XVI

Quelques semaines après la visite de la mère Noellet, Jacques rentrait à la Genivière en congé de convalescence. La caserne le lâchait enfin, mais bien tard. La mort ne l’avait-elle pas déjà dans sa griffe ? Tout le monde le croyait, sa mère excepté, qui conservait l’espérance. Elle voulait le sauver à toute force, à tout prix. Infatigable, avec un regain d’activité et des tendresses de jeune mère, elle le soignait, le disputait le jour, la nuit, à chaque heure, à la terrible ennemie qu’elle devinait partout. On la rencontrait, l’après-midi, dans les chemins voisins de la ferme, le bras de son fils passé dans le sien, soutenant ce grand enfant courbé, dont la poitrine faisait un bruit sifflant à chaque respiration. Ils allaient de préférence sur le coteau, d’où l’on découvre, par-dessus les pentes boisées, les prairies de l’Èvre, et le ciel si bleu en cette saison, tout plein de bon air tiède qui vient par brises, couchant l’herbe haute.

– Tiens, mon Jacques, disait-elle, nous allons nous asseoir ici. Tu te sens mieux, n’est-ce pas ? Respire un peu, va : il fait du soleil.

Le pauvre garçon essayait, en effet, d’ouvrir sa poitrine à ces souffles qui, jadis, portaient la sensation de la vie jusqu’au fond de son être. Mais ses poumons ne se dilataient plus : le peu d’air qui y pénétrait lui causait une douleur aiguë, et la toux le reprenait, suffocante, et ses tempes se baignaient de sueur, tandis que la mère, appuyant sur son sein la tête du malade, disait, pour le consoler :

– C’est égal, mon Jacques, tu es mieux : tu n’as eu que trois crises depuis ce matin.

Il était, d’ailleurs, facile à soigner, et ne se plaignait guère. Aux heures de répit, quand le mal cessait de l’opprimer, le sourire naïf d’autrefois reparaissait dans ses yeux bleus, pâlis et toujours mouillés maintenant par une larme qui ne tombait point. Alors il causait un peu, par petites phrases, courtes comme son souffle, où des souvenirs se mêlaient à des projets pour le temps où il serait guéri, à des effusions d’amour pour les siens et pour la métairie retrouvée. Le nom de Pierre revenait souvent sur ses lèvres, à ces moments-là, et, si le père était absent, Jacques se faisait lire quelqu’une des lettres de la grande armoire ou rappelait lui-même des choses du passé, d’anciennes histoires d’écoliers qui se terminaient toutes par le même refrain : « Je l’aimais tant, mon Pierre ! »

Bientôt, cependant, la promenade sur les coteaux de l’Èvre dut être abandonnée. Trop faible pour supporter même une marche aussi peu longue, le malade ne quitta plus la chambre que pour la cour de la Genivière. Elle était vaste, la cour, et vivante. Le père y passait avec son harnais, ses tombereaux, ses charretées de fourrage vert. Le soleil commençait à rire sur les tuiles. Des poules, des pigeons, des canards picoraient, chantaient, se battaient dans tous les coins. À côté de la porte de la maison, le long du mur bien chaud, au-dessous de la treille, la métayère avait fait mettre pour son fils un petit banc avec deux bras et un dossier. Elle le garnissait d’oreillers, dès que la journée s’annonçait belle. Et Jacques s’étendait là, tout entouré du bruit des siens, veillé par eux, presque heureux.

Le plus souvent qu’elle pouvait, Antoinette apportait une chaise, et se mettait près de lui, pour coudre ou pour filer. Ces heures-là étaient les meilleures.

– Antoinette, dit Jacques, vers la fin d’avril, un jour qu’ils causaient ainsi, Antoinette, je vais mourir.

– Que dis-tu là ? répondit la jeune fille, toute émue et s’arrêtant de filer, tu sais bien que tu me fais de la peine, quand tu as de ces vilaines idées ! Vois comme le temps est beau. Peu à peu cela te remettra.

– Non, je vais mourir, répéta Jacques. Il ne faut pas le dire à la mère, mais j’en suis sûr.

– Tu veux que je pleure et que je m’en aille, Jacques ?

– Non, va ! Je ne t’en parlerais pas si je n’avais pas quelque chose à te demander.

– Quoi donc ?

Avec effort Jacques leva la tête, et regarda si personne n’écoutait à la fenêtre au-dessus d’eux.

– Je veux revoir Pierre, dit-il à voix basse.

– C’est impossible ; que dirait le père ? Tu sais comme il l’a chassé !

– Je veux le voir quand même ! reprit le malade en s’agitant.

La plaque rose de ses joues s’empourpra. Un accès de toux le secoua pendant plusieurs minutes. Il pencha la tête du côté opposé à celui où se tenait sa sœur, et murmura, épuisé, les yeux à demi fermés :

– Laissez-moi donc mourir, alors. Je n’avais que ce désir-là, et vous ne voulez pas !

– Jacques, dit Antoinette qui s’était levée et penchée sur lui, je ne demanderais pas mieux, moi, tu me connais bien. Mais Pierre lui-même pourra-t-il, voudra-t-il ?

– Il viendra ! reprit Jacques s’agitant encore, puisque je te dis qu’il viendra !

– Eh bien, ne te tourmente pas, mon Jacques, fit Antoinette en passant la main sur les tempes moites du malade, je te promets d’écrire.

Il se redressa un peu, la remercia de ses grands yeux apaisés et brillants.

– C’est un secret ! dit-il, avec un sourire faible.

– À nous deux seulement, répondit la jeune fille.

Puis elle rentra.

Lui, demeuré dehors, ne parut point s’apercevoir de sa solitude, et, tout le reste de l’après-midi, sous la treille et l’ombre des tuiles, sans un accès de toux, il reposa, l’air tout ravi.

Sa mère, qui passa, le trouva mieux.

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