XXVI

Henriette était sortie. C’était l’après-midi. À travers les brumes transparentes, on voyait le ciel bleu pâle. Les pavillons des bateaux de la Loire ne remuaient pas. On ne sentait, dans l’atmosphère, que le mouvement égal des grandes couches d’air frais qui descendaient jusqu’au sol, et s’élevaient après l’avoir touché.

Aussi, les gens du quartier, les femmes surtout et les enfants, étaient montés sur l’esplanade de l’église Sainte-Anne, longue place plantée, que termine au sud, brusquement, l’escalier monumental à deux branches, qui tombe jusqu’aux quais de la Loire. Ils étaient là chez eux, toute l’année, car les riches n’y viennent guère, et les voitures ne traversent pas l’avenue une fois par jour.

La tiédeur bienfaisante de l’air avait mis dehors même les malades, les vieux et les nouveau-nés. Marcelle Esnault avait été traînée sur la butte dans sa voiture d’infirme, et, par tout son visage que relevait l’oreiller, aspirait la lumière vivifiante, dont c’était une des bien rares fêtes. Les cloches sonnaient pour les vêpres.

Une habitude ancienne assemblait en petits groupes, invariablement les mêmes, tous ceux qui dépassaient la quinzième année. Chaque arbre avait ses familiers, assis en rond sur des chaises apportées de la maison. On tricotait, on causait, on ne faisait rien, les mains sur le tablier ou dans les poches. De temps en temps, une mère jetait un regard sur les enfants qui jouaient par bandes, le long des murs ; elle reconnaissait les siens, les comptait, et reprenait l’attitude première. Toute la misère se chauffait. Toutes les poitrines lasses ouvraient leurs cavernes à la marée délicieuse de la tiédeur hivernale. Henriette, une habituée aussi, mais une passante, allait de groupe en groupe, saluer ses amis. Elle était la seule qui eût l’air d’une riche, – et elle ne l’était pas, – dans ces rassemblements qui, de loin, faisaient foule, et où l’on ne voyait que des tailles de percale, des tabliers sur des jupes noires ou à rayures, des chignons tortillés au-dessus de tempes dégarnies, des jaquettes de toutes saisons, et les casquettes à oreilles des vieux compagnons du vent de Loire. Elle se penchait pour questionner, elle se cambrait pour écouter, fine, longue, coiffée d’un tout petit feutre noir sur sa chevelure d’or, et se profilant, pour tous ces bonnes gens assis, dans la lumière laiteuse qui emplissait l’horizon. Les groupes voisins la regardaient d’un œil jaloux : « Elle parle à ceux-ci : viendra-t-elle à nous ? »

Elle allait à tous, et ceux qu’elle quittait la suivaient aussi du regard, comme une joie perdue.

Sous le premier arbre, il y a un groupe nombreux : Marcelle Esnault, l’infirme, la mère et quatre Bretonnes, femmes de carriers. Personne n’a de sang. Les cheveux, mêlés et mous, ressemblent à du lin battu.

– Figurez-vous, madame Esnault, que cette petite Marcelle a prétendu, l’autre jour, que j’allais me marier, et elle en pleurait ! Je pense que tu es consolée, mon amie Marcelle ?

En parlant, Henriette caressait le visage de l’enfant, immobile dans la charrette aux roues pleines. Les quatre femmes ont dit, l’une après l’autre :

– Ne vous mariez pas ! Ne vous mariez pas ! Ne vous mariez pas ! Ne vous mariez pas !

La mère a parlé la dernière :

– Mariez-vous, si vous trouvez, parce que vous vieillirez.

L’infirme n’a rien dit. Son amitié était comme ses souffrances, qu’elle ne disait que tout bas.

Un peu plus loin, sont assis trois autres amis d’Henriette, trois habitués de la place : un vieil homme en blouse, aveugle ; une femme encore jolie, brune, proprement vêtue d’une robe noire qui n’a plus d’âge ; et une petite fille, trop pâle et trop sérieuse, l’aïeul, la mère, l’enfant. Henriette, qui sait le passé, et de quelle espérance toujours déçue ces trois pauvres sont hantés, demande :

– Vous n’avez rien de nouveau, madame Lusignan ?

Le grand-père répond le premier :

– Non, mademoiselle Henriette ; les bibliothèques des chemins de fer, c’est comme les choses qu’on promet aux enfants pour avoir la paix, et qu’on ne donne pas. Pourtant Ernestine y a droit ! Son mari est mort d’accident, pour le service.

La petite femme brune reprend vivement :

– Mais sans doute, papa. Personne ne prétend le contraire. C’est ce que tu ne veux pas comprendre. Les inspecteurs ont tous reconnu qu’il était mort d’accident. Malheureusement, il n’a pas été tué sur le coup, et alors la Compagnie en fait passer d’autres avant moi.

