XXXI

Ce jour-là, Henriette ne parut pas chez madame Clémence. L’oncle Éloi passa dans la matinée chez la patronne, et excusa sa nièce.

Vers six heures du soir seulement, quand la nuit commença de tomber, la jeune fille sortit. Sans le savoir, elle avait fait comme Marie, elle avait enlevé les deux roses qui fleurissaient son chapeau. Au lieu de s’engager sur les quais et de couper à travers les quartiers du commerce et de la mode, elle remonta la rue de l’Ermitage, et, par un long détour, gagna la rue Saint-Similien.

Depuis que l’oncle Éloi avait parlé, elle n’avait plus qu’un désir : revoir Marie.

En chemin, elle répétait, remuant à peine les lèvres sous sa voilette :

« Marie, Marie, toi qui devais tout connaître, et qui n’as pas parlé ! Je me suis crue au-dessus de toi, et tu m’as fait la plus grande aumône : tu n’as rien dit ! Marie, quel mérite encore et quelle amitié dans ta honte ! Ah ! pauvre fille, comme nous pouvons bien mêler nos larmes à présent ! »

Elle entra sous le porche, dans l’encadrement duquel, entre deux murs de la cité ouvrière, on apercevait la cathédrale et les maisons qui l’enveloppent, bleues de la brume des lointains, puis elle pénétra dans le corridor de gauche, et frappa, une fois, deux fois. Personne ne vint.

À la troisième fois, une femme cria, du palier au-dessus :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Mademoiselle Marie Schwarz. Est-ce qu’elle est sortie ?

La voisine, comme beaucoup de femmes du peuple qui n’aiment point répondre aux visages qu’elles ne voient pas, descendit l’escalier, la tête débordant la rampe. C’était une femme d’ouvrier, jeune encore, fanée, avec des restes de rose dans un teint plombé, et des cheveux mal noués, couleur de chanvre.

En apercevant cette jeune fille bien mise, elle devina une camarade de Marie Schwarz, et dit :

– Vous ne savez donc pas qu’elle n’est plus ici, mademoiselle ?

– Depuis quand ?

– Mais, quinze jours déjà. On a fait la vente, chez elle, vous pouvez voir.

Elle lira une clef de son tablier, ouvrit la porte. Et, sans entrer, d’un coup d’œil, Henriette aperçut la chambre aussi nue que le jour où Marie l’avait louée. Les rideaux, la table, le miroir, les deux aquarelles prêtées, tout ce qui rappelait leur amitié, ou simplement tout ce qui rappelait Marie n’était plus là. La chambre offrait son lit de fer, ses deux chaises et ses murs blancs à l’hôte de passage qui pouvait venir.

La femme, reconnaissant à la rougeur d’Henriette que la jeune fille était plus qu’une camarade ordinaire et qu’une indifférente, dit :

– Voilà, elle avait bien du mal à gagner sa vie. Elle se jetait à tout pour avoir de quoi acheter son pain et payer son loyer. Elle faisait des chemises, des blouses, du tricot, et on voyait qu’elle avait l’habitude. Elle ne sortait guère. Quelquefois, je suis entrée chez elle, cet hiver, et elle mettait ses mains au-dessus de sa chandelle, comme ça, pour se chauffer. Moi, je lui disais : « Faut tout de même que celui qui vous avait prise avec lui soit bien canaille, pour ne pas vous envoyer de quoi vous chauffer ! » Mais elle ne disait jamais rien de lui. Il paraît que c’était un soldat, un simple soldat, mademoiselle, et encore un mauvais, car ils l’ont condamné, ces jours…

– Oui, oui, je sais… qu’est-elle devenue ?

– Ah ! vous saviez ? Vous dire ce qu’elle est devenue…

La femme s’arrêta, pour donner le tour de clef et fermer la chambre.

– Je n’aime pas inventer des histoires. Je peux dire seulement qu’elle n’avait plus guère la force de travailler, depuis deux mois. Le chagrin qu’elle se faisait, n’est-ce pas ? et puis la mauvaise nourriture, et puis la toux qu’elle avait lui minaient le sang. Elle n’a pas payé son terme, et alors, bonsoir. Ç’a été vite liquidé, son bibelot. Voilà quinze jours, comme je vous l’ai dit.

