XV

Il fut donc décidé que Perrine Noellet irait à Angers.

Elle partit en pleine nuit, avec Antoinette et Marie, conduite par le valet à travers les Mauges endormies. La tête enveloppée d’un mouchoir noué sous le menton, cahotées dans la carriole, engourdies et tombant de sommeil aux montées, puis ranimées par l’air vif quand la Roussette prenait le trot, les trois femmes arrivèrent avant le jour à Chemillé, par la route de Jallais. Et le premier train les amena à Angers.

À peine descendues du wagon, dans la cour de la gare, et tandis qu’elles regardaient autour d’elles cette ville inconnue, elles enlevèrent leurs mouchoirs, assurèrent le ruban de leur bonnet, comme elles faisaient le dimanche, à l’entrée du bourg. Puis elles se dirigèrent vers la caserne d’infanterie, les deux filles devant, dans leur robe d’alpaga jaune brun, d’une couleur très rurale, la mère à un demi-pas derrière, toujours en noir, et portant au bras un gros panier plein de provisions qu’elle remporterait plein de mercerie, de coupons d’étoffes, d’une foule de choses convoitées depuis des mois. Il ne leur fallut pas longtemps pour se rendre à la caserne. C’était là, tout près, sur une place étoilée de cinq rues et couverte de groupes de curieux. Des deux côtés de la grille, il y avait un rassemblement de gamins, d’expéditionnaires en interrompu, d’ouvriers flâneurs, d’anciens militaires décorés de la médaille, et, à l’intérieur, massé en trois colonnes, le régiment en grande tenue, l’arme au pied, immobile. Évidemment on attendait quelque chose ou quelqu’un.

Mais la mère Noellet, qui ne savait rien des consignes militaires, fendit la foule jusqu’au sergent de garde :

– Monsieur le sergent, dit-elle ; je voudrais voir mon fils, qui est malade.

– Comment s’appelle-t-il ? demanda le sergent, dont la bouche s’allongea jusqu’à sa jugulaire.

– Jacques, Jacques Noellet.

– Deuxième du trois. Il est dans le rang. Après la revue, la petite mère. Vous ne voyez donc pas la compagnie qui rentre ? Allons, au large ! au large !

En effet, au tournant d’une rue, tout à coup, un détachement déboucha, musique en tête. C’était le drapeau du régiment qui arrivait. La soie aux trois couleurs, sortie de l’étui où elle dort d’habitude, s’avançait, à demi déployée, rayonnant sous le soleil du matin. Un éclair s’échappait de ses franges d’or. Elle passa dans un tourbillon de poussière et de bruit. L’escorte s’engouffra dans la cour, gagna une place marquée d’avance, vers la droite, et le sous-lieutenant qui portait le drapeau, flanqué de deux sergents, demeura face au colonel, sur le front des troupes. Il avait la main gantée sur la hampe. Tout le monde se taisait, et tout le monde le regardait.

Dans le grand silence, le colonel commanda : « Baïonnette au canon ! » Les commandants répétèrent : « Baïonnette… on ! » À la hauteur de la tête des hommes, ce fut un tournoiement d’étincelles. Le colonel commanda de nouveau : « Portez vos armes ! Présentez vos armes ! » Les commandants répétèrent encore : « Portez armes ! Présentez armes ! » Tous les petits canons gris s’agitèrent, et barrèrent la poitrine des soldats. Le régiment saluait. Alors le colonel cria : « Au drapeau ! » En même temps, il abaissait son épée, et la musique éclatait en fanfares : clairons, flûtes, tambours, basses de cuivre, bombardes nickelées chantaient ensemble le drapeau, qui remuait doucement, comme animé par le frisson d’orgueil qui traversait la foule.

La métayère et ses filles s’étaient placées au premier rang, le long de la grille. Et, quand le régiment défila pour se rendre au champ de manœuvres, elles cherchèrent à découvrir Jacques. Mais les soldats, tout habillés de rouge et de bleu, se ressemblaient trop, ils marchaient trop vite. À peine avait-on le temps de parcourir d’un coup d’œil tous les visages d’une même ligne. Comment découvrir même un si cher ami, dans ce flot mouvant ? Marie et la mère Noellet y renoncèrent bientôt, éblouies par cette succession fatigante de couleurs vives. Antoinette, au contraire, continua de regarder. Elle aimait ses frères d’une tendresse à part, elle était leur préférée, elle voulait voir Jacques. Et voilà que, vers le milieu du défilé, un adjudant dit à demi voix, tout près d’elle : » Numéro 7, voulez-vous trois jours de consigne pour vous apprendre à porter votre fusil ? » Elle suivit le geste du sous-officier et le mouvement de tête des camarades qui désignaient l’homme. Son cœur se serra. Le numéro 7, une figure encore rose, mais amaigrie, de grands yeux bleus cernés, les épaules voûtées, un être souffrant, qui n’avait du soldat que l’uniforme et l’obéissance peureuse, c’était Jacques, le frère, le fils aimé, celui dont le père attendait encore un aide dans l’avenir !

Comme il avait changé !

– Pauvre gars, dit un gamin près d’Antoinette, il n’en a pas pour longtemps dans le ventre !

