IV

L’élève de l’abbé Heurtebise faisait de si rapides progrès que, dès la fin de la première année, son maître s’en trouva gêné. L’abbé avait jadis professé la huitième, du temps qu’on y commençait le latin, mais il y avait de cela longtemps, et, malgré tous ses efforts, il sentait des lacunes dans ce vaste ensemble de connaissances qu’il faut posséder pour commencer le moindre bachelier. L’esprit de celui-là, très agile, raisonneur, curieux du pourquoi des choses, devenait embarrassant. Le professeur avait beau se retrancher derrière des faux-fuyants : « Il serait trop long de t’expliquer, » ou encore : « C’est un point délicat sur lequel nous reviendrons, » ces formules ne rassuraient pas ses scrupules. Quelques solécismes, excusés de la sorte, lui revenaient en mémoire aux heures tranquilles du bréviaire, avec la ténacité d’un remords, et l’excellent homme en rougissait comme d’une atteinte à l’honnêteté de son enseignement.

– Mon gars dit-il un jour, je vais te mettre au collège, on t’y répondra.

Il négocia lui-même, en effet, l’admission de Pierre Noellet au petit séminaire de Beaupréau. Sur les preuves qu’il donna de la capacité de son élève, et vu l’âge avancé du candidat, il fut convenu que celui-ci entrerait en quatrième.

Pendant les deux mois qui précédèrent la rentrée, toutes les aiguilles de la Genivière travaillèrent au trousseau du collégien. On marqua son linge à son numéro. Les culottes et les vestes qui n’étaient pas tout à fait hors de service furent soigneusement revues et corrigées aux endroits faibles. Le tailleur du bourg reçut même la commande d’un vêtement complet. Il y mit tous ses soins : mais ses ciseaux n’avaient qu’une coupe, et fabriquèrent une redingote que le père aurait pu porter, à la rigueur.

Nul n’y prit garde. Ce fut même avec un sentiment d’orgueil maternel que la métayère, ayant débarbouillé et peigné ce grand garçon, lui dit, le 3 octobre :

– Tu vas mettre ton habit neuf, mon Noellet, pour aller dire adieu à ton parrain.

Chez les Noellet, les enfants ne discutaient pas les ordres. Pierre obéit. Pourtant cette visite à la Landehue l’intimidait extrêmement. Rien ne l’embarrassait plus que de rencontrer le dimanche, dans le bourg, la famille Laubriet. Auprès de ces gens si bien mis, si polis, il se sentait gauche et effaré. Il étudiait leur air et la différence qu’il y avait de leurs manières aux siennes. Cela lui causait, à chaque fois, une sorte de confusion irritée qu’il ne communiquait à personne, car son père, sa mère, ses sœurs, n’éprouvaient évidemment rien de semblable.

Ainsi, voyez la métayère. Elle est déjà partie, en atours de fête, sa coiffe à mille petits tuyaux plats bien serrée avec un beau nœud de ruban, le mouchoir de velours tiré à quatre épingles, la robe retroussée des deux mains. Sur le tout, elle a jeté son capot noir, n’aimant pas à aller en bonnet, en tête blanche, comme elle dit, dans les circonstances solennelles. Elle va son petit pas mesuré et digne de tous les jours, tenant sous son bras gauche, malgré le temps superbe, le parapluie de coton brun qui sert à toute la dynastie des Noellet.

La distance n’est pas longue de la Genivière à la Landehue, par les champs. À cent pas dans le sentier qui monte vers le bourg, on trouve une barrière à claire-voie, une petite allée rejoignant l’allée principale à travers les prairies, quelques groupes d’arbres, puis le château. Pierre voudrait s’enfuir. Derrière ces fenêtres, qui ont l’air de regarder venir, il croit entendre de petits rires étouffés : « Sont-ils drôles, là-bas, voyez donc, Pierre Noellet et sa mère ! Oh ! le parapluie de la bonne femme ! oh ! la redingote du garçon ! oh ! ses mains ! »

Pierre ne sait plus où mettre ses mains. Il est rouge, et se mord les lèvres, exaspéré de voir sa mère marcher si tranquille à côté de lui, se pencher pour examiner les corbeilles de fleurs semées le long de l’avenue et dire :

– En voilà de jolis bouquets, mon Noellet ! Ne va pas en cueillir au moins !

Comme si on était tenté de cueillir des fleurs, quand on a seize ans passés et qu’on se rend au château de la Landehue !…

Un valet de chambre venait à peine de les introduire dans le petit cabinet où M. Laubriet recevait les fermiers, quand celui-ci entra. En apercevant la métayère de la Genivière, il leva le bras, d’un mouvement invitatif et bon enfant :

– Ma brave métayère, dit-il, ce n’est pas ici qu’on aurait dû vous recevoir. Amenez-moi ce grand collégien-là au salon. Ces dames seront enchantées de le voir.

– Vous êtes trop honnête, monsieur Hubert.

Et, sans plus de façon, elle suivit M. Laubriet qui s’était emparé du bras de l’écolier.

– Ah ! ah ! la gloire du Fief-Sauvin, votre fils, métayère. En quelle classe entres-tu, mon garçon ?

Pierre glissait et trébuchait sur le parquet du corridor, sur la mosaïque italienne du vestibule ; il eut un battement de cœur quand M. Laubriet ouvrit la porte du salon, en disant :

– Ma chère amie, je vous amène un élève de quatrième. Après un an : prodigieux, n’est-ce pas ?

Pierre remarqua fort bien le petit mouvement de mauvaise humeur de madame Laubriet, une femme grande, forte, encore belle, qui somnolait dans son fauteuil de rotin garni de pompons de laine.

– Mais certainement, dit-elle d’une voix lente, entrez donc, Pierre.

Il s’avança, plus rouge que les tentures et les meubles de soie cerise de l’immense appartement, ébloui par le reflet des glaces, des dorures et des lustres, grisé par une odeur de verveine, un parfum élégant et nouveau pour lui. Derrière, il entendait ferrailler les souliers de la maman. Madame Laubriet lui désignait le divan du milieu, d’où s’élevait une jardinière pleine de fougères. Pierre crut qu’elle lui tendait la main, serra gauchement les doigts potelés et blancs de la châtelaine, et, voulant s’asseoir sans se détourner pour être plus poli, s’assit sur un livre ouvert. Il se redressa vivement, et écarta le volume. À l’extrémité du salon, auprès des fenêtres aux transparents crème, les deux filles de M. Laubriet, deux enfants, l’une de quinze ans, l’autre de douze, s’étaient penchées, faisant semblant de ramasser un pinceau tombé, pour dissimuler un fou rire terrible.

M. Laubriet, impérieux, appela l’aînée.

– Madeleine !

– Oui, papa.

– Tu n’as donc pas vu la métayère de la Genivière ? À quoi penses-tu vraiment ?

Puis, se tournant vers Perrine Noellet :

– Mes filles prