XX

Le surlendemain, de bonne heure, les gens des fermes voisines revinrent à la Genivière. Les femmes, couvertes de leurs capots noirs et semblables à des religieuses, entraient par la première chambre demeurée ouverte, et allaient s’agenouiller dans la seconde, si gaie et si blanche d’ordinaire, toute close à présent et pleine de ces formes sombres. Au milieu, sur deux chaises, on avait placé le cercueil recouvert d’un drap blanc, et sur le drap un bouquet cueilli le matin par Antoinette et un brin de romarin trempant dans une soucoupe d’eau bénite. À droite et à gauche du cercueil, par terre, deux flambeaux dont le vent de la porte couchait la flamme permettaient à peine de se diriger dans cette ombre, tant leur lumière semblait bue par toutes ces robes et ces capes noires. Il y avait là aussi des parentes de Montrevault et de plusieurs bourgs de la Vendée, de ces cousines qu’on ne voit qu’aux noces et aux enterrements : toutes pleuraient, plusieurs avec de grands soupirs et des sanglots qui s’entendaient jusque dans la cour où se tenaient les hommes.

Eux, plus froids, comme il convient à des chefs, groupés devant la maison, devisaient des froments dont on pouvait voir les épis d’un gris d’argent, vers le moulin de Haute-Brune ; ils pronostiquaient, de différentes sortes, sur le temps qu’il ferait à la fin de l’été, et traitaient quelques autres sujets du même ordre, mais gravement, avec la pensée toujours présente du deuil qui les réunissait. Tous ces paysans avaient le respect de la mort, et Jacques, un des moindres d’entre eux, un pauvre petit soldat, trouvait dans ces parentés lointaines un cortège ému, des larmes vraies et la pitié qui prie quand elle pleure.

Le métayer se tenait parmi eux, le plus près du seuil. De temps en temps, il arrivait une carriolée de parents, en noir. Quelques hommes se détachaient pour donner un coup de main, dételer le cheval et lui trouver une place dans les hangars, tandis que les nouveaux venus s’avançaient vers le chef de la famille, et l’abordaient avec ces formes cérémonieuses, ces longues formules de salut qui sont dans le code de la politesse vendéenne. – « Bonjour, mon cousin ; comment vous portez-vous ? – Je vous remercie, je me porte bien. – Et votre femme, ma cousine, comment se porte-t-elle ? – Ça va bien aussi, Dieu merci. – Et vos filles, mes cousines, et tout le monde comment se portent-ils ? »

Le métayer répondait encore, et reprenait, pour son compte, la litanie des interrogations qu’on venait de lui faire subir, s’enquérant de la santé de son cousin, de sa cousine, et de « chacun chez vous ». Alors seulement les femmes pénétraient dans la maison, les hommes se mêlaient à l’un des groupes formés dans la cour.

Quand huit heures sonnèrent, il fit signe à deux jeunes métayers ses amis, celui de la Renaudière et celui de la Grande-Écorcière, qui allèrent sous le hangar en face chercher une perche de frêne, longue et solide. Ils entrèrent alors dans la chambre, au milieu des femmes dont les gémissements redoublèrent, et suspendirent le cercueil à la perche au moyen de deux cordes. Puis, soulevant le fardeau jusqu’à leurs épaules, ils traversèrent la salle voisine, celle où Jacques avait couché toute sa vie, franchirent le seuil, et remontèrent lentement la pente de la cour pour gagner le chemin. Quand le corps passa près de l’écurie, les chevaux hennirent et s’agitèrent. Il les avait menés si souvent ! Au-dessus du cortège, les arbres étendaient leurs branches, chênes, ormes, cerisiers dont les fruits verts, gonflés de sève, étincelaient dans cette lumière de printemps, pommiers en pleine fleur dont l’écume blanche et rose tombait sur le chemin. Les champs de lin s’inclinaient, les champs d’orge et de blé secouaient la tête. Il n’y avait pas d’oiseau. La mort passait. À chaque fois qu’un sentier croisait celui du bourg, les porteurs s’arrêtaient, déposaient le cercueil sur l’herbe, et l’on entendait les cordes tendues crier sur le bois de frêne. Le cortège s’arrêtait aussi, et un parent des Noellet, qui portait trois ou quatre petites croix d’un pied de long, en lattes de châtaignier, en piquait une à l’angle de deux talus, parmi d’autres qu’avaient laissées là les morts de l’année passée. Et cela voulait dire : « Vous qui êtes du même coin du Bocage, quand vous menez vos bêtes au champ ou ramenez vos charrues, bonnes gens que j’ai connus, priez pour Jacques Noellet, l’un des vôtres, qui a traversé ce chemin, comme vous le traverserez vous-mêmes, allant à sa dernière demeure, sur les épaules de deux laboureurs du Fief-Sauvin. Bonnes gens, hâtez-vous et ne m’oubliez pas, tant que la terre et la pluie n’auront pas pourri ces deux brins de châtaignier plantés ici en souvenir de mon passage. »