Elle regarde sa fille :

– Et c’est bien long d’attendre.

Elle regarde Henriette :

– Il faudrait des protections, des hautes.

Henriette a bien causé un quart d’heure avec la femme qui attend une bibliothèque, et, comme elle connaît une riche, elle espère l’intéresser dans l’affaire si difficile, qui est tout l’avenir de ces trois êtres, et toute leur conversation.

– Mademoiselle Henriette ?

Cette fois, c’est une voix fraîche qui a parlé, une porteuse de pain, en taille claire malgré la saison. Elle tient, appuyée contre sa poitrine, la tête de sa sœur jeune, une créature bien frêle, anémiée, malade, qui est petite ouvrière dans une maison de couture.

– N’est-ce pas, mademoiselle Henriette, qu’elle a tort de ne pas vouloir mettre un vésicatoire ?

Les lèvres blanches de la couturière ont répondu :

– Il n’y plus de place pour en mettre. Et puis j’ai mal partout, surtout aux yeux. Connaissez-vous cette douleur-là, mademoiselle Henriette, sous les paupières, comme des charbons ?

– Oui, quelquefois je l’ai eue, à force de veiller, et de voir passer des couleurs. Le grain de l’étoffe lime les yeux.

La porteuse de pain a repris :

– Si vous pouviez la faire envoyer dans le Midi, ou dans une maison où on la soignerait mieux que chez nous ?

Et, comme la malade faisait signe que non, étant de celles qui se sentent trop blessées, qui ne croient plus aux remèdes, Henriette s’est mise à genoux pour être plus près d’elle, et elle a parlé si doucement, si bien, que la petite a fini par dire :

– Vous croyez ?… Je peux guérir ?… Vous trouverez l’argent qu’il faudra ?

Les trois jeunes filles étaient serrées l’une contre l’autre. Leurs visages, qui se ressemblaient si peu, avaient la fraternité charmante du même sentiment.

Et ainsi de suite, d’arbre en arbre, Henriette allait, faisant ses visites. Ce n’était pas seulement des malades ou des pauvres qu’elle rencontrait. Il y avait des demi-riches, c’est-à-dire des gens qui vivent de leur travail sans avoir peur d’en manquer ; et aussi des bien portants, des vaillants, des ménagères qui avaient dix enfants et de la patience pour douze au moins, des gamins rouges comme des brugnons, et des jeunes filles dont le rire, par moments, s’envolait sur la Loire avec le bruit des cloches. Mais elle s’arrêtait plus longtemps auprès de ceux qui souffraient. On la désirait ; on la regrettait ; une bénédiction s’élevait vers elle de cette foule. Henriette se sentait tout enveloppée de pensées qui disaient : « Ne nous abandonnez plus ! Quelle autre que vous s’est penchée sur la misère de ceux-ci ? Les voilà plus forts ; les voilà meilleurs. Une grâce est en vous, qui adoucit la peine. Versez-la sur les abandonnés. Soyez celle qui laisse après elle comme un étonnement d’être heureux. Mademoiselle Henriette, l’Espérance est malade en ce monde. »

Elle marchait, dans une joie légère. Elle remontait la partie de l’avenue qui touche l’église, lorsque, devant elle, Étienne déboucha d’une rue voisine. Presque en même temps, ils s’aperçurent l’un l’autre. Henriette changea à peine d’expression. Mais elle s’arrêta au milieu de la chaussée, et elle le regardait s’approcher. Lui, dans sa veste noire à boutons de corne, sa tête hardie dominant les groupes de promeneurs, il arrivait en se balançant, n’ayant qu’une volonté et qu’une hâte : lire sa destinée écrite là, dans les yeux transparents où luisaient des étoiles. Et ni l’un ni l’autre ils ne songeaient à se cacher, parce que l’heure était venue.

Elle avait un peu pâli. Elle enlevait lentement un de ses gants, afin que son ami sentît mieux la chaleur de l’étreinte, et qu’il ne lui dît pas une seconde fois : « Je suis trop peu de chose pour vous. »

Elle lui tendit la main si délibérément, qu’il en fut surpris.

– Je ne vous fais pas honte, aujourd’hui ?

– Pas plus que jamais, Étienne.

– J’ai été vous chercher rue de l’Ermitage, parce qu’il y a des nouvelles d’Antoine. Il est en prison pour dix jours. Je ne sais trop ce qu’il a fait. On ne me le dit pas.

Il ajouta, pour écarter encore la question souveraine, la question d’amour qui seule remplissait leurs âmes :

– On est sévère pour lui, plus que pour les autres.

