XXXII

Il naissait. L’universelle vie montait du sol vers le ciel alangui. Toute l’herbe avait jailli en touffes. Les arbres durs qui ne portaient point encore de feuilles avaient au moins des bourgeons, et les bourgeons, vernis de sève, ressemblaient à une floraison. Le sang battait dans les veines humaines. C’était le temps où les âmes des aînés s’émeuvent d’amour, où les petits soufflent dans les chalumeaux faits d’un tuyau de blé. On vendait du lilas par les rues. La Loire avait fleuri.

Oui, l’eau elle-même a sa saison d’amour. Des lueurs la traversaient en tous sens ; il y avait, le long des berges, des bandes d’un mauve ardent, qui n’étaient le reflet de rien, et qu’on aurait pu prendre pour des traînées d’iris noyés dans les courants. Autour des pointes de sable, c’était un rire léger qu’on entendait de loin, et une succession de flots dorés, évanouis, reformés, émergeant du lit profond comme des couronnes de jonquilles. De larges nappes blanches, pareilles à des champs de neige, passaient d’un seul mouvement. Ailleurs, les remous enfonçaient, jusqu’au limon des creux, leurs tiges d’argent tordu. L’ombre n’arrêtait pas la lumière. Toutes les splendeurs confondues s’étaient fait un chemin, et coulaient vers la mer.

Et ce fut en un jour semblable que le grand Étienne partit de Mauves sur son bateau l’Henriette.

Le père et la mère étaient debout sur la dernière motte du pré, avec les trois enfants que la mère tenait par la main, groupe décroissant qui faisait une tache petite dans l’étendue immense de l’herbe. Ils regardaient fuir le sloop, qui venait de se détacher de la rive, et filait vers le large. Leur fils et leur fortune s’en allaient pour courir l’aventure de la mer. Il était beau le sloop, qu’avaient payé tant de fatigues et tant de veilles. Son avant coupait la lumière, lumière de l’air, lumière de l’eau, et on n’aurait pas su où l’une finissait et où commençait l’autre, sans la guirlande d’écume qui frissonnait en s’écartant, comme une moitié brisée d’un bouquet de mariée. Le mât craquait de plaisir sous l’effort de la voile, comme sous le poids retrouvé de ses feuilles d’autrefois. On entendait son cri de jeunesse et de défi. Sa fine pointe pliait, et rejetait en arrière la branche de laurier vert attachée au sommet. La coque était toute noire avec un filet rouge, rouge comme le sang des blessures. Dans la courbe de la grande voile, et debout sur le pont, il y avait six compagnons d’Étienne, qui lui faisaient conduite jusqu’à l’entrée de la mer : Jean, Michel, Césaire, Mathieu, Pierre et Guillaume, tous du même âge et tous enfants de la Loire. Pour lui, il tenait le gouvernail, tête nue, le corps serré dans son tricot de marin, et, ayant quitté toutes choses, pour ne point faiblir il ne se détournait pas, et regardait en avant.

« Adieu, grand Étienne, adieu celui qui tendait les nasses et les traînes à anguilles dans les passes inconnues du fleuve ; adieu celui qui menait d’un bras un bateau plat parmi les courants et les tourbillons d’hiver, bon travailleur, gagneur de pain, fierté de la cabane de Mauves ! Adieu celui qu’il était doux de voir grandir à l’arrière de sa barque, lorsqu’il revenait des îles avec le poisson frais, et qu’il criait de loin : « Bonne pêche, les amis, bonne pêche ! » Adieu l’enfant, adieu le frère, adieu la joie ! »

Déjà, dans la pleine Loire, le beau sloop avait pris sa route. Le soleil et le vent emplissaient son foc, sa grande voile et son hunier. Les gens de Trentemoult, fins connaisseurs, disaient :

– Quel est celui-là ? Comme c’est gréé ! Joli bateau !

Il défilait devant les goélettes, les bricks amarrés, et les matelots disaient à leur tour :

– Ça ne peut être qu’un yacht. Il a sept hommes de bord, et c’est trop pour sa taille.

Non, ce n’était qu’un pêcheur de Loire, que le désespoir d’amour emportait vers la mer.

Quand il passa par le travers de la maison blanche, les six compagnons levèrent leurs chapeaux. Le grand Étienne ne bougea pas. Il ne demanda pas : « Est-elle là ? » L’eût-elle appelé, en ce moment, d’un geste de ses mains pâles, qu’il aurait continué son chemin.

Henriette cependant le voyait. Elle avait obtenu de sa patronne deux heures de liberté ; elle avait descendu jusqu’à l’extrémité de Chantenay, où le regard est plus long sur la Loire plus ouverte. Là, sur un sentier qui côtoie la rive, elle marchait, se hâtant, afin de prendre de l’avance, et d’avoir plus longtemps dans les yeux l’image de son ami. Car, en marchant, elle tournait la tête, et le beau sloop venait vite, porté par la brise et par le courant.

