XVII

Mélie Rainette s’était éveillée de très bonne heure, ce matin-là, dans son grand lit blanc. Il faisait encore nuit. Une pluie d’orage tombait à gouttes serrées sur le toit, et c’était là, sans doute, ce qui l’avait tirée du sommeil en sursaut. « Quel dommage, pensait-elle, un si joli rêve ! » Elle voyait l’éblouissement des cieux, des clartés d’aurore, des paysages tout roses, des palmiers, des fougères dont les feuilles étaient faites de rayons, une prodigieuse végétation lumineuse et des anges qui s’y mouvaient. Ils étaient très loin, dans des espaces infinis. Et voilà que l’un d’eux s’était détaché des autres, pareil à une flamme. Il grandissait à vue d’œil. Mélie distinguait ses ailes ouvertes et immobiles, ses cheveux d’or et son visage. Il approcha jusqu’à la toucher, et, arrivé près du lit, tout à coup, il se mit à sourire comme une fleur qui éclate. « Il ressemblait un peu à Pierre, murmura-t-elle ; est-ce drôle, les rêves ! »

La pluie lourde, chaude, coulait sur le toit, avec un susurrement continu qui devenait un bruit dans la tranquillité de la nuit, et, entraînée le long des pentes à travers les mousses, les plantes parasites bossuant les ardoises, se déversait en deux ruisseaux intermittents, dont l’un tombait dans une jarre, et l’autre sur une pierre penchée, piquée dans la terre du jardin. Tous deux chantaient à leur manière. Chacun avait son ton différent. Et il sembla à Mélie que la première gouttière disait : « Jésus, mon Dieu, comme elles ont bu ! comme elles ont bu ! » et que la seconde répondait : « Ça fleurira mieux ! ça fleurira mieux ! »

« Oui, pensa-t-elle ; les joubarbes boivent là-haut… Elles étaient à moitié sèches hier. Depuis si longtemps qu’il n’avait plu ! Je suis sûre qu’elles sont toutes vertes à présent… Des plantes qui n’ont pas seulement de terre au pied… Pour une ondée, elles vous ont des fleurs, que le toit embaume… Je suis un peu comme elles, moi… J’ai aussi des jours de sécheresse où je crois que je vais m’en aller, me faner, et puis, il y en a d’autres… »

La pluie redoublait, martelant les murs, le toit, le sol autour de la maison, et les gouttières rossignolaient sans relâche. « Comme elles ont bu, comme elles ont bu ! » disait la jarre de terre. « Ça fleurira mieux, ça fleurira mieux ! » répondait l’ardoise penchée.

Au milieu de ce déluge, Mélie crut entendre des pas sur la route. Et la pensée lui vint : « Si c’était lui ! » Elle s’assit, les deux poings appuyés au drap, écoutant. Mais non, rien ne passait sur la route. Quelques moineaux, blottis dans des trous de muraille, pépiaient solitairement sous l’averse. Un rayon de jour glissait par les fentes des volets et par le trou de la serrure.

Mélie se leva, ouvrit sa fenêtre, et se mit à s’habiller.

Deux petits coups frappés à la porte du jardin résonnèrent dans le silence de la maison, et une voix que Mélie eût reconnue entre cent mille, une voix qu’elle entendait de souvenir, bien souvent, dit :

– Mélie ! Mélie !

Elle se hâta d’attacher sa robe, et, sans même prendre le temps de se chausser, courut hors de la chambre.

– Mélie, ouvrez-moi, reprit la voix ; je suis trempé de pluie.

La jeune fille tira le verrou, et s’effaça le long du mur, tandis que Pierre Noellet entrait, et passait devant elle.

– Excusez-moi de vous demander abri de si bon matin, dit-il ; mais j’ai vu votre fenêtre ouverte sur la route, et j’ai pensé que vous me recevriez. Il n’y a pas moyen de tenir dehors.

