XVIII

Après une nuit qu’elle avait passée à pleurer, Mélie Rainette s’était levée plus tard que de coutume.

Elle achevait de mettre en ordre sa chambre, quand un domestique de la Landehue pencha sa tête frisée et son gilet de velours à raies jaunes par la fenêtre ouverte.

– Mademoiselle Mélie, dit-il, nos maîtres sont arrivés d’hier soir. Mademoiselle Marthe vous prie de venir au château cette après-midi, pour l’aider à faire ses corbeilles.

Il se retira sans même attendre la réponse. Car Mélie Rainette acceptait toujours. C’était pour elle une tradition et, d’ordinaire, une joie d’aller passer, au beau temps, quelques après-midi au château. Elle était adroite, elle avait une habitude des travaux délicats d’aiguille, une finesse innée de coup d’œil et de goût, qui la rendaient une auxiliaire précieuse en mainte occasion. Qu’il s’agît de coudre des ruches, de monter des coques de rubans, d’improviser même un costume pour une charade, ou de composer des gerbes, un surtout de table pour un dîner, des bouquets pour une fête, Mélie était prête. Un signe de mesdemoiselles Laubriet, et elle accourait de son pied léger, contente à la pensée de ces heures d’élégance et de liberté.

Mais aujourd’hui, elle avait bien le cœur à cela, en vérité !

Elle s’assit sur une chaise, à côté de sa fenêtre, et se remit à pleurer, la tête dans ses mains. Elle pleurait tant d’heures calmes et consolées, tant de courage perdu, tant de tendresse envolée !… Pauvre songe d’amour ! Depuis longtemps, elle en vivait, sans bien se rendre compte de la place qu’il occupait dans son cœur. Il avait grandi follement, comme ces graines tombées dans une cave profonde, et qui germent au milieu des espaces vides, et rampent, et s’élèvent démesurément, et atteignent enfin la lumière : ce qu’il en paraît au dehors est bien peu, un bourgeon, une fleur pâle, mais l’ombre est remplie de leur végétation prodigieuse. Tout était mort et brisé, Pierre ne l’aimait pas : il aimait l’autre…

Oh ! non, elle n’irait pas à Landehue. Pour voir celle qu’aimait Pierre Noellet, n’est-ce pas ? pour laisser peut-être deviner quelque chose de ce qu’elle souffrait ? Cette Madeleine Laubriet ! Qu’avait-elle donc besoin du bonheur des pauvres ? Elle en avait tant sans toucher à celui des autres ! Mais c’est ainsi : toute la joie aux unes, toute la peine aux autres ! Allons, esclave, au métier ! Tu n’as même pas le temps de pleurer. Assieds-toi sur ton tabouret dont la paille usée pend aux bords, tire la châsse, fatigue tes pieds sur les pédales, mêle ton corps et ton esprit à cette machine, reste là, dans l’humidité de la cave, jusqu’à ce que le sommeil brutal de l’épuisement t’y prenne, jusqu’à ce que les yeux refusent de distinguer les fils, et puis demain recommence, après-demain, jusqu’à la mort, toujours pauvre, toujours seule.

Quelle dérision !

Agitée, mauvaise dans tout son être, la tisserande sortit de sa chambre, et descendit par la trappe. Le métier cria, et partit d’une allure désordonnée. Elle avait si souvent travaillé à cette même place ! Le bois était tout verni du frottement de sa main. En y touchant de nouveau, elle se sentit mieux encore rivée à cette besogne dure, et son premier sentiment fut un dégoût de la vie, une rage sourde de ne pouvoir secouer le joug de misère qui l’opprimait.

Longtemps elle se débattit, impuissante, contre le malheur qui la frappait.

Un regard qu’elle jeta sur le vieux crucifix de plâtre dont la blancheur luisait dans l’ombre de la cave, au-dessus des barriques où s’empilaient les écheveaux de fil, un regard involontaire et rapide pourtant, la fit rougir. Qu’était devenue la vierge sage qu’on citait comme un modèle de vaillance ? la Mélie Rainette d’autrefois, si forte et si sûre d’elle-même ? Elle avait honte d’y penser.

Et puis, – est-ce une vertu cachée de ces instruments de labeur quotidien, quelque chose de nos heures calmes qui les pénètre et qu’ils nous rendent un jour ? – elle s’aperçut qu’à la longue elle redevenait meilleure. Le métier, moins durement mené, reprit son rythme habituel. Il se mit à causer raison avec Mélie, et lui représenta, avec son petit claquement de tous les jours, qu’elle avait tort, et qu’il l’avait vue très patiente, très gaie, très heureuse même dans la pauvreté, avant que ce souci d’amour lui fût venu.

Elle en convenait peu à peu. Elle mettait à le manier une souplesse voulue, comme une caresse à ce bon serviteur maltraité. Lui se faisait de plus en plus docile. Et, quand la barre de la châsse, blonde de cire et de frottement, arrivait près de la poitrine de Mélie, dans l’enfilade de la fenêtre, un rayon pâle s’échappait d’elle.