Mais ils ne pensaient pas à Antoine ; et le grand pêcheur de Loire, quand il parlait ainsi dans la tiédeur brève du jour tombant, ne songeait qu’à la belle fille arrêtée devant lui, et dont le sourire ressemblait à celui du temps : très doux, mais sans promesse d’aucune sorte.

– Mademoiselle Henriette, dit-il enfin, depuis la dernière fois, voilà des mois, je n’ai eu d’idée que pour vous. Je ne peux plus vivre ainsi dans la peine. Je n’ai le cœur ni à la pêche, ni à la chasse, ni à rien. Ma mère le sait. Elle m’a dit : « Demande-lui au nom de la mère Loutrel, qui est son amie, et elle te répondra. »

Il vit qu’elle devenait plus pâle. Elle cessa de le regarder, baissa la tête, et dit :

– Mon pauvre ami ! mon pauvre ami !

Sa voix se fit plus humble, et reprit :

– Il m’en coûte, allez, de vous faire de la peine. Pardonnez-moi, mais je ne peux pas vous dire oui, je ne peux pas !

Le visage du jeune homme devint rude. Ses sourcils se froncèrent.

– Voilà donc ce que j’ai gagné à vous aimer, et à vous attendre !

– Que voulez-vous, Étienne ? Je me suis interrogée bien souvent, mais c’est peut-être mon métier qui m’a changé le cœur : il me semble que je ne me marierai pas. Vous ne me croyez pas ?

– Non, bien sûr !

Elle releva les yeux, blessée, et dit vivement :

– Que pensez-vous donc de moi ?

– Que vous en aimez un autre, un plus riche, un bourgeois qui a su mieux que moi vous faire la cour, et qui ne vous aime pas tant !

Il parlait presque tout haut, et, ardent à connaître son malheur, décidé à en finir, il reprit, de la même voix irritée :

– Qui est-ce donc ? Je veux le savoir ?

Le reproche s’adoucit dans le regard d’Henriette.

– Vous avez raison, dit-elle, venez.

Que lui importait, à présent, de retraverser l’avenue à côté d’Étienne Loutrel ? Est-ce que ce n’était pas fini d’elle et de lui ?

– Venez.

Sans comprendre, il l’accompagna. Ils descendirent lentement, vers la statue au bord du rocher, là-bas. Lui, hautain, il cherchait son rival, parmi les groupes qu’elle lui désignait à voix basse, et il s’étonnait de ne rencontrer que des vieux, des femmes et des enfants.

– Voici les Goulven, disait-elle ; les Menneret ; Céline Maquet, la couturière, et sa sœur ; le père Lusignan ; les Esnault de la cour des Hervé…

Sur le passage d’Henriette, quelques-uns faisaient un signe d’amitié, mais elle oubliait de les saluer. Elle les voyait à peine, parce qu’elle avait, près d’elle et pénétrant la sienne, l’âme souffrante, l’âme désespérée d’Étienne, qui se taisait. Elle n’entendait pas Marcelle Esnault dire tout tristement :

– Les revoilà ensemble !

Elle arriva au pied de la statue de Sainte-Anne, sur la plus haute marche de l’escalier, assez loin des arbres pour que personne ne surprit ce qu’elle allait dire, et, à demi détournée :

– Ce sont là mes amis, Étienne ; je n’en ai pas d’autres… Je sens qu’il faut que je les serve… Comment ? cela m’est caché, ou à peu près… Croyez-moi si vous voulez : c’est à cause d’eux que je ne me marierai pas. Ils m’ont appelée avant vous, et j’ai eu des chagrins qui m’ont attachée à eux. Je leur suis utile à présent. Si je les abandonnais, j’aurais un remords qui ne se guérirait pas. Et j’accepte pour eux la peine que je me fais à moi-même, Étienne, en vous disant : « Laissez-moi libre. » Car c’est ma vie qu’ils veulent, c’est moi tout entière. Vous ne pouvez pas bien savoir ce qu’il y a entre eux et moi. Moi-même je m’y perds en y pensant. Mais regardez comme ils sont jaloux !

Sous le premier arbre, elle montrait la charrette de Marcelle Esnault. La petite avait fait tourner sa voiture du côté où Henriette était arrêtée. Elle était trop loin pour entendre, mais son extrême sensibilité d’infirme, experte à observer les choses, s’inquiétait et souffrait. Elle avait tendu ses bras sur les rebords de la charrette ; la tête et le buste de l’enfant s’étaient redressés dans un effort qui était un supplice pour elle, mais elle pouvait apercevoir Henriette, et ce qu’elle pensait n’était que trop clair, car ses joues étaient sillonnées de larmes, qui tombaient une à une sur la couverture de laine tricotée.