Mélie était restée à l’entrée de l’appartement. Au milieu, Pierre Noellet quittait son manteau de caoutchouc ruisselant d’eau, le jetait sur une chaise, et s’approchait de la cheminée, au-dessus de laquelle pendait une glace. Il se mira un instant, le temps de redresser d’un coup de main ses cheveux coupés en brosse, et se retourna vers Mélie, qui n’avait point encore dit une parole. Elle le regardait, stupéfaite. Ces manières aisées, cette jaquette de coupe élégante, l’épinglette piquée dans la cravate claire, la physionomie hardie et spirituelle de son ancien compagnon de jeunesse, lui apportaient tout à coup la révélation d’une transformation profonde. Ce n’était plus le même homme. Elle éprouvait à le voir comme une admiration, et de la joie et de la peur mêlées. D’où venait-il ? Où allait-il, à pareille heure, sous la pluie ? Elle demeurait sans bouger, appuyée au montant de la cloison, tandis qu’il la regardait aussi, dans la lumière grise de l’aube.

– Mon Dieu, dit-elle enfin, comme vous avez…

Et sa voix s’arrêta, car il lui souriait aimablement, comprenant déjà ce qu’elle voulait dire.

– Comme j’ai changé, n’est-ce pas ?

Sans répondre, elle vint auprès de lui, et s’agenouilla sur le bord du foyer pour allumer le feu. Quand le fagot de brandes et de menu bois, qui séchait là depuis longtemps, flamba clair dans la cheminée, Mélie se releva, fit asseoir Noellet, et s’assit elle-même sur une chaise plus basse. Elle n’osait pas lever les yeux vers lui.

– Je vous trouve changée aussi, dit-il.

– En mal peut-être ? J’ai vieilli depuis huit mois.

– Non, pas en mal, au contraire.

Elle se sentit enveloppée du regard de celui qui était là, tout près, et retira pudiquement son pied nu, qui dépassait le bord de sa robe.

– J’ai eu de la misère, voyez-vous : ce ne serait pas étonnant si ma figure s’en ressentait.

– Quoi donc encore ? le chômage ?

– Non : mon père est mort.

– Antoinette me l’a écrit, en effet, Mélie.

– Eh oui ; je l’ai soigné cinq semaines ; il a fallu beaucoup dépenser. Après qu’il a été mort, j’ai eu des dettes à payer. Ce que j’ai travaillé, vous ne sauriez le croire.

– Ma pauvre Mélie, vous avez toujours eu la vie rude.

– Je ne me plains pas de travailler ; oh ! non, je suis forte, heureusement. Mais le triste, je vous assure, c’est d’être seule, de ne jamais voir personne à côté de soi, de n’entendre que le bruit qu’on fait. Il m’arrive, figurez-vous, d’avoir peur… Mais je ne sais pas ce que j’ai, à toujours parler de moi. On ne doit pas faire cela. C’est que je suis toute surprise encore, excusez-moi. Comment êtes-vous ici ? D’où venez-vous, par la nuit ?

– J’arrive de Paris, pour voir Jacques.

– Il est bien malade, dit la tisserande.

– Je le sais, et j’ai voulu me presser. Hier soir, le chemin de fer m’a conduit à Chalonnes. Là, j’ai trouvé une place dans la carriole d’un meunier jusqu’à la Poitevinière. Et, plutôt que de coucher à l’auberge, je me suis décidé à venir à pied. Il faisait un temps admirable au départ. Et puis l’averse m’a pris avant la côte de Villeneuve. Quelle nuée d’orage !

Il épongeait, en parlant, le bas de son pantalon trempé de pluie, qui fumait sous la flamme ardente.

– Votre père vous a donc permis de rentrer ? demanda Mélie.

– Lui ? dit Pierre en se redressant et en regardant Mélie avec une expression d’ironie qui lui fit mal ; vous ne le connaissez pas ! Je suis un proscrit, un banni, moi ! Il m’a chassé : et, pour rentrer, il faudrait demander pardon.

– Eh bien ? dit Mélie.

– On ne demande pardon que quand on a eu tort ! répondit Pierre sèchement. Non, mon père n’a rien permis. C’est Antoinette qui m’a prévenu, en cachette.

Puis, subitement redevenu aimable, et le visage souriant comme autrefois l’élève de l’abbé Heurtebise, il ajouta :

– Il était même convenu, Mélie, que vous nous aideriez.

– Comment cela ?

– Je ne puis pas me présenter à la Genivière, je vous le répète. Alors, nous avions pensé, Antoinette et moi, que vous ne refuseriez pas d’aller prévenir ma sœur de mon arrivée, que je me tiendrais dans un champ, dans un chemin, n’importe où, et que Jacques viendrait m’y trouver, soutenu par vous deux, comme s’il faisait une promenade.

– Pourra-t-il, le pauvre garçon ? dit Mélie.

Elle s’était reculée, un peu rouge, et détournée vers la fenêtre. Le jour grandissait. Voici que les contrevents claquaient le long des murs des voisins. Une ou deux charrettes roulaient, loin, dans la campagne, et Mélie se trouvait embarrassée d’avoir reçu Pierre Noellet chez elle, si matin.

Elle n’avait pas pensé à cela, tout d’abord, dans la surprise et dans la joie de le revoir. Elle avait eu pitié aussi, à cause de la pluie si drue qui tombait…

– Écoutez ! dit-elle.

La petite gouttière de droite chantait encore : « Ça fleurira mieux ! » Mais ses notes très espacées indiquaient que l’orage s’éloignait. Mélie prit son parti, de belle humeur, avant que Pierre se fût même aperçu de son trouble.

– Nous ne pouvons pas sortir encore, dit-elle, mais, dans dix minutes, la nuée aura passé, et je vous aiderai comme vous le voulez.

– Je savais bien que vous diriez oui. Je vous connais si bien ! Quand nous parlons de vous, à Paris, ce n’est jamais en mal. Car nous parlons de vous, Mélie.

– Avec qui ?

– Avec les Laubriet.

– Vous les voyez ?

– Sans doute. Je n’osais pas aller chez eux, vous comprenez. Un jour, dans la rue, je me suis rencontré avec M. Hubert, qui m’a tendu la main. « Où êtes-vous logé ? m’a-t-il dit, que faites-vous ? pourquoi ne nous avez-vous pas donné signe de vie ? C’est très mal. Venez me trouver demain. »

– Ce que c’est que d’être savant ! fit-elle d’un air d’admiration. Et vous y avez été ?

– Naturellement. J’y suis même retourné. Et maintenant le petit Pierre Noellet du Fief-Sauvin est reçu chez les châtelains de la Landehue, qui lui faisaient si grand’peur autrefois. Il ose leur parler. Il est bien accueilli. Depuis un mois surtout que je suis au journal, j’ai passé assez souvent la soirée chez eux.

– Vous écrivez dans un journal ?

– Au Don Juan.

– Devez-vous être riche !

– Pas encore, Mélie, je suis même pauvre pour le moment.

La jeune fille le considérait sans répondre, étonnée. Comment se pouvait-il qu’il fût pauvre et si bien vêtu ?

– Je vous surprends, reprit Pierre. Parce que j’écris dans un journal et que je ne m’habille plus comme au Fief-Sauvin, vous vous imaginez que je suis riche.

– Oui.

– Si vous saviez dans quelle misère j’ai d’abord été !

– Vous, dans la misère ?

– Pendant plus de six mois sans aucun emploi, cherchant vainement la moindre place dans un bureau, des leçons à donner, et ne trouvant rien, rien. Personne ne me connaissait, et personne ne voulait de moi. Les commencements ont été rudes, je vous assure.

– Et moi qui ne m’en doutais pas ici !

– Heureusement quelqu’un a eu pitié de moi, m’a pris sous sa protection, m’a rendu la confiance que j’avais presque perdue dans la vie.

– M. Laubriet, je parie ?

– Non, un vieux professeur qui habitait la même maison que moi : M. Chabersot. Vous pouvez retenir son nom, Mélie : c’est celui d’un homme excellent. Quand ma famille même me délaissait, lui m’a secouru et m’a sauvé. Grâce à lui, j’ai pu entrer à la rédaction du Don Juan. Mais ne croyez pas que ce soit la fortune. Je gagne à peine de quoi suffire à mes dépenses, et j’ai quinze cents francs de dettes criardes.

– Quinze cents francs ! dit Mélie qui n’avait jamais possédé pareille somme.

– Il a bien fallu emprunter.

– Comment les rendrez-vous ?

– Mon père me les doit.

– C’est vrai, je me souviens. Vous les réclamiez à votre père, en octobre, quand vous avez écrit.

– Croiriez-vous que je n’ai jamais reçu de réponse ? Cependant il en faut une, et prochaine. Loutrel, qui m’a prêté, ne veut plus attendre… Tant pis, je le laisserai faire ce qu’il me conseille depuis longtemps…

– Encore quelque chose contre maître Noellet, Pierre !

– Non, rien, Mélie, rien. Ne vous troublez pas ainsi.

– Si j’avais cette somme-là, dit-elle, comme je vous la donnerais volontiers !

Une larme était montée aux yeux de Mélie. Tout ce qu’elle venait d’apprendre ou d’entrevoir lui serrait le cœur. Que de choses encore elle devait ignorer, et combien elle se sentait devenue étrangère à la vie de son ancien compagnon de jeunesse !

Pierre Noellet s’en aperçut, et dit en souriant :

– Vous êtes une brave fille, Mélie : je vous ai toujours connue bonne et serviable.

– Vous dites cela pour me faire plaisir ?

– Non, je le pense sincèrement, et je suis content de vous retrouver.

– Bien vrai ?

– Bien vrai !

Ce fut le tour de Mélie de sourire. Et elle dit :

– Moi aussi, Pierre, je suis contente.

– Vous souvenez-vous quand j’étais enfant ?

– Oui, allez, je me souviens.

– Nous étions comme frère et sœur.

– Je vous voyais passer tous les jours.

– C’était peut-être le bon temps, Mélie !

Elle avait grande envie de dire oui. Mais elle se contenta de le penser et de le laisser voir, dans ses yeux brillants de joie, d’où les larmes étaient parties. Elle se leva, et alla soulever le rideau de la fenêtre : plus un nuage ! Quelques légers voiles de brume, çà et là, dans le bleu, ondulaient encore, et s’en allaient lentement.

– La pluie est bien finie, dit-elle, venez !

Elle prit ses sabots du dimanche, à cause des chemins mouillés. Pierre sortit le premier, et ouvrit la porte du jardin.

Et cela lui sembla si joli dehors, qu’il s’arrêta un peu. Les fleurs, les herbes, les moindres végétations ignorées s’étaient vivifiées sous l’ondée, et se redressaient, et s’étendaient, et versaient tant de parfums qu’on se grisait à respirer. Le gros romarin avait l’air de s’être encore élargi, et de vouloir, dans l’exubérance de sa sève, écraser les deux haies qui supportaient ses bras fleuris. Au delà, le soleil rougissait les frondaisons jeunes des chênes. Tous les bruits accoutumés surgissaient de cette campagne qui s’éveillait rajeunie. Pierre écoutait les voix qui l’avaient bercé. Il y avait de la lumière et de la joie partout.

– Que vont-ils penser dans le bourg, dit Mélie Rainette, quand ils nous verront tous deux par les chemins ?

– Que nous n’avons pas cessé d’être bons amis, répondit Pierre, et ce sera vrai.

Ils traversèrent le jardin. À l’extrémité, un sentier s’ouvrait : on n’avait qu’à le suivre pour arriver, en passant derrière le bourg, à la Genivière. Mélie et Pierre allaient l’un près de l’autre, baignés dans la fraîcheur matinale, sans plus se parler. Elle était heureuse. Elle marchait très doucement, pour être moins tôt rendue, regardant à la dérobée leurs deux ombres confondues glisser sur le talus du chemin creux. À peine se souvenait-elle du triste rendez-vous qu’elle devait préparer. Un chant de triomphe, puissant et contenu, chantait en elle. Est-ce qu’un jour ne viendrait pas où elle irait ainsi, tout près de lui, en robe de mariée, un long cortège les suivant ? Elle se disait qu’il l’aimait peut-être. Comme il était beau, et grand, et fier ! Elle n’osait lever les yeux vers lui, mais elle sentait cela divinement.

Au détour du sentier, Pierre la prit par le bras. Ils arrivaient. Elle le considéra, subitement tirée de son rêve. Ah ! certes, les pensées de Pierre Noellet n’avaient pas dû ressembler aux siennes ! Son visage était dur et soucieux. La vue de la grange, qui leur cachait la maison, n’avait rappelé en lui qu’un ressentiment amer. Il était inquiet de cette rentrée en fraude dans la métairie paternelle, et, un peu de temps, ses yeux errèrent sur les champs voisins.

– Mélie, dit-il, en se penchant et la voix serrée par l’émotion, vous disiez que Jacques ne pouvait aller loin ?

– Il ne marche plus seul.

– Alors, je l’attendrai ici.

Sa main désignait la porte de la grange, ouverte à l’extérieur sur le chemin qui coupe le sentier.

– Là ? dit Mélie hésitante ; c’est si près de la maison…

– Eh bien ?

– Je ne sais pas, mais… si votre père vous rencontrait ?

– Mon père laisse bien coucher les mendiants dans la grange ! répondit Pierre. Soyez tranquille : je ne mettrai pas le pied sous son toit. Allez, Mélie.

– Et votre mère ? demanda-t-elle.

– Ne la prévenez pas. À quoi bon de nouvelles scènes et de nouvelles larmes, puisque je ne veux pas plier et que je ne peux pas rester. D’ailleurs, je ne viens pas pour les vivants. Allez chercher Jacques, et que je reparte vite.

Ils sortirent du sentier, tournèrent à gauche, et longèrent la grange jusqu’à l’extrémité. Là, Pierre entra, au milieu des planches, des perches, des cercles de barriques abrités dans cette partie du bâtiment. Un peu plus loin, il y avait du foin de la récolte dernière, entassé et pressé, dont la tranche, sciée au couteau, formait une muraille à pic. Mélie tourna l’angle du mur, et poussa un petit cri.

Sur le seuil de sa maison, au-dessous du cep de vigne dont le pampre, inondé de pluie et de rayons, semblait d’émeraude taillée, le métayer venait de se montrer. Il leva les yeux du côté où la vallée ouverte éclatait de vie et de jeunesse, comme il avait coutume de le faire chaque matin, pour se rendre compte du temps. Quand il les rabaissa, un valet passait devant lui, portant une faux. Il le suivit du regard, avec un air d’accablement, soupira, et descendit dans la cour. Mélie le vit enjamber une barrière à claire-voie, tout au bout de l’étable, et s’éloigner par la voyette d’un champ.

Elle courut vers la maison. Quand elle en sortit, plusieurs minutes après, elle donnait le bras à Jacques, qu’Antoinette soutenait de l’autre côté. Le pauvre garçon paraissait petit entre elles deux, voûté et déprimé qu’il était par le mal. Une fièvre lente le rongeait. Mais, en ce moment, la joie de revoir Pierre lui rendait un reste d’énergie. Il faisait de grands pas comme pour courir, lui qui ne se serait pas tenu debout sans appui ; un sourire douloureux, – car la douleur ne le quittait plus, – mais un sourire encore, relevait ses lèvres tuméfiées ; ses pieds glissaient, heurtaient, faiblissaient : il souriait comme si la santé et la vie étaient au bout de ce voyage de cent pas.