Mélie le connaissait, l’humble sourire de son compagnon de travail. Et tout à coup elle se sentit assez forte pour avoir une volonté, pour secouer cet abattement et cette lâcheté. Elle arrêta un instant son métier, et dit à demi-voix, lentement, comme s’il avait pu l’entendre :

– J’irai quand même au château !

La brave enfant sortit en effet, à l’heure habituelle, et traversa le parc. Le temps était admirable, le foin haut déjà, toute la terre étincelante de verdure jeune. Mélie n’y prit aucun plaisir.

Dans l’office de la Landehue, elle trouva Marthe Laubriet assise devant une table chargée de monceaux de fleurs et de feuillages. Madeleine n’était pas là, et la tisserande en éprouva ce contentement qui nous vient quand l’occasion d’un sacrifice s’éloigne de nous. Marthe l’accueillit avec sa brusquerie de bonne humeur.

– Assieds-toi là, dit-elle. C’est la Providence qui t’envoie. Voilà trois fois que je recommence ma corbeille de marguerites : je ne fais rien de bien avec des fleurs de haies. C’est ton affaire ; prends-les toutes. Tiens, tiens, prends-les !

Et sur le beau tablier noir de Mélie, sur ses épaules, sur son bonnet, elle jetait des brassées de marguerites. La tisserande en était couverte. Elle les ramassa, les rassembla en gerbe devant elle, et rapidement, avec une décision et une justesse de mouvements qui décelaient l’ouvrière agile, se mit à piquer une à une, dans le sable d’une jardinière, les tiges qu’elle coupait de longueur, d’un coup de canif. L’ouvrage avançait vite, tout blanc et or, d’une courbe jolie, enserré de verdure sombre. Marthe, de son côté, maniant à présent des fleurs de serre ou de massif, plus lourdes, d’une grâce moins sobre et plus fournie, réussissait à merveille. Elle inventait des groupements heureux, des retombées languissantes de grappes, elle plantait une aigrette sur un dôme, se reculait, se rapprochait, prenait Mélie à témoin : « Est-ce bien ? qu’en penses-tu ? »

La conversation n’allait donc ni bien fort ni bien loin entre les jeunes filles. Mélie le préférait ainsi : elle avait tout juste le courage qu’il fallait pour être là, se taire, et disposer des fleurs dans une corbeille, en songeant à lui toujours. Car elle ne pouvait se défaire de cette obsession du chagrin récent qui nous prend tout nous-mêmes, jusqu’aux pensées par lesquelles nous espérions lui échapper, les tourne à sa manière, les aiguise d’une pointe inattendue, et nous torture avec. Les banalités mêmes devenaient douloureuses. Et, si Marthe disait : « Nous avons eu un orage hier, en voyage : en avez-vous eu ici ? » Mélie se souvenait de ce beau songe de la nuit, du réveil, de la chanson railleuse de la gouttière qui chantait : « Ça fleurira mieux ! » Mensonges, mensonges !

Une voix d’or, de l’autre côté de la fenêtre, jeta un ordre à un domestique. Et, quand elle entendit cette voix et le bruit d’un pas nerveux sur les marches du perron, Mélie devint blanche comme ses marguerites.

Madeleine Laubriet entra.

Mélie la regarda venir depuis la porte jusqu’à la table, dans une si grande confusion qu’elle ne trouvait ni un mot ni un signe à lui adresser. Quelle élégance souveraine ! Comme cette robe bleu marine seyait bien à Madeleine ! Comme, de l’échancrure mousseuse du col, la tête se dégageait, impérieuse et forte ! Malheureuse Mélie, tisserande de toile, quelle distance de séduction d’elle à toi ? Quoi qu’il arrive et quoi que tu fasses, celui qui l’a aimée ne t’aimera jamais. Vois comme elle s’avance avec un air admiratif qu’elle a pris tout de suite en t’apercevant, par instinct de race et par raffinement d’éducation !

– Mais c’est un chef-d’œuvre, ta corbeille, Mélie ! Moi qui suis si maladroite pour ces arrangements de fleurs ! Comment fais-tu ?

Mélie surmonta son trouble, et rien, si ce n’est un peu de tremblement dans la voix, ne décelait la lutte intérieure qui l’agitait. Elle répondit quelques mots, sans cesser de travailler. Madeleine se mit à fouiller, du bout de ses doigts fins, dans les jonchées de verdure, pour y découvrir un jasmin d’Espagne, sa fleur préférée.

– Dis-moi, Marthe, fit-elle après un moment, quelle robe mets-tu ce soir ?

Cela signifiait : « Conseille-moi, je veux être jolie, quelle robe dois-je mettre ? » Marthe le comprit ainsi, et répondit :

– Ta rose.

– Crois-tu ?

– Elle te va bien.

– Il y a si peu de monde à dîner ?

– Qu’importe ? Une robe célébrée par les poètes !

– Marthe !

