XXVIII

À l’extrémité de Nantes, vers l’est, une rue s’ouvre, toute neuve, entre deux murs blancs, celui du quartier de cavalerie et celui de la prison militaire. Triste fin de faubourg. Personne ne passe là, que des gens de corvée, commandés par le métier, soldats, maraîchers, laitiers, officiers de service. Le pavillon de la prison fait l’angle de la rue, à gauche, continué par un bâtiment bas, qui est la salle du conseil de guerre où Antoine Madiot va être jugé. Puis le mur file, droit, aveuglant de blancheur, vers les terrains vagues et la campagne.

Il est une heure. À l’intérieur de la salle, on n’entend que la conversation à demi-voix d’une douzaine de soldats, assis sur les bancs qui font le tour des murs, dans la partie réservée au public. Ils causent, le fusil entre les jambes. Le sergent qui commande le piquet ne dit rien ; il considère alternativement, du même air bourru qui tient ses hommes en respect, ses souliers merveilleusement cirés et les rideaux d’un rouge sombre, couleur de sang jeune et riche, qui pendent aux fenêtres. Il pense au beau temps, et à la chance qu’a eue un de ses camarades d’obtenir la liberté depuis midi jusqu’au soir. La salle est presque jolie sous ces reflets de soleil. Les lambris de chêne ciré luisent tout autour. Au delà de la balustrade qui sépare la salle en deux moitiés, deux tables surélevées, tendues de drap bleu, portent une ligne de clous dorés qui égaient l’espace. La plus grande, barrant le fond, est la table du tribunal ; l’autre, perpendiculaire, le long de la rue, est celle du ministère public et du greffier.

Une heure et demie. Les vitres tremblent au passage d’une voiture. Plusieurs chevaux de selle s’arrêtent dans la rue, invisibles. Les soldats écoutent le pas des officiers qui mettent pied à terre. Un sabre a dû frapper le granit du trottoir. Un silence absolu règne maintenant dans la salle, où il n’y a pas de public. Les soldats se sont levés, rangés en ligne, face à ceux qui vont venir. Deux officiers entrent, une serviette sous le bras : un jeune lieutenant d’infanterie, rose et blond, que l’on devine aimable et bon vivant, et l’officier d’administration qui tiendra la plume. Ils disposent leurs papiers sur la plus petite des tables, et ils attendent les juges.

Il y a là quatorze hommes, et pas une pensée n’est préoccupée du sort d’Antoine Madiot. Il n’aura pas un regard, en arrivant, qui ne lui soit hostile ou indifférent. Le ministère public relit ses premières phrases et ses dernières, qu’il a écrites ; le greffier classe des pièces ; le sergent et les soldats ne connaissent pas Madiot.

À ce moment, une femme en noir, voilée, hésitante, s’est glissée dans l’auditoire désert. Elle va s’asseoir contre la balustrade de séparation, à l’angle du mur. On voit le sombre de ses yeux à travers sa voilette. Celle-là pense à Antoine, pour tous ceux qui ne pensent pas à lui.

– Portez armes ! Présentez armes !

Les sept officiers du conseil font leur entrée par la porte du fond. Ils sont en grande tenue. Les plus jeunes ont à peu près l’âge d’Antoine, des moustaches d’adolescents, des cheveux qu’ils relèvent d’un coup de main en se découvrant, des gants blancs qu’ils posent sur l’extrême bord de la table, à côté du képi galonné, ou du casque dont la crinière tombe droite le long du drap bleu. Ils sont tous graves, quelques-uns avec effort. Ils vont s’ennuyer, parmi ces affaires, toujours les mêmes, qu’ils ont l’habitude et le devoir de juger. Qu’est-ce que ce paquet, affalé contre la boiserie, et tourné obstinément vers la porte par où pénètrent les accusés, la porte de la cour de la prison, que défend un vieux sergent retraité ? C’est une fille du peuple, qui n’a que des yeux passables. Alors ils regardent la muraille en face, au-dessus de la haie des soldats. Et ils s’asseyent, chacun occupant, à droite ou à gauche du colonel qui préside, un rang déterminé par les préséances, officiers d’infanterie, d’artillerie, de cavalerie, un commandant, deux capitaines, des lieutenants.

