XXX

Ils accostaient, deux heures plus tard, entre des goélettes amarrées, juste au bord de la corne de rocher qui portait la maison. Étienne n’avait pas quitté son tricot de laine, et Madiot n’avait pas rabattu le col de sa veste poilue. Ils montèrent l’escalier silencieusement, la gorge serrée, chacun luttant contre la peur de l’inconnaissable destinée qui attendait, pour parler, cette chose insignifiante, qu’ils eussent franchi encore dix marches, cinq marches, une marche. Aux extrémités de la vie, Madiot qui l’achevait, Étienne qui entrait, ils tremblaient devant la volonté d’une jeune fille, qui allait dire : « Vivez, restez », ou bien : « Souffrez, éloignez-vous à jamais. » Ils étaient déjà comme en sa présence. Et ils se firent des politesses pour franchir le seuil, parce qu’ils redoutaient ce qu’ils venaient chercher.

Henriette les entendit, et reconnut leurs voix. Elle était habillée, prête à partir, dans sa toilette noire de travail. Le peu de sang qu’elle avait aux joues se retira. Mais, elle aussi, elle était brave devant la destinée. Elle alla droit à la porte qui séparait les deux chambres, l’ouvrit, et dit à Étienne :

– Venez.

Étienne entra dans la chambre, et l’oncle Madiot s’effaça tout tremblant, pour le laisser passer. Henriette s’était reculée jusqu’auprès de la cheminée, et, dans le miroir accroché au-dessus, ses cheveux, débordant le chapeau tout autour, luisaient comme une grande fleur d’or. Elle avait compris ce qu’avait fait l’oncle Éloi et la preuve d’amour qu’Étienne lui donnait. Ils étaient là, tous deux, Étienne et Henriette. Étienne se tenait à deux pas d’elle, à côté de la petite table. Il interrogeait, de son regard habitué aux profondeurs de l’eau, ces yeux clairs, d’où l’âme était toute proche en ce moment. Jamais il n’avait lu si nettement l’amitié d’Henriette, qui s’attendrissait jusqu’à ressembler à de l’amour ; et cependant ce n’était pas de l’amour, car il y avait autre chose dans ces chers yeux : une résolution nouvelle, victorieuse depuis peu, et qui tremblait encore de la lutte soufferte. Elle lui disait ainsi tout ce qu’elle avait à lui dire, et avec tant d’affection, et de regrets, et de pitié, qu’aucune parole n’aurait pu en renfermer autant. Et lui comprenait tout, parce qu’il aimait.

L’oncle Madiot prêtait l’oreille, et, n’entendant rien, croyait qu’ils parlaient tout bas.

Lorsque le grand Étienne sentit que les larmes le gagnaient, il ne cessa pas de la regarder, mais, pour les empêcher de couler, il voulut parler, et dit :

– Ni votre frère, ni rien ne m’aurait arrêté, vous voyez.

Les longues lèvres qui avaient le don de consoler, s’entr’ouvrirent, et dirent :

– Mon grand Étienne, je vous aimerai toute ma vie. Toute ma vie, je vous serai reconnaissante de ce que vous avez fait. Je n’ai eu de frère que vous, je n’ai eu d’ami que vous.

Comme les larmes coulaient, sur les joues brunes d’Étienne, elle dit encore :

– Si mon cœur m’appartenait, je vous le donnerais. Dieu l’a pris pour ses pauvres. Oubliez-moi.

Alors, sans bien savoir ce qu’il faisait, le grand Étienne tendit les bras. Il osa, dans son trouble, appeler à lui celle qui ne serait point à lui. Elle l’entendit. Henriette, penchant déjà la tête pour être embrassée, Henriette se jeta dans les bras qu’il ouvrait. Il sentit la jolie tête blonde se poser sur son épaule. Il l’embrassa, la serrant de toutes ses forces sur sa poitrine. Un instant, leurs deux cœurs battirent l’un contre l’autre. Et puis, il l’écarta de lui tout doucement, la regarda, et s’enfuit.

Elle demeura à la place de son dernier baiser, inclinée encore.

Madiot, qui les guettait, s’était déjà épanoui.

Mais quand il vit Étienne passer devant lui, et saisir la poignée de la porte de l’escalier :

– Retiens-le, Henriette, il s’en va, il s’en va !