Elle se détourna vivement. Un flot de larmes lui avait monté aux yeux. La mère Noellet et Marie n’avaient rien vu ni rien entendu. Elles causaient ensemble. Bientôt la foule entraîna les trois femmes à la suite du régiment. Par les rues, par les boulevards plantés d’arbres, elles accompagnèrent le dernier bataillon, forçant le pas malgré elles, au rythme de la musique qui sonnait toujours en avant. De temps à autre, la mère Noellet disait :

– C’est-il drôle que mon Jacques soit là, et que je l’aie pas vu ! Je voudrais pourtant bien le voir !

Marie souriait vaguement, sans répondre, comme ceux dont l’esprit est ailleurs, dans une pensée égoïste et lointaine.

Et Antoinette, la plus gaie de toutes, d’ordinaire, demeurée un peu en arrière, triste jusqu’au fond de l’âme, ne quittait pas du regard le rang où marchait le numéro 7, reconnaissable pour elle à la rousseur de sa nuque.

Ce ne fut que deux heures après la revue que la mère Noellet put embrasser son enfant. Elle l’emmena dans un petit restaurant des environs de la caserne, le fit asseoir devant elle, commanda pour lui tout ce qu’il y avait de meilleur, ou pour mieux dire tout ce qu’il voulut. Elle le regardait manger sans toucher elle-même à rien, absorbée dans cette contemplation dont elle sortait seulement pour demander :

– Veux-tu encore quelque chose ? Des noix ? Tu les aimais bien. Du café ? Dis, veux-tu ? Il faut profiter de ce que je suis là, mon Jacques, c’est fête aujourd’hui !

Elle le trouvait bien pâle. Elle trouvait surtout qu’il avait une voix creuse dont le timbre s’était assourdi. Lui qui chantait si joliment à la Genivière ! Et puis, de temps en temps, il s’arrêtait de manger ou de causer, pour tousser d’une toux rauque, dont la mère sentait l’écho déchirant dans sa poitrine à elle. Aussi, chaque fois qu’il venait de tousser, il la regardait en souriant, avec ce même sourire et ces yeux bleus si doux qu’elle reconnaissait. Car, du côté de l’esprit et du cœur, la caserne ne l’avait pas changé : il était resté naïf, simple, attentif à ne pas chagriner les autres, brave contre le mal. Il ne se plaignait pas, il ne parlait pas même de lui. C’était de la Genivière qu’il s’informait ; de Pierre, dont il fallut dire tout le peu qu’on savait ; des ensemencés, des trèfles bas, que les pluies avaient pu gâter ; de Vermais et de Fauveau, ses bœufs préférés, de la Roussette. Courait-elle toujours aussi vite ? Le valet prenait-il soin d’elle ? Surtout, quand elle rentrait du labour ou d’une foire, en sueur, la couvrait-on bien ? Si elle tombait malade, comme ce serait dommage !

Il demandait encore des nouvelles de Louis Fauvèpre, affectant de se tourner vers Marie assise à côté de lui.

– Je l’ai vu, disait-il, il m’a dit des choses…

Il faut croire que ces choses n’étaient pas très mystérieuses : car Marie comprenait bien, et rougissait, et s’intimidait de rougir devant tout le monde qu’il y avait là.

– C’est un beau et bon gars, reprenait Jacques toujours plaisantant : si j’avais dans mes connaissances une demoiselle à marier, je lui conseillerais de se marier avec lui.

Marie rougissait un peu plus. Et Jacques, ne sachant plus comment finir, disait, en manière de conclusion :

– Alors, il se porte bien ?

– Mais oui, répondit la mère Noellet. Et toi, mon Jacques ? Tu tousses un peu, à ce que je vois ?

– Oui, un peu. C’est un rhume qui m’est tombé sur la poitrine.

– Depuis quand donc ?

– Je crois bien que cela m’a pris en décembre, après une marche. Nous avions été trempés jusqu’aux os. J’ai eu froid, je n’ai pas pu me réchauffer. À présent, j’ai la fièvre la nuit.

– Bien souvent ?

– Non, quelquefois, quand on nous fait travailler trop dur.

– Pourquoi ne vas-tu pas au médecin ?

– Le major ? Bah ! répondit le soldat en branlant la tête, quand on se plaint, il vous met au clou. J’aime mieux ne rien faire.

– Ce que c’est, tout de même ! dit la mère Noellet, dont les paupières ridées battaient plus vite que de coutume. Enfin, peut-être que tu iras mieux quand le temps sera plus doux ?

– Oui, maman, bien sûr, dit-il avec son sourire pâle et en lui pressant la main : je me sens déjà mieux de vous avoir vue.

– Ça me fait du bien aussi, mon petit gars… Seulement, ajouta-t-elle après un silence, si tu avais la fièvre plus fort, il faudrait me l’écrire.

Jacques se détourna, un peu honteux, riant à demi, et dit :

– J’ai essayé ; je ne sais plus.

Ils sortirent du restaurant, et, toute l’après-midi, se promenèrent ensemble. Le temps s’était fait clément pour eux. Jacques allait entre sa mère et Marie, causant toujours de là-bas, de chez lui, sans se lasser. Il ne toussait plus. Ce fut une très douce fin de jour. La mère Noellet partit un peu moins inquiète qu’elle n’était venue.

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