Marie, pelotonnée dans son coin, ne les avait vus qu’une seconde. Elle fixait une seule chose : la fente, faite d’ombre et de poussière, qui marquait la forme de la porte, en haut. Par là, c’était sa honte, sa vie et son seul amour, hélas ! qui allait entrer. Un homme vêtu d’une toge noire, gros, soufflant, en retard, traversa l’auditoire, et alla se placer derrière une sorte de box à claire-voie destiné à l’accusé. Elle n’y fit pas attention. Quelqu’un le suivait : le vieux Madiot, serré dans sa redingote du dimanche, honteux et digne, son chapeau de soie à la main, n’osant pas s’avancer, et que le sergent fit asseoir de l’autre côté de la balustrade, en face de la table bleue. Marie le reconnut à son pas. Elle épiait l’aube funèbre de la porte, le bruit du bouton de cuivre qu’on allait tourner.

Et tout à coup la fente noire s’illumina, s’ouvrit en épée de feu, s’élargit, et donna passage à un homme entre deux gendarmes.

Marie se leva à moitié, un genou appuyé au banc, ne laissant paraître, au-dessus de la cloison de bois, que le haut de son visage, et le chapeau de feutre avec l’aile dont elle avait enlevé les plumes rouges. Antoine ne la reconnaîtrait peut-être pas ainsi. Il s’avançait, la tête basse, chétif dans sa veste de petite tenue. Marie le trouvait diminué, plus étroit d’épaules qu’autrefois, et comme d’une autre espèce que ceux qui le jugeaient. Tandis qu’il marchait, les officiers l’accompagnaient du regard, les paupières un peu plissées et méprisantes, jusqu’à l’espèce de cage où il s’assit. Un léger frémissement courut entre eux, un signe d’intelligence à peine perceptible : « L’affaire Madiot, la plus grave d’aujourd’hui, un sale type. » Antoine continuait de pencher la tête, absorbé, n’ayant pas l’air de se soucier de connaître ses juges, ni le public s’il y en avait un, ni la salle où on l’avait conduit.

Le colonel dit :

– Levez-vous !

La voix était rude et épaisse. L’homme, grand et fort, sanglé dans sa tunique, le teint rouge, les yeux bleus, les moustaches grises tombantes, était un de ces juges habitués qui ne doutent pas de la culpabilité des accusés qui passent devant eux. Il savait que les instructions étaient soigneusement faites. Il aurait récité le code militaire comme une théorie. Il classait du premier coup d’œil les inculpés d’après leur tempérament : il y avait celui qui ruse, celui qui ment, celui qui menace, et il avait vite fait d’amener à se contredire l’homme qui voulait lutter.

Du même ton, il demanda :

– Vous vous appelez bien Antoine-Jules Madiot, né à Nantes, ouvrier ajusteur, actuellement sous les drapeaux, au 93e régiment d’infanterie, en garnison à la Roche-sur-Yon ?

Avant qu’il eût achevé, un mouvement de surprise fit se dresser toutes les têtes des spectateurs. Antoine Madiot venait de lever les yeux. L’homme n’était plus le même. Ce fut, parmi les officiers et les soldats, un sursaut d’intérêt, comme celui qu’éprouve la foule à l’ouverture du toril, quand le taureau bondit et se révèle bien armé, combatif et puissant. Ces yeux, fixés sur le colonel, étaient d’un gris de métal, durs, sans une nuance d’intimidation. Ils disaient une volonté irréductible, un orgueil que ni les fortes voix, ni les galons, ni la punition assurée n’entameraient. Entre la vie et l’audace qu’ils exprimaient et ce corps d’enfant usé avant de s’être épanoui, il y avait un défaut de proportion saisissant. Une fois de plus, le Breton reparaissait, avec son masque de violence muette et passive. Personne ne pouvait voir au delà. Derrière le masque, dans le secret de l’âme, des larmes coulaient peut-être, mais elles resteraient cachées, à jamais et à tous.

Il répondit, sans effort de voix, sans le moindre tremblement :

– Oui, mon colonel, c’est moi.

La bouche, pâle, demeurait entr’ouverte. On distinguait ses dents blanches. Les paupières ne s’abaissaient pas. Les officiers pensaient : « Il a un regard de forçat. » Marie ne songeait qu’à une chose : « Pourvu qu’il ne me reconnaisse pas ! Je lui enlèverais le courage ! »

– Vous êtes mal noté. Vos chefs vous considèrent comme un indiscipliné, une mauvaise tête. Bien que vous ne soyez au régiment que depuis le mois de novembre dernier, vous aviez déjà quinze jours de salle de police et dix jours de prison, avant ce soir du 23 janvier où vous avez frappé deux de vos supérieurs, le sous-lieutenant de réserve Lemarié et le caporal Magnier. Racontez ce qui s’est passé.

Pas un mot de réponse. Antoine, debout, fixement, regardait.

– Vous ne voulez pas parler ?… C’est bien. Les témoins parleront. Sergent, introduisez le premier témoin.

Le premier témoin était le caporal Magnier, un paysan déluré, bien nourri, satisfait d’être bien vu de ses chefs, qui s’avança en arrondissant le bras, salua, prêta serment, et dit :

– J’étais monté le premier dans la chambre, au retour du tir. Je mets mon fusil, pour le nettoyer, sur mon lit. J’entends quelqu’un derrière moi, je me retourne, et je vois le soldat Madiot qui jette son fusil à côté du mien. Pour lors, je lui dis : « Emportez vot’ fusil, c’est pas vot’ chambre. – Si, qu’il me dit.

– Non, que je dis, sortez et vivement. Vot’ chambre est au-dessus. » Comme il n’obéissait pas, je le prends par l’épaule. Il résistait, mais il venait tout de même. Ça faisait du bruit. Voilà que le lieutenant Lemarié passait dans l’escalier, et qu’il entend le tapage. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Encore Madiot ? » Il n’avait pas plus tôt parlé, mon colonel, que Madiot se jette sur lui et sur moi, lui envoie deux coups de pieds dans le ventre, un autre à moi dans la jambe, en criant : « Celui-là, je lui ferai son affaire ! » Les hommes l’ont empoigné. Ça été fini.

– Il était ivre ?

– À peu près, mon colonel. Il avait bu sur le terrain de manœuvre. À lui, il ne lui en faut pas beaucoup.

– Reconnaissez-vous les faits, Madiot ?

La voix, sans émotion, répondit :

– Oui.

– Et à qui s’adressait la menace : « Je lui ferai son affaire ! » au caporal ? ou à l’officier ?

– À l’officier, dit le caporal.

– Vous en êtes sûr ?

– Parfaitement : il avait les yeux dessus.

– Est-ce exact, Madiot ?

L’accusé fit signe que oui.

– C’est bien, caporal Magnier, allez vous asseoir. Sergent, introduisez M. Lemarié.

À ce nom, qui sonnait comme un autre aux oreilles des juges, deux cœurs de pauvres gens battirent, celui de Marie et celui d’Éloi Madiot. Antoine ne broncha pas. Il regardait maintenant le haut de l’étoffe rouge qui voilait la fenêtre en face de lui. On eût dit que ce second témoin lui était aussi indifférent que le premier. Cependant, lorsque le jeune homme, en tenue de ville élégante, les gants froissés dans la main gauche, un peu pâle, se fut avancé devant le tribunal, un éclair de colère et de haine traversa les yeux d’Antoine. Puis le regard se perdit de nouveau dans les plis de l’étoffe rouge.

L’interrogatoire recommença, le même d’abord, plus détaillé, avec des réponses autrement formulées ; mais, bientôt, la question se posa des relations antérieures entre Antoine et M. Lemarié. Le vieil Éloi, poussé par l’émotion, s’était à moitié dressé sur les jambes, et, tendu en avant, il écoutait, il regardait avec terreur le petit soldat, se demandant si le secret allait sortir de cette bouche qui avait jusque-là si peu parlé.

– Croyez-vous à la préméditation, monsieur Lemarié ?

– Non, mon colonel ; bien que les relations fussent assez tendues entre mon père et cette famille d’ouvriers, je n’y crois pas. Nous avions eu des difficultés d’intérêt.

– C’est ce qu’il importe d’éclaircir. Voyons, Madiot, est-ce que vous aviez des raisons d’en vouloir à M. Lemarié ici présent ou à sa famille ?

Antoine dit à haute voix :

– Oui.

– Expliquez-vous d’abord, monsieur Lemarié. L’accusé rectifiera, s’il y a lieu.