– Mon Pierre ! dit-il en arrivant.

Pierre l’embrassa silencieusement. Il ne fut point maître de l’impression affreuse qu’il éprouvait, et le tint un peu de temps serré contre sa poitrine, le temps de refouler ses larmes. Les deux jeunes filles comprirent ce qu’il pensait, et se détournèrent du côté du chemin. Jacques ne vit là qu’une tendresse de son aîné, et, comme Pierre l’asseyait doucement, et l’appuyait le long du foin, il dit :

– Je te remercie d’être venu de si loin.

– Tout autre que toi m’aurait appelé en vain, dit Pierre. Les autres m’ont chassé ou m’ont laissé chasser. Mais toi, tu es ma jeunesse : toi, tu m’as accompagné seul quand je suis parti.

– Moi aussi, je pars, dit Jacques faiblement, je pars pour bien loin et bien longtemps. Tu ne m’as pas trouvé bien, n’est-ce pas ?

– Un peu amaigri et faible, dit Pierre…

– N’essaye pas, va… je sais… pour moi, c’est fini. Je voudrais seulement que tu me dises ce que tu feras, ce que tu deviendras, toi qui peux vivre. Cela m’inquiète, vois-tu… C’est pour cela beaucoup que j’ai prié Antoinette…

La toux le secoua, rauque et sifflante. Puis elle s’apaisa. Pierre s’assit près de Jacques, et commença à lui parler à voix basse. Jacques écoutait, répondant d’un signe de tête, d’un regard, d’un petit mot bref. Ils avaient tant de fois causé ainsi de projets, sous l’abri des grottes, au bord de l’Èvre, en gardant les vaches ! Ce souvenir doux hantait le malade. Une sérénité passait dans ses yeux levés vers la charpente de la grange, des admirations, des étonnements d’enfant, puis des mécontentements, des troubles fugitifs.

– Non, dit-il, à un moment, il faudra leur demander pardon ; je ne dis pas aujourd’hui, puisque tu ne veux pas, mais plus tard, quand je serai…

Pierre répondait, mais de telle façon que ni Mélie ni Antoinette, debout de chaque côté de la porte, n’entendaient ce qu’il disait. Un murmure de voix alternées, des mots sans suite leur parvenaient seuls. Elles étaient là, aux aguets, remuées par cette scène d’adieux qui se passait derrière elles et par la crainte vague du père. Cependant les champs s’étendaient déserts, au delà du chemin, et, de la cour de la ferme, aucun bruit ne s’élevait. Par où pourrait-il venir ? De l’autre côté de la grange ? Par le jardin dont la terre bêchée assourdit les pas ? Mais non, il est parti, il n’a rien vu, il est loin dans les terres, maintenant ; car il y a bien un quart d’heure que Pierre et Jacques causent, sans s’arrêter, sans s’apercevoir que le temps marche. Ils ont tant de choses à se dire, les deux frères, après des mois d’absence, et si près d’être à jamais séparés !

Mélie a peur, mais elle pense que ce serait un crime de les troubler. Antoinette, inquiète aussi, se repent à présent de n’avoir pas mis sa mère dans le secret. Puisque tout est tranquille, pourquoi n’irait-elle pas la prévenir avant le départ de Pierre ? Elle peut si rapidement courir à la maison et dire à la vieille femme : « Venez, venez, il est là, Pierre, l’aîné de la Genivière, lui, vous dis-je, lui, venez ! »

Et voilà que Jacques, au moment où elle allait s’élancer dehors, s’anime et élève la voix. Son corps chétif est tout frémissant. Il se redresse à demi, les mains appuyées sur le sol, les yeux dilatés par l’angoisse.