Puis le cortège se remettait en marche, ondulant dans la campagne tiède et troublée.

Ô pères, ô Celtes blonds, vous emportiez ainsi vos morts, suspendus à une branche des bois, jusqu’au tertre vert où ils devaient reposer. Vous longiez ainsi les sentiers, en troupe lamentable. Les cris des femmes, les voiles dont elles se couvraient, les têtes hardies et rudes, les cheveux longs des hommes, ces natures primitives aux sensations violentes, que le plaisir ou le deuil fond tout entières : rien n’avait changé. C’étaient les usages et le décor même que vous aviez connus. Vous étiez là dans vos fils, dans vos filles et jusque dans les choses. Vos os étaient mêlés à la poussière qu’ils foulaient. Votre sang devenu sève emplissait les épis. Il y avait dans les pervenches ouvertes au bord des fossés un peu du regard bleu de vos vierges. Il y avait un regard aussi dans les gouttes transparentes qui pendaient au bout des rameaux. Des frissons de vent passaient comme des voix, des voix qui n’ont plus de mots, mais qui pleurent encore. La terre, les herbes, la rosée, les fleurs du chemin, toute cette matière qui avait formé des corps et touché des âmes s’agitait autour du cercueil de Jacques, et l’enveloppait de sa plainte.

La cloche se mit à sonner. À ce moment, Jacques sortait à jamais de la campagne où il était né, la Genivière s’effaçait, et l’église neuve, tout près, dressait sa flèche ajourée où la silhouette du sonneur se courbait en mesure…

Lorsque, après le long office de l’église, le corps fut porté au cimetière et descendu dans la fosse, dont l’argile jaune tachait le gazon, lorsque la dernière bénédiction du prêtre l’eut abandonné au fossoyeur, il y eut encore de grands cris, et, pour la dernière fois, la pensée de Jacques traversa l’esprit de beaucoup de ces gens venus là par convenance ou par sympathie. Puis cette foule se brisa, s’émietta dans le cimetière. On se cherchait autour des tombes. Le lien qui avait groupé les femmes et les hommes était rompu. Les familles se reformaient pour sortir, et s’écoulaient dans toutes les directions, déjà ressaisies par la vie, éprouvant je ne sais quelle joie à parler, à marcher à pas plus grands, à oublier le mort sur lequel retombait maintenant la glaise lourde et molle.

Après les autres, les Noellet quittèrent le cimetière. Le métayer et sa femme allaient l’un près de l’autre, étrangers à ce réveil de paroles et de mouvement qui bruissait autour d’eux. Ils étaient seuls, – car leurs enfants avaient pris les devants, – et si avant plongés dans la vision de celui qui venait de les quitter, qu’ils ne faisaient nulle attention à nulle autre chose. La mère le revoyait tout petit, quand elle l’allaitait, dans ces premières années du mariage qui sont bien chargées et bien douces : il était bel enfant vraiment et très fort ; il riait volontiers. Pour Julien, il songeait surtout au vaillant laboureur que l’enfant promettait d’abord, et à la pauvre figure qu’avait plus tard le petit soldat quand il revint de la caserne, dans sa tunique trop large.

À voix basse, en quelques mots rapides, ils échangeaient leurs douleurs résignées.

Et Pierre ? Tous deux ils y pensaient peut-être. Mais ils ne prononcèrent pas son nom.

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