rien ne bougea, et qu’il n’entendit plus que le vent qui remuait çà et là une ardoise du toit, le vieux prit sa veste poilue, celle qu’il portait autrefois à l’usine, son bâton ferré, son chapeau, et, furtivement, se glissa dehors.

La nuit n’était pas froide. Comme il arrive aux approches du printemps, une brume bleue, presque tiède, défendait la terre contre les souffles violents des hautes régions de l’air. Les premiers pieds de primevères commençaient à dérouler cette nuit-là leurs feuilles duvetées de mousse.

Allez, allez, oncle Madiot ; hâtez-vous ; la petite pleure encore dans son lit, et vous ne l’entendez pas !

Il suivait les quais ; la lune baissait à l’horizon et éclairait le chemin ; la ville dormait, écrasée sous le poids de la fatigue de la veille ; seule, la Loire coulait et vivait, soulevant les bateaux dont les mâts faisaient des ombres dansantes sur le pavé. Il ne marchait plus comme autrefois, le vieux tambour ; il avait chaud, et il dut s’arrêter sur la berge, près de la gare où les feux des signaux diminuaient un peu la solitude.

La pendule marquait trois heures et demie. « Dans une heure, pensa Madiot, je serai à la cabane de Mauves. Pourvu qu’il ne soit pas déjà en pêche ! » Il évoqua dans son esprit l’image de ce bel Étienne, qui pouvait tout sauver. Oui, celui-là était un homme décidé, capable d’enlever une jeune fille contre le gré de ses parents, et, à plus forte raison, de mépriser des préjugés. « Je les connais, ces grands gars de la Loire. Quand ils aiment, c’est pour tout de bon. Je lui dirai… »

Madiot reprit sa route, le long du canal Saint-Félix, puis le long de la Loire, dans l’herbe indéfinie, qui était molle, mouillée et froide. Cela lui rappelait des marches de guerre, dans des pays qu’on traversait la nuit, et qu’on ne revoyait plus. Il ralentissait le pas, quelquefois, pour chercher si la vallée ne commençait pas à blanchir à son bord d’orient. Mais non. Et la pensée d’Henriette le poussait en avant, plus vite, vers la petite cabane où l’eau et le vent, tant que durait l’année, berçaient le sommeil des humbles.

Il finit par découvrir, dans l’ombre, la maison de planches goudronnées. Une raie de lumière s’échappait d’une fente de la porte. Il frappa du poing, trois grands coups.

– Ouvrez ! C’est moi, le vieux Madiot !

Presque tout de suite, une main enleva le verrou.

– Je raccommodais mon trémail, dit tranquillement le père Loutrel. Qu’y a-t-il pour votre service ?

Près de la chandelle posée sur une chaise, les deux hommes, séparés l’un de l’autre par l’ombre brune du filet que remaillait Loutrel, s’accroupirent et causèrent. Ils parlaient bas, à cause de la mère, qui dormait encore derrière les rideaux de serge. Madiot raconta le conseil de guerre, et la désolation d’Henriette, et l’idée qu’il avait eue d’appeler au secours le grand Étienne.

Le pêcheur acheva un rang de mailles, et dit, en serrant le dernier nœud sur son petit doigt tendu :

– Monsieur Madiot, le fils est déjà dehors, comme je vous l’ai dit. Il est allé à la chasse, pour pouvoir acheter quelques bouts de filin qui manquent à son bateau neuf. Je ne demande pas mieux que de vous conduire.

– Partons, alors, dit Madiot, car mon enfant pleure.

– Oui, mais je ne saurais vous dire la réponse du mien. Viendra-t-il ? Viendra-t-il pas ? Moi je ne violente pas mes gars : je leur laisse leur cœur comme il est fait.

Ils firent quelques pas hors de la cabane, montèrent dans un canot plat, et Loutrel, ayant dressé un bout de perche muni d’un mauvais carré de toile, le vent qui se levait les emmena à rebrousse-courant, dans la nuit qui recevait on ne sait d’où une première pâleur d’aube. La lune, toute penchée, avait l’air d’un veilleur qui n’en peut plus.

– Henriette ! murmurait le vieux tout bas, Henriette !

Et ce nom seul lui était une pensée sans fin. Des cris d’oiseaux appelaient le jour. Heure de chasse, où la lumière hésite, où les courlis, les mauves, les bécassines, les vanneaux, ouvrent l’aile engourdie, courent le long des sables, se reconnaissent, s’animent au départ, et filent en troupes légères.

Loutrel et Madiot remontèrent assez loin, vers les balais gris d’une futaie de peupliers, mirent le cap sur la pointe de l’île, et le bateau sortit de l’eau à moitié, en touchant l’éperon de terre qu’aiguisait le courant. Le pêcheur siffla. Un homme sortit de l’abri d’une souche de saule déjà bourgeonnée. Il avait une douzaine de vanneaux pendus à la ceinture. C’était Étienne.

En apercevant le vieux Madiot, il fronça le sourcil, et descendit sur la grève découverte.

Éloi roula entre deux doigts ses moustaches, et, la tête à moitié cachée par le col relevé de sa veste, regardant l’homme qui venait et qui lui plaisait tant :

– Antoine est condamné, dit-il.

– Tant pis, monsieur Madiot.

– À mort.

Le jeune homme enleva son feutre à bords rabattus, comme il l’eût fait devant le cercueil d’Antoine.

– Non, reprit Madiot, tu te trompes, mon grand Étienne. Il paraît même qu’on lui donnera sa grâce. Ça ne dépend plus de nous de changer son sort. Mais il y en a une qui pleure…

La longue tête, fine et mâle, se détourna vers la forêt de peupliers, dont les branches nues s’entrechoquaient. Le tout petit matin naissait entre leurs troncs.

– Elle pleure tant qu’elle est malade.

– Oh ! fit Étienne vivement.

Et sa voix sonnait si douloureuse, que Madiot reprit :

– Pas si malade, je pense, que tu ne puisses la consoler, mon gars. Viens avec moi. Je suis venu te chercher…

– Elle ne m’a pas demandé, n’est-ce pas ?

– Elle dort, dit doucement Madiot. Mais je crois bien qu’en se réveillant, si la petite pouvait savoir que ça ne te change pas, ce qui est arrivé à Antoine ; que tu as toujours du goût pour elle : m’est avis qu’elle se consolerait plus vite qu’avec moi… Car enfin, ça ne t’arrêtera pas, mon grand Étienne, qu’Antoine ait mal tourné ? Tu as toujours ton idée pour elle ?

Une joie brilla au bord des yeux bleus. Étienne délia la corde qui liait les vanneaux, les jeta aux pieds de son père, et cria, pour toute réponse, étendant ses deux bras au premier rayon de jour :

– Embarque, vieux Madiot, c’est moi qui rame ! Il espérait beaucoup moins que le vieux, mais la jeunesse était en lui, elle qui chante pour si peu.

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