Elle demeura immobile, tant que le grand Étienne n’eut pas disparu. Quand le loquet de fer de la porte fut retombé derrière son ami, elle s’avança vers le vieux demeuré dans la cuisine ; elle lui prit les mains ; elle le ramena dans la belle chambre, son domaine, où elle était souveraine. Sans quitter les deux mains inquiètes qui s’attachaient aux siennes, elle le fit asseoir, et, le regardant, émue de sa propre peine et de celle qu’elle allait causer :

– Oncle Madiot, dit-elle, je n’ai pas retenu Étienne parce que j’ai un secret.

– Quoi donc, mon enfant ?

– Je ne veux pas me marier.

Tant de coups successifs semblaient avoir brisé la vigueur du vieux. Il tendit son pauvre visage las, devenu un paquet de rides où vivaient seulement deux yeux tristes, et il eut l’air de chercher autour de lui la paix d’autrefois, la maison douce où on était si bien, l’Henriette joyeuse du temps passé.

– Mais, mon enfant, dit-il, puisqu’il veut bien ?

– Je ne me marierai pas.

– Même avec un autre ?

– Non, mon oncle Madiot.

– Quoi donc alors ? Tu seras nonne ?

– Peut-être.

Il se leva comme un jeune homme, s’écarta d’elle, la toisa de la tête aux pieds.

– Ah ! l’ingrate, cria-t-il, elle n’était pas heureuse !

Ce qui restait en lui d’énergie, de colère, de faculté d’étonnement, flamba dans ses yeux usés. Le grognard de jadis se réveilla. Il se mit à arpenter la chambre à grandes enjambées, depuis le mur du fond, jusqu’à la fenêtre qu’illuminait le matin clair.

– Quelqu’un t’a poussée, grommelait-il, oui, bien sûr… Ah ! misère de vivre !… Me voilà seul, à présent… Mon enfant s’en va… mon enfant m’abandonne…

Henriette s’était reculée, et, redressée contre la cheminée, énergique, elle aussi, et plus maîtresse d’elle-même, elle disait :

– Vous vous trompez, je n’ai été poussée par personne. J’ai souffert de la vie, voilà tout… non pas à cause de vous, mon oncle, mais de ce que vous n’avez pas pu empêcher, de voir tant de misères que personne ne relevait… Toutes les fois que j’en ai approché une, comprenez bien, elle s’est tournée vers moi, elle m’a appelée… On ne résiste pas à cela… Et je n’ai plus que vous en ce monde, oncle Madiot, et je veux que vous me donniez aux pauvres qui me demandent…

Elle le suivait des yeux. Il s’arrêta un instant, la regarda avec une expression d’égarement, et reprit sa marche à grands pas, sur le plancher qui sonnait.

Pensait-il à ce qu’elle disait ? Non, il la connaissait trop bien pour espérer la faire revenir d’une décision mûrement réfléchie. Mais, tout de suite après la plainte qui était sortie de ses lèvres, après la vision de la solitude où il allait entrer, une idée s’était imposée à lui, et le torturait. Son Henriette était perdue pour lui. Son Henriette ne se marierait pas. « Mais alors, pensait-il, alors il faut que je lui dise tout ! À quoi bon la ménager maintenant ? J’ai le devoir de défendre Antoine devant elle. Je ne peux pas lui laisser croire toute sa vie qu’un neveu de mon sang, qu’un Madiot a été un mauvais soldat, un sans foi et un sans loi. Car la grande faute n’a pas été à lui. Il a été brave à sa façon. Il s’est tu pour elle, il s’est laissé condamner pour elle… Il faut que je parle… Il le faut. Je venge un innocent ! »

Pour la seconde fois il s’arrêta. L’affre de ce qu’il devait dire le secouait tout entier. Et il fixa longuement les yeux de son enfant qui allaient tant pleurer encore. Il n’avait plus l’air violent de tout à l’heure. Il ne restait, devant Henriette pâle et victorieuse d’elle-même, qu’un vieux qui obéissait douloureusement à une consigne d’honneur.

Il se rassit dans le fauteuil qu’il avait quitté.

– Viens, dit-il, moi aussi j’ai à te parler.

Quand il l’eut tout près de lui, et qu’il vit se pencher la chère tête blonde, vers lui et vers son secret :

– J’ai à te dire des choses bien dures, reprit-il.

Elle fit un signe d’incrédulité.

– Plus dures, ajouta Madiot, que celles que tu m’as dites.

Henriette sourit tristement.

– Que reste-t-il de dur, mon oncle, lorsque j’ai laissé partir mon ami, et que je vous quitte ?

– Hélas ! ma pauvre petite, il reste ceux auxquels tu n’as pas pensé ! Je vais tout te dire.

Tendrement, bien bas, avec des mots qui lui venaient mal, il raconta le passé. Henriette, sans un mouvement, comme anéantie, écoutait.

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