– Non, dit-il, mon Pierre, tu n’as pas une pareille idée ? Tu me trompes, tu ne peux pas l’avoir…

– Je l’ai, répond Pierre, et depuis des années…

– Alors, abandonne-la, dis, abandonne-la. Ce sera ton malheur… Pour l’amour de moi qui vais mourir…

– Je ne peux pas.

– C’est une folie !

– C’est ma vie, Jacques !

Le malade poussa un cri de souffrance dont la vieille grange fut toute agitée.

– Ah ! cria-t-il, tout cela me fait mal !

Et ses forces l’abandonnèrent, ses mains qui le soutenaient fléchirent, il se pencha en arrière, et s’étendit de toute sa longueur sur la terre, les yeux fermés et les dents serrées.

Au même instant, Antoinette cria :

– Le père ! le père !

Et elle s’échappa, folle de peur.

C’était lui. Il accourait à l’appel de Jacques. Il s’était dressé tout à coup dans la pleine lumière du jour.

Mélie se recula pour le laisser passer.

Les sourcils froncés, pour mieux fouiller la demi-ombre de la grange, il aperçut d’un coup d’œil Pierre qui se relevait et Jacques inerte à ses pieds, sur le sol. Tous les muscles de sa figure se tendirent. Il ressemblait à un vieux chouan dans la mêlée. Et il marcha vers le fond de la grange, d’un air si terrible que Pierre s’effaça le long du mur, et s’élança dans le chemin en criant :

– Viens-t’en, Mélie : il nous tuerait !

Julien Noellet le laissa partir. Il considéra un instant son malheureux Jacques couché dans la poussière, et il le crut mort. Il s’agenouilla, mit la main sur le cœur : le cœur battait, Jacques n’était qu’évanoui. Alors, très doucement, comme eût fait une femme, cet homme violent et robuste souleva son fils, et l’emporta hors de la grange.

Mélie et Pierre s’étaient arrêtés à l’entrée du sentier qui débouche à vingt pas de là dans le chemin de la Genivière, et se tenaient immobiles, cachés à moitié par l’angle de la haie.

Ils ne savaient que faire, et, dans la première frayeur, s’étaient réfugiés là, attendant ce qui allait arriver.

Le père les vit, et il leva son fils dans ses bras, et le tendit vers eux, leur montrant ce pauvre visage de Jacques, ces jambes pendantes, ces mains abandonnées qui remuaient dans le vide.

– Regarde ! cria-t-il à Pierre ; regarde ce que tu as fait de lui !

Et sa douleur était si poignante et si vraie, que Pierre ne put supporter cette vue. Il se détourna, et s’en alla à grands pas par le sentier, la tête baissée.

– Et toi, Mélie, tu étais donc venue avec lui ! continua Julien Noellet ; toi aussi tu m’as trahi ! Ah ! je comprends maintenant : c’est toi qui lui as donné ses idées, c’est toi qui me l’a enlevé ! Va donc le rejoindre !

Elle était restée près de la haie, accablée et sans force. Quand elle entendit les paroles du métayer, elle en reçut un grand coup au cœur. Chassée de la Genivière ! Accusée ainsi ! Non, elle n’avait pas fait cela ! Elle se défendrait. Elle n’avait qu’un peu de faiblesse à se reprocher.

Mais elle était tellement saisie, qu’elle ne put parler d’abord, et quand elle reprit possession d’elle-même, le métayer n’était déjà plus là. Il avait repris sa route vers la maison, emportant son fils toujours évanoui.

Elle pouvait encore le suivre, lui expliquer sa conduite, obtenir son pardon. Et cette idée lui vint.

Mais alors, c’était abandonner Pierre, le laisser partir seul, après l’avoir amené. Pierre était déjà loin.

Quelques secondes elle hésita entre la Genivière et Pierre Noellet, entre toutes ces vieilles amitiés et l’homme qu’elle aimait d’amour.