Les six jeunes hommes chantaient en descendant la Loire. Elle entendait leurs voix.

Ni eux, ni le grand Étienne, ne pouvaient reconnaître cette frêle forme noire, ouvrière sans doute ou femme d’ouvrier, perdue dans l’étendue des campagnes agrandies. Ils la dépassèrent bientôt. À travers l’espace bleu, elle crut sentir l’ombre de la proue, l’ombre du mât et de la voile, l’ombre d’Étienne qui couraient sur elle. Elle pressa le pas. Elle voulait le voir encore, lui qui partait pour elle, lui qui ne chantait pas avec les autres, et qui ressemblait à une statue, immobile à la barre. Mais le vent fraîchissait. La proue se levait aux premières ondulations de l’eau, message de la mer lointaine, qui venait chercher son bien. La voile s’inclinait. La silhouette des hommes diminuait. Ils n’étaient plus qu’un groupe indistinct, sur le pont devenu plus étroit qu’un copeau de sapin. La branche de laurier, à la pointe du mât, s’agitait comme une main qui dit adieu.

Et tout s’évanouit dans la lumière.

Étienne n’avait rien vu.

Vers le soir, il débarqua les six compagnons qui l’avaient suivi, et prit l’équipage depuis longtemps engagé. Lorsque la nuit toute bleue eut toutes ses étoiles, celui qui n’avait pas été aimé, celui qui, pas un seul moment, de la prairie de Mauves aux falaises de Saint-Marc, n’avait cessé de penser à Henriette, mit le cap sur la haute mer, et s’enfonça au large…

Le même soir, à l’heure où le soleil baissait, Henriette s’était rendue près du vieux prêtre qui la guidait. Il la reçut dans son jardin, près du cèdre dont les branches s’allongeaient jusqu’au-dessus du chemin de la Hautière. Le peuple des usines montait, et la poussière soulevée retombait parmi les lilas et les troènes, qui, même en cette saison de printemps, avaient les feuilles grises. L’abbé n’y prenait pas garde. Il écoutait Henriette, et il écoutait la foule, et il unissait, dans son esprit, les destinées de l’une avec les misères de l’autre. Un de ses vœux les plus chers semblait près de se réaliser. Il amenait à ses pauvres une âme vierge, instruite de la vie, agrandie par la douleur, capable d’approcher les corruptions du monde sans en être souillée. Il disait :

– Voyez-vous, il est bon que vous ayez souffert ainsi. La peine des autres entre mieux dans les cœurs atteints. Si vous devez aller à ceux-ci qui passent, comme vous le pensez, mon enfant, écoutez le conseil d’un vieux qui n’a que le regret de ne plus avoir assez de force à dépenser.

» Le remède aux maux de ce temps n’est pas à trouver. Il existe, et c’est le don de soi-même à ceux qui sont tombés si bas que l’espérance même leur manque. Élargissez votre âme. Aimez-les tous, quoi qu’ils fassent. Pardonnez-leur, quoi qu’ils ignorent. Ils ne savent pas.

» La parenté entre les pauvres a comme diminué. L’usine, les longues distances, le cabaret, la débauche qui en est voisine, font que beaucoup d’hommes connaissent à peine leurs enfants, et qu’il y a beaucoup d’orphelins qui ont cependant un père et une mère. Mademoiselle Henriette, devenez la parente des petits. Soyez de la joie, soyez de l’union dans l’immense famille désunie.

» Ne leur parlez de devoir que s’ils sont déjà consolés. Tendez-leur les bras pour qu’ils montent jusque-là. Dieu n’injurie jamais. Ses reproches tiennent dans un regard de pitié. Il a pardonné les fautes de l’esprit : souvenez-vous ! Plus souvent encore il a pardonné les fautes du cœur et de la chair : Madeleine, la Samaritaine, la femme adultère, bien d’autres aussi, j’en suis sûr, dont il n’est pas fait mention. Celui-là savait la faiblesse humaine.

» Vous tressaillirez de joie pour des bonheurs qui ne sont pas les vôtres. Vous sentirez la douceur des larmes qui plaignent. Vous goûterez combien la vie est belle quand elle n’est point à soi. N’ayez pas peur du mal. Allez parmi. Ah ! l’envers du mal, mon enfant, ceux-là seuls le connaissent qui l’ont pris et retourné de leurs mains. Et qu’elle est belle l’occasion qui naît par lui de dévouement, de sacrifices, de repentir, de relèvements, d’efforts qui rachètent tout ! »

Henriette, en l’écoutant, sentait que cette route qu’il ouvrait était la sienne, qu’elle aimait les souffrants de la terre d’un amour de fiançailles et de mariage, fait pour la durée, capable de porter les hontes, les dédains, les ingratitudes. Elle souriait à la misère du monde entier, comme une mère qui s’avance pour soulever un enfant en larmes.

Rentrée chez elle, elle écrivit sur le cahier gris cette seule ligne :

« De toute mon âme ! »

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