Étienne considéra Marcelle Esnault, puis le visage exquis d’Henriette où la compassion et la peine de vivre étaient toutes deux mêlées. Et sans doute il ne comprit pas tout. Mais il devina qu’elle ne le trompait pas ; qu’une puissance mystérieuse, plus forte que l’amour, mais qui ne l’excluait point, les arrachait l’un à l’autre.

– Alors il faut que je vous parle. Descendons.

Il descendit, et elle fit de même, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au-dessous du niveau de l’avenue.

L’escalier était désert. Le soleil incliné rougissait les marches de granit. Henriette et le grand Étienne étaient seuls, tous deux jeunes, tous deux beaux et le cœur meurtri par l’amour. Leur secret n’avait plus de témoins que la Loire étalée à leurs pieds, les campagnes abandonnées à l’hiver, où, sur la verdure courte des prés, montaient, comme des fumées bleues, des haies de peupliers sans feuilles.

Étienne dit :

– Vous voyez là-bas, au delà des îles ?

– Oui, fit Henriette, c’est la prairie de Mauves.

– J’ai passé là des années à vous aimer, Henriette.

Elle répondit, dans un élan de tendresse qui l’empourpra :

– Ah ! si vous l’aviez dit quand j’étais toute jeune !

– Je restais des mois sans vous voir. Mais quand je vous avais vue, je rentrais content. Ma mère ne s’y trompait pas. Elle me disait : « Il n’y a pas de fille dans la ville de Nantes qui ait autant de cœur que celle-là. » Pauvre mère Loutrel, que vous m’avez fait de mal ! Il fallait me dire : « Elle a un cœur pour tous, excepté pour toi. Elle te méprisera. Elle te renverra. Ne la regarde pas ! » Mais moi je croyais en vous, parce que nous avions joué ensemble, et parce que vous aviez l’air heureux, quand vous veniez à la prairie de Mauves. Henriette, je pensais à vous tout le long de la Loire. Quand je n’en pouvais plus de tirer la seine, ou que les mains me gelaient en relevant mes nasses, je me disais : « C’est pour Henriette. » Quand j’avais grande envie de rester sous mes couvertures, les matins d’hiver, et que le père m’éveillait avant le jour, ma mère passait souvent après lui près de mon lit, et elle n’avait qu’à me dire : « Va, mon petit, c’est ton mariage que tu gagnes. »

Henriette l’écoutait, pressée contre lui, la tête levée, ne sachant plus où elle était, ne voyant que la figure irritée d’Étienne. Elle semblait l’implorer pour qu’il se tût. Lui, ne la regardait plus.

– Écoutez encore, poursuivit-il. J’ai passé des nuits à l’affût ; j’ai tendu plus de brasses de filets et de cordées qu’aucun pêcheur de Loire ; j’ai transporté des batelées de légumes à Trentemoult, afin de vous donner un jour l’argent de mon travail. Maintenant, l’argent est gagné. Mais celle pour qui j’ai travaillé me méprise. Je vais partir !…

– Étienne, non, ne partez pas ! Restez ! Oubliez-moi ! Restez pour les vôtres !

– Non pas ! Vous ne pouvez pas vous marier avec moi, mais moi je ne peux pas rester. Ma mère ne me consolerait pas. Toutes les grèves de Loire me parlent de vous, à présent. Je leur en ai trop parlé. Je suis décidé. Il y a trois fils de chez nous qui naviguent déjà, et le père comptait sur moi pour exploiter la pêcherie. Mais le quatrième aussi va prendre la mer, et c’est vous qui l’aurez voulu !

Il se mit à rire, de colère et de chagrin.

– Ouvrez demain votre fenêtre, mademoiselle Henriette, et regardez du côté des chantiers de la Loire. Pas plus tard que demain, vous verrez qu’on commencera à construire une chaloupe de pêche. Elle aura nom comme vous, l’Henriette. C’est elle qui m’emmènera, le plus vite possible, loin d’ici où je souffre trop. Et jamais je ne reviendrai au pays, jamais !

Il étendit le bras vers l’ouest, où fuyait une voile blanche, sauta deux marches, descendit en courant, et se perdit derrière la falaise.

Henriette répéta plusieurs fois, comme égarée elle aussi :

– S’il m’avait parlé plus tôt, toute ma vie serait changée ! Et dire que je le laisse aller !

Mais elle ne le suivit pas.

Elle fixait l’ouverture éclatante du fleuve qu’il avait montrée ; elle voyait déjà s’éloigner la chaloupe qui ne reviendrait jamais.

Quelques buveurs d’air du coteau de Miséri descendirent les marches, et la frôlèrent en passant. Elle sortit du rêve, remonta, et put dire en toute vérité, penchée au-dessus de Marcelle Esnault qui, cette fois, ne comprit pas :

– Jamais tu ne sauras combien j’aime aujourd’hui mon amie Marcelle.

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