XXVII

Les commandes affluaient chez madame Clémence, et, pendant les semaines qui suivirent ce dimanche où elle avait dit adieu à Étienne, Henriette eut peu le temps de songer à elle-même.

À la fin de janvier, un matin, elle fut prévenue qu’Éloi Madiot l’attendait au bas de l’escalier de madame Clémence. À peine l’eut-il aperçu qui descendait :

– Figure-toi, ma petite, dit-il, Antoine…

– Eh bien ?

Le vieux Madiot avait l’air bouleversé. Il était essoufflé par une longue course, et parlait par saccades.

– Antoine va passer en conseil de guerre !

– Ah ! mon Dieu ! dit Henriette. J’en avais le pressentiment.

– Moi aussi, va, sans te le dire. C’est une honte ! Un Madiot, un neveu à moi en conseil de guerre ! Ça va être dans les journaux !

– Qu’a-t-il fait ?

– J’arrive de Mauves. Étienne ne connaît pas les choses par le menu. Je ne sais que ce qu’il m’a dit. Il paraît qu’Antoine a eu une affaire avec un officier, dans une chambrée, voilà deux jours…

– Avec M. Lemarié, je parie ?

Elle se tenait d’une main à la rampe, penchée en avant.

Il la regarda, tâchant d’éviter le péril, et de ne pas se trahir.

– Oui, dit-il, Lemarié ou un autre, peu importe. C’est toujours la même chose, tu comprends ? Il l’a insulté, il l’a frappé. Dans le métier, il n’y a rien de plus grave…

– Mais alors, interrompit-elle, la peine ? la peine ?

Il la vit si anxieuse qu’il voulut revenir en arrière.

– Mais, ça dépend, ma petite…

– La mort, n’est-ce pas ? Ils sont si durs ! La mort ! Oh ! mon oncle Madiot, tout de même, notre Antoine !…

Le vieux monta une marche, pris de pitié, parce qu’Henriette sanglotait ; il passa le bras sur l’épaule de la jeune fille, et dit :

– Non, mon enfant… j’ai eu tort de parler trop vite… Je ne sais pas encore ce qui a eu lieu… ce n’est peut-être pas si grave… Ne te fais pas de mal à pleurer comme ça… Bien souvent on s’en tire avec de la prison… Henriette, puisque je te dis qu’Étienne n’en sait pas plus long. Ne te désole pas… Tu es déjà assez lasse… Attendons…

Ils apprirent bientôt le peu de ce qui leur restait à apprendre.

Ce n’était que trop vrai. En revenant d’un tir à la cible, Antoine, qui avait bu, était entré dans une autre chambrée que la sienne. Un caporal lui avait donné l’ordre de sortir. Le soldat l’avait injurié, puis, comme le sous-lieutenant Lemarié, arrivé au bruit, réitérait l’ordre, Antoine s’était jeté sur l’officier et l’avait frappé deux fois, à coups de pied, en criant : « Celui-là, je lui ferai son affaire ! » En un instant, on s’était rendu maître de cette brute. Maintenant le procès s’instruisait, et Antoine allait être jugé à Nantes, chef-lieu de la région militaire.

L’épreuve était dure pour Henriette, mais plus encore pour le vieux Madiot.

L’ancien soldat était atteint dans sa fierté de bon serviteur du pays, dans ce qu’il avait de cher et de tout à fait sacré, le culte de l’armée ; il souffrait de penser que son nom allait être prononcé devant un conseil de guerre, et que ce serait celui d’un accusé, et bientôt d’un condamné, car la condamnation, pour lui, ne faisait pas de doute. Mais une autre inquiétude le tenait, et lui enlevait le repos et le sommeil : Antoine allait parler. Le secret serait divulgué, au grand jour d’un tribunal, étudié comme un des documents de la cause, peut-être imprimé dans les journaux, dont Éloi avait la peur superstitieuse. Car c’était certain : Antoine, pour sauver sa vie, ne pouvait essayer que d’un moyen. Les faits n’étaient pas niables. Il pouvait seulement dire : « Je n’ai pas frappé l’officier ; je me suis vengé d’un homme contre lequel j’avais une haine de famille et de sang. Ces Lemarié ont été la cause de la mort de ma mère, de ma séparation d’avec Henriette, de mes opinions de révolté, de ma vie manquée. La querelle a été d’homme à homme, entre le fils d’une femme séduite et le fils du séducteur. » Il le dirait sûrement, d’autant mieux qu’il détestait Henriette.

Éloi Madiot n’avait plus que cette pensée. Et les jours fuyaient, avec une rapidité effrayante. Il était averti du transport d’Antoine de la prison de la Roche-sur-Yon à celle de Nantes, puis de la date probable de l’audience. Enfin il recevait une citation à comparaître, comme témoin à décharge, le 27 février, à une heure de l’après-midi.

Henriette, quelques jours après l’arrestation d’Antoine, avait écrit à madame Lemarié : « Vous comprendrez, madame, que je ne puisse plus aller vous voir, m’exposer à rencontrer chez vous M. Lemarié. Malgré tout, je ne serais pas sœur, si je n’étais portée à défendre mon frère, et si je ne souffrais pas, comme je fais, de la peine terrible dont il est menacé. Je n’oublierai pas la bonté que vous avez eue pour moi, et je suis toujours, madame, votre respectueuse et dévouée – Henriette Madiot. »

Elle attendait, elle aussi, dans l’angoisse, obligée de taire ses pensées, et de travailler sans goût, sans cette fraîcheur d’imagination que bien souvent ses camarades lui avaient enviée. Lorsqu’elle passait sur le quai, pour se rendre à l’atelier, elle voyait, dans son armature d’échafaudages, la coque de la chaloupe d’Étienne. Déjà, sur les membrures courbées, des ouvriers fixaient les planches. Elle se disait qu’il faudrait peu de temps encore, pour que le bateau fût achevé. Les coups de marteau qu’elle entendait lui sonnaient dans le cœur. Et deux dates s’approchaient pour elle, qu’elle redoutait également : celle du jugement d’Antoine, et celle du départ d’Étienne.

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