XIX

C’est, hélas ! la commune tentation humaine de faire des coupables avec des malheureux, et Mélie Rainette l’éprouva. L’imprudence qu’elle avait commise en recevant chez elle Pierre Noellet, leur promenade du Fief-Sauvin à la Genivière, le courroux du métayer, l’évanouissement inexpliqué de Jacques, furent racontés et commentés sous chaque toit du Fief-Sauvin. Sans qu’elle pût se défendre, sans qu’elle sût même nettement toutes les calomnies répandues contre elle, elle se sentit enveloppée d’une curiosité insultante et railleuse. Plusieurs matrones du bourg crièrent au scandale, et lui fermèrent leur porte. Des filles de son âge, tisserandes comme elle et ses anciennes amies, s’écartèrent avec ostentation.

En quelques jours, après l’abandon de Pierre, Mélie Rainette connut l’abandon du monde.

L’épreuve lui fut cruelle et surtout l’attitude des Noellet. Quand elle les rencontrait, ils ne semblaient pas même la voir. Ils passaient, droits, tristes, le métayer sans lever son chapeau, la métayère et ses filles sans un signe de connaissance à cette enfant qui, la veille encore, faisait presque partie de la Genivière. Complice du fils rebelle et ingrat, elle avait, comme lui, perdu sa place au foyer. Elle n’était pas même une étrangère. L’ancienne amitié qui l’avait tant protégée et soutenue s’était tournée contre elle, et la livrait, par son silence même, aux mauvais propos du grand nombre.

Il en coûtait à Mélie Rainette d’interroger maintenant sur la Genivière des indifférents et de savoir par eux des nouvelles qu’elle eût données autrefois. Elle apprenait chaque jour que l’état de Jacques s’aggravait. Elle aurait voulu courir, s’asseoir au chevet du malade, soigner avec Antoinette et Marie le meilleur ami de Pierre. Mais ce dévouement même lui était défendu.

Un matin, comme elle sortait de l’église et rentrait chez elle, elle croisa l’abbé Heurtebise, qui l’arrêta.

– Mélie, dit-il, j’en reviens : il ne passera pas la journée.

– Monsieur le curé, répondit-elle, je ne peux pas y aller, n’est-ce pas ?

L’abbé branla la tête. La tisserande reprit son chemin toute humiliée et en larmes. Et, quand elle fut dans son jardin, elle regarda, une heure durant, les chênes lointains de la Genivière.

… Dans la chambre, d’où l’abbé Heurtebise venait de sortir, sur le lit où couchaient d’habitude le métayer et sa femme, Jacques se mourait, en effet.

Son entrevue avec le prêtre lui avait donné un moment de calme et je ne sais quelle grandeur. Il avait dû comprendre quelque chose de l’au-delà de la vie : car ses traits s’étaient illuminés d’une expression noble et comme transfigurés. Qu’est-ce qu’il fixait ainsi du côté de la fenêtre ouverte : ses sœurs agenouillées, sa mère accroupie de lassitude et qui lui tenait toujours la main ? les brins de vigne qui descendaient de la treille, dans la lumière bleue de la baie, ou les rideaux blancs que le vent agitait avec un frémissement d’oiseau qui s’envole ? le petit arbre, en face, où pendait encore un reste de cerf-volant, débris des jours lointains ? Non. Ses regards allaient bien par delà. Il voyait la mort, et il n’en avait plus peur, car il souriait. La paix, une espérance déjà certaine, une joie où l’âme était tout, quelque chose de détaché et de supérieur à la vie, voilà ce qui se lisait sur ce visage où la mort écrivait aussi : « J’arrive ! »

Une oppression terrible le prit, et, dans l’angoisse, il retrouva la force de se redresser encore sur l’oreiller. Sa mère était déjà debout, qui le soutenait, et le recoucha doucement quand l’accès fut calmé. Seulement il avait fermé les yeux.

Il appartenait de nouveau tout entier à la souffrance.

Et les heures coulèrent, lentes, lentes, au bruit de cette respiration qui comptait les secondes, et s’obstruait de plus en plus.

Des voisins, quelques gens du bourg s’étaient joints aux Noellet. Il y avait bien quinze personnes dans la chambre, toutes agenouillées autour du lit qui les dominait comme un autel, épiant avec une pitié mêlée d’attendrissements égoïstes et de retours sur elles-mêmes la commune et souveraine maîtresse des hommes qui venait. Quand l’une d’elles se levait, les autres la suivaient du regard, et il y avait un grillotis de rosaires remués dans le silence de la chambre. Parfois, Julien Noellet, immobile comme une statue de granit gris, à la tête du lit, ouvrait un vieux livre à la couverture gondolée, le même qu’il ouvrait chaque soir depuis quarante ans, et, sans prévenir, d’une voix un peu moins forte seulement que de coutume, il lisait un psaume ou une litanie. Un murmure de voix de tous les âges lui répondait ; puis, subitement, quelqu’une de ces voix s’arrêtait, coupée par les larmes, et deux ou trois seulement finissaient la réponse qu’elles avaient toutes commencée.

Vers quatre heures, Jacques souleva sa main, toute froide, qu’il avait posée sur le drap le long de son corps. En même temps ses paupières s’entrouvrirent, et son regard, d’une anxiété profonde, sembla chercher et demander, un regard d’outre-tombe jeté à travers des espaces infinis.

– Que veux-tu, mon Jacques ? dit la mère.

Il entendit sans doute.

Ses lèvres s’agitèrent, et dirent :

– Mon frère l’abbé, où est-il ?

Jacques respira une dernière fois. Puis, brusquement, le souffle s’arrêta, la poitrine, tendue dans un suprême effort, souleva le drap, l’étincelle de vie disparut du visage, et une pâleur bleue courut de son front à ses pieds.

Alors les voisines et les sœurs de Jacques avec elles se mirent à pleurer tout haut et à pousser des cris. Leurs voix aiguës, mêlées, se répandirent par la fenêtre, dans la tombée tranquille du jour, et annoncèrent au loin que Jacques était mort, tandis que le père et la mère, recueillis, immobiles, regardaient reparaître et grandir sur le visage de leur fils l’expression surhumaine qu’il avait eue le matin.

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