– C’est positif, chantée par les poètes, par M. Noellet, du Fief-Sauvin, aujourd’hui rédacteur au Don Juan. Car je t’apprendrai, Mélie, que mon père l’a reçu plusieurs fois à la maison. Ce n’est plus du tout le Pierre Noellet que tu as connu. Il a de l’esprit, n’est-ce pas, Madeleine ?

– Oui, passablement.

– Moi, je trouve qu’il en a beaucoup. En tous cas, il tourne assez bien les vers, et son dernier sonnet, imprimé dans une petite revue de débutant, était « sur une robe rose ». « L’étoffe en était douce aux yeux comme un nuage », et patati, et patata. Je crois même, Madeleine, qu’il la comparait à l’aurore.

– Peut-être bien.

– Ce qui est nouveau, d’ailleurs, reprit Marthe en riant. Et voilà pourquoi je te conseille de la mettre.

– Mon Dieu, dit Madeleine, un peu piquée et hautaine, s’il plaît à Pierre Noellet de rimer sa reconnaissance pour l’hospitalité qu’il reçoit à la maison, je ne puis pas l’en empêcher : c’est tout simple. À propos, qu’est-ce qu’on m’a raconté, ce matin, qu’il est revenu pour voir Jacques ? qu’il a eu une nouvelle scène avec son père ? Tu dois savoir cela, Mélie ?

Elle jeta le brin de jasmin jaune qu’elle torturait et émiettait en parlant, et se tourna vers Mélie.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, qu’as-tu ?

La tisserande était à demi défaillie. Renversée sur le dossier de sa chaise, elle regardait fixement Madeleine avec une expression d’angoisse et de souffrance.

– Je me suis coupée, répondit-elle faiblement.

Un mince filet de sang coulait, en effet, de sa main abandonnée et pendante, et cela faisait impression, cette tâche de pourpre autour d’une chair plus pâle que de la pierre blanche.

Madeleine courut dans l’appartement voisin, rapporta une trousse et un peu de linge, étancha le sang, enveloppa d’une bandelette le doigt blessé, sans que Mélie fit un mouvement. La plaie n’était pas profonde. La tisserande, d’habitude, se montrait énergique et vaillante. Qu’avait-elle donc ? L’aînée de mesdemoiselles Laubriet, femme déjà et cherchant aux choses des raisons de femme, s’était un peu reculée, et, les yeux dans les yeux de Mélie, se demandait pourquoi cette émotion vive et cette révolte de volonté qui s’étaient fixées sur les traits d’une jeune fille si douce et respectueuse toujours.

Mélie revint assez promptement à elle ; un peu de rose reparut sur ses joues.

– Eh bien, dit Marthe, en voilà une sensitive ! pour une coupure au doigt tomber en un pareil état ! Voyons, Mélie, remettons-nous à l’ouvrage : ce n’est rien.

Mais Madeleine reprit aussitôt :

– Tu ne comprends donc pas qu’elle a besoin de repos, au contraire ? Va, Mélie, va : tu ne peux plus nous aider.

La tisserande se leva, et sortit comme égarée.

Le plus vite qu’elle put, par l’allée du parc, elle regagna sa maison, et, sans prendre le temps de quitter le beau tablier qu’elle avait mis, la pauvre fille, pour se présenter à la Landehue, elle descendit, elle se réfugia dans sa cave, près du seul ami qui lui restait, son métier. « Pierre Noellet, Pierre Noellet, pensait-elle, pour qui m’avez-vous abandonnée ? Vous avez deviné qu’elle ne vous aimait pas : moi, je l’ai vu à son air, à son attitude, à ses paroles. Vous aimera-t-elle jamais ? Arriverez-vous à monter jusqu’à elle ? Franchirez-vous l’énorme distance qui vous sépare ? Au-devant de quelles déceptions, de quels dangers peut-être ne courez-vous pas ? Pierre Noellet, Pierre Noellet, si vous aviez voulu ! » Et elle l’aimait tant, qu’elle en vint à le plaindre. La pitié, l’ancienne tendresse maternelle qu’elle avait eue pour l’élève de l’abbé Heurtebise, voilà ce qui veillait et s’inquiétait pour lui. Tout le reste était mort : mortes les pensées d’amour, morts les souhaits de bonheur égoïste ! Mélie ne pleurait plus, elle ne se sentait plus ni mauvaise, ni envieuse. Ce qu’elle éprouvait, à présent, c’était une extrême lassitude, un sentiment de solitude affreux, comme ceux qui survivent, sur les champs de bataille, quand les débris de ce qui fut des hommes, des chevaux, des armes, des moissons, dorment autour d’eux sous la lune. Tout était fini à jamais. Elle l’avait compris en voyant Madeleine Laubriet.

Et, une seconde fois, son énergique volonté éleva la voix, et Mélie Rainette se dit :

« Je pardonnerai. Je tâcherai d’oublier. Il ne faudra plus aller à la Landehue, ni dans le monde, parce qu’on y verrait mon chagrin. Je resterai ici. Je serai très douce avec chacun, mais je n’ouvrirai plus mon cœur à personne. Je ne me marierai pas. Je ferai comme si j’étais veuve. »

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