Et puis ce fut en elle un grand déchirement. L’amour l’emporta, et, tournant le dos à la ferme, elle courut pour rejoindre Pierre.

Lorsqu’ils se retrouvèrent tous deux, à la hauteur de la maison, derrière le jardin de Mélie, pas un reproche ne sortit de la bouche de la tisserande. Elle ne songeait déjà plus à elle-même.

– Mon pauvre ami, dit-elle, vous n’avez pas été heureux.

Pierre l’attendait dans le creux du sentier, très encaissé en cet endroit. Quand Mélie lui parla, il redressa la tête, et, trop orgueilleux pour laisser voir l’émotion qu’il avait éprouvée, répondit de ce ton ironique et hautain qui lui était familier :

– Voilà bien mon père, injuste et violent.

– Qu’allez-vous faire ?

– Partir tout de suite, et pour jamais, cette fois.

– Pour jamais, Pierre ?

– Oui, dit-il, de ma vie je ne reviendrai, à moins que…

Il n’acheva pas sa phrase, et se tourna du côté où, par une échancrure de la haie, on apercevait les toits et les fenêtres closes de la Landehue. Puis il ajouta :

– Je vous remercie, Mélie, de ce que vous avez fait. J’ai peur seulement que mon père ne vous haïsse à présent, comme il me hait.

– Je souffrirai cela pour vous, dit-elle doucement.

Elle monta la marche de terre battue sur laquelle ouvrait la claire-voie du jardin, pour rentrer chez elle. Mais, au moment de pousser la petite claie d’osier, elle se détourna à demi, et dit tristement :

– Puisque je ne vous reverrai pas, confiez-moi au moins pourquoi votre frère s’est évanoui. Que lui racontiez-vous qui l’impressionnait tant ?

– Dans l’état où il est, peu de chose l’émeut, vous comprenez.

– Non, répondez-moi. Je me tourmenterais l’esprit à chercher votre secret, quand vous ne serez plus là, j’en souffrirais longtemps.

– J’ai un secret, en effet, Mélie, et je le disais à Jacques : j’aime quelqu’un.

– Eh bien, fit-elle, et une flamme légère passa dans son regard, quel malheur a-t-il pu voir là ?

– C’est que celle que j’aime ne m’aime pas.

Elle branla la tête d’un air entendu, et répondit :

– Qu’en savez-vous ?

– J’en ai peur.

– C’est donc une princesse ?

– Non.

– Est-ce que je la connais ?

– Très bien, Mélie.

– Alors, dit-elle, souriant malgré elle d’un sourire qu’elle aurait voulu cacher comme un aveu, alors, si vous l’aimez bien et que vous le lui disiez, il y a des chances, allez, pour qu’elle vous aime aussi.

– Vous croyez, Mélie ?

– Oh ! oui !

Il s’approcha vivement d’elle, la prit par la main, tout transporté et dominé par cette pensée d’espoir, beau comme la jeunesse.

– Vous croyez ? Peut-être avez-vous deviné déjà ? C’est tout le secret et tout le ressort de ma vie, voyez-vous, un amour si ancien que je pense être né avec lui. Tout ce que j’ai fait, c’est pour monter jusqu’à elle, pour me rendre digne d’elle. Rien que l’idée qu’elle pourrait m’aimer, comme vous le dites, m’enivre et me dédommage de tout le reste. Vous avez raison, Mélie, je vais vous la nommer.

– Voyons !

– Mais vous m’aiderez, vous pouvez beaucoup m’aider.

Elle sourit encore au lieu de répondre, comme pour dire : « Je pourrai vous aider, en effet, puisque cette amoureuse qui n’est point une princesse, que je connais très bien et que vous aimez d’ancienne date, c’est… »

Il l’attira à lui, toute heureuse et frémissante, pencha la tête vers celle de la jeune fille, bien près, pour n’être entendu que d’elle, et dit :

– Madeleine Laubriet !

Puis il s’échappa en courant, et disparut par le sentier.

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