– Mais elle, madame, Marie Schwarz ?

– Dame, ma belle, je ne l’ai plus revue. Des voisines l’ont rencontrée. Elle a dû loger à la nuit, comme d’autres. Et puis hier, quelqu’un m’a dit qu’elle était partie pour Paris, d’où elle venait. Voyez-vous ça, des misères pareilles ?

Elle remontait l’escalier, traînant ses savates qui claquaient sur le bois avant que le pied s’y posât. Sans doute elle craignait d’en avoir trop dit, ou bien un regret lui vint de cette locataire de hasard. Elle ajouta, en haut du palier :

– Ça n’était pas méchant, vous savez. Seulement, ça aimait le plaisir ; c’était jeune ; c’était fou ; ça n’avait pas de mère…

. . . . . . . . . . .

Du petit cahier gris. « Maintenant je suis à vous, pauvres du monde. Je n’ai plus rien qui me retienne. Je me sens déliée d’avec tout. Ma seule fierté, qui était d’être une fille d’honnête race, je n’ai pas le droit de la garder. Je ne puis plus penser avec douceur même à mon passé d’enfant.

» J’ai dit adieu à mon Étienne, avant d’avoir connu ces choses. À présent, je vois bien que je ne devais pas être à lui. Quelle femme il aurait eue, celui qui parlait d’oublier mon frère, et à qui il aurait fallu oublier aussi ma mère, pour m’aimer ! Va, mon ami, ta place est à jamais dans mon cœur. Celle que tu choisiras sera heureuse.

» Mais, moins que moi. Je ne puis comprendre que la joie sorte de pareils déchirements. Et pourtant je me sens l’âme toute légère et délivrée de moi-même. Je me plais dans la pensée que ma famille va se refaire. Je vais vers vous, les souffrants, les inquiets, les honteux. L’ordre où j’entrerai, et que j’ai choisi, sera le plus petit de tous. Je serai Servante des pauvres. J’irai soigner ceux qui ne peuvent pas payer la charité ; je ferai le ménage quand la ménagère sera malade ; je débarbouillerai les enfants qui vont à l’école ; je taillerai le pain de la soupe ; je raccommoderai les vêtements usés ; peut-être je garnirai encore des chapeaux et des bonnets de pauvres. Ils me reconnaîtront bien sûr pour une des leurs, parce que j’ai gagné ma vie difficilement, parce que j’ai eu des amies qui m’ont trahie, une famille divisée, des tentations comme ils en ont, et que je suis la sœur d’un condamné, la fille d’une faute. Je serai leur sœur complètement.

» Ce sera bientôt, dans quelques semaines. J’ai promis à mon oncle d’attendre un peu, afin qu’il s’habitue à l’idée de notre séparation, ce que je ne peux guère croire. Je le ferai aussi pour madame Clémence, qui devra me remplacer. Il m’est pénible de rentrer à l’atelier, mais j’ai cédé à cause de l’oncle Madiot, pour ne pas commencer par une dureté une vie qui doit être d’amour. »

. . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, Henriette retourna au travail. Elle fut surprise de constater qu’un événement qui l’avait si rudement éprouvée, la condamnation d’Antoine, avait peu impressionné ses compagnes d’atelier. Dans le monde des humbles, les arrêts de la justice ont un médiocre retentissement. Celles qui aimaient Henriette lui demandèrent : « Est-ce vrai ? » et la plaignirent. Les autres avaient presque toutes, dans leur famille ou dans leur vie, des tares plus graves, et elles se turent. La saison était d’ailleurs la plus active de l’année. On parla vite d’autre chose.

Les semaines s’écoulèrent, uniformes. Henriette allait plus souvent voir le vieux prêtre qui demeurait à l’ombre de l’église Sainte-Anne. Le soleil revenait. Les jours s’allongeaient.

Et le printemps souleva la terre, avec la pointe des épis nouveaux.

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