Éloi pensa : « Nous sommes perdus. » Il fit un mouvement avec le bras, pour attirer l’attention d’Antoine, pour le supplier, d’un geste, de ne pas raconter le passé, mais Antoine n’abaissait pas les yeux.

– Voici, mon colonel : mon père avait refusé d’accorder à un de ses ouvriers, que j’aperçois ici, – il désigna Éloi, – une pension qui n’était pas due légalement, à la suite d’un accident survenu par imprudence. Cet homme est l’oncle de l’accusé. La pension a été réclamée insolemment, à plusieurs reprises, par l’oncle et le neveu. Mon père se montra inflexible, et je crois que l’animosité d’Antoine Madiot n’a pas d’autre cause. Mais je dois ajouter que, dès le lendemain de l’accident, ma mère faisait soigner le malade à ses frais, envoyant son médecin et fournissant les remèdes. Je dois dire encore au conseil qu’après la mort de mon père, elle a immédiatement accordé à l’oncle de l’accusé une retraite de cinq cents francs par an.

Les jeunes officiers, aux deux ailes du conseil, hochèrent la tête, d’un air de dire : « Quel homme, ce Madiot ! »

– Ainsi vous avez entendu, Madiot ? Vous n’auriez eu contre la famille Lemarié que des prétentions discutables. Encore ne vous concernaient-elles pas directement. Tandis que les bons offices dont votre oncle a été l’objet ne sont pas niables. Admettez-vous ce qu’on vient de dire ? Y a-t-il autre chose que nous ne savons pas ? Parlez. Vous avez le plus grand intérêt à ne pas vous taire.

Antoine, les yeux grands ouverts et levés vers le jour, n’eut pas l’air d’entendre.

Deux fois le président répéta la question. Pas un muscle du visage du soldat ne bougea. Il semblait étranger aux débats. Toute la salle épiait ses lèvres immobiles.

Les secondes s’écoulaient. Le colonel se penchait à droite et à gauche, interrogeant les officiers d’un geste de ses mains écartées en éventail : « Impossible de le faire parler. En ai-je dit assez ? Est-ce suffisant ? » Les officiers s’inclinaient à tour de rôle : « Évidemment, l’homme est sans excuse. Une simple canaille. »

L’avocat intervint, et demanda :

– Monsieur le Président, puisque l’accusé persiste dans son système de mutisme, peut-être que cet ouvrier qui l’a élevé, Éloi Madiot, donnerait des indications utiles.

Et on vit le vieux tambour s’avancer vers le tribunal. Il était en ce moment aussi blanc de visage que de cheveux. Il se retrouvait en présence des chefs qu’il avait toute sa vie respectés. De son mieux, il essayait de reprendre l’attitude de l’ancien qui a loyalement servi, et qui sait comment on parle aux supérieurs, et qui ne craint rien. Mais le bras tremblait. La voix tremblait aussi quand il dit :

– Éloi Madiot, soixante-six ans, quatorze ans de service, sept campagnes, deux citations à l’ordre du jour, trente ans d’usine chez Lemarié.

– Que savez-vous ?

Il se tourna vers Antoine. Pour la première fois, leurs yeux se rencontrèrent. Le regard d’Antoine était toujours dur, d’une décision farouche, sans aucun attendrissement. Mais il disait : « À nous deux, l’oncle Madiot, pour sauver l’honneur de la vieille mère ! J’ai fait tout mon devoir : à vous ! » Éloi comprit : « Pour sauver Henriette ! » Il se retourna, et dit :

– Je ne sais rien.

Il y eut des rires. Deux ou trois des juges haussèrent les épaules.

– Dites au moins ce que vous pensez de l’accusé, fit le colonel. Vous l’avez élevé. Que pensez-vous de lui ?

Madiot leva la main, comme s’il prêtait serment, considéra le pauvre troupier derrière la claire-voie, et répondit :

– Un gars qui n’a pas valu grand’chose, mon colonel : mais ça a du cœur !

– Ne faites pas attention, monsieur le Président, dit l’avocat. Le témoin n’a jamais passé pour intelligent, et il est visiblement fatigué.

Les regards de commisération qui accompagnèrent Madiot, lorsqu’il regagna sa place, prouvaient, en effet, que tout le monde le comprenait ainsi : un vieux qui sait à peine ce qu’il dit.

L’affaire était jugée. Le reste importait peu. Le sous-lieutenant faisant fonction de commissaire du gouvernement prononça un réquisitoire sans passion, où il s’excusait presque de demander la peine capitale, pour se conformer à la rigueur des lois militaires. Mais l’aveu était complet, la violence certaine, le code formel. L’avocat battit l’air de ses manches, plaida l’irresponsabilité par ivresse, se sentit mal à l’aise au milieu de ses auditeurs, tous soldats, qui le toléraient et l’écoutaient à peine, tourna court, et se rassit en s’épongeant le front.

– Les débats sont clos, dit le président. Le conseil se retire pour délibérer.

Antoine ne sembla pas même s’apercevoir que ses juges se levaient, reprenaient leur casque ou leur képi, et, contents d’échapper à l’immobilité de ce métier d’occasion, la poitrine tendue, disparaissaient en file par la porte du fond. Les gendarmes ouvrirent la barrière à claire-voie qui l’enfermait. Il obéit machinalement, et s’en alla la tête basse. Et on ne vit plus les yeux gris qui fixaient les rideaux de la fenêtre.

Alors Marie osa se redresser. Elle se glissa le long de la balustrade, jusqu’à l’endroit où, de l’autre côté de la cloison de bois, Éloi Madiot s’appuyait. Un moment elle hésita, puis humblement, craignant d’être repoussée :

– Monsieur ? murmura-t-elle, monsieur Madiot ?

Par-dessus l’épaule, il aperçut le visage de Marie, qu’il connaissait pour l’avoir vue autrefois, avec Henriette.

– À quoi vont-ils le condamner, monsieur Madiot ? Dites, ce ne sera qu’à la prison ? Ils ne veulent pas le faire mourir ?

Elle attendit vainement la réponse. Avec une épouvante grandissante, elle suivit la figure du vieux qui se détournait silencieusement, et se repenchait vers la terre.

Était-ce possible ? Comment, ils allaient le condamner ? M. Madiot le croyait ? Même ce jeune officier à visage de femme, même cet autre qui avait une si profonde bonté dans le regard, ils n’auraient pas pitié d’un homme de vingt ans, qui était ivre, et qui n’avait pas même blessé ce Lemarié ?

Marie demeurait courbée, appuyée à la balustrade, attendant encore un mot d’espoir. Les veines de ses mains pâlissaient. Elle n’entendit pas les soldats de la garde qui s’alignaient. Soudain le commandement du sergent qui criait : « Portez armes ! Présentez armes ! » la ramena à l’immédiate réalité. Elle sentit tressaillir jusqu’aux fibres profondes de son cœur et de son pauvre cerveau malade. Un bruit de crosses qui se posaient sur le parquet sonna derrière elle. En avant, les sept officiers avaient repris leurs places, mais debout, le képi ou le casque sur la tête, la main gauche touchant la poignée du sabre. Elle essaya de lire la sentence dans leurs yeux. Ils avaient tous le même air, sérieux, sans pose et sans trouble, unanimement. Le colonel récitait des formules, des numéros d’articles, puis des phrases trop claires, d’une précision terrible :

« Sur la première question, à l’unanimité, oui l’accusé est coupable ;

« Sur la deuxième question, à l’unanimité, la voie de fait a été exercée à l’occasion du service ;

« En conséquence, le Conseil condamne Antoine Jules Madiot, soldat au 93e régiment d’infanterie, à la peine de mort, conformément à l’article 222 du Code de Justice militaire… »

Un cri s’éleva dans l’auditoire, un cri de détresse, court, aigu, qui finit par une plainte assourdie.

Déjà le tribunal quittait la salle. Le colonel s’arrêta, fronça le sourcil pour interroger le sergent de garde, et il se haussait sur ses pieds, car la balustrade l’empêchait de voir.

– Mon colonel, dit le sergent, c’est une femme qui est tombée.

La chose était de peu d’importance. Sur un signe du chef, dont les cinq galons d’or disparaissaient dans l’ombre d’un couloir, le sergent s’approcha de Marie à demi couchée, étendue à terre, la tête sur le siège du banc, évanouie, et la fit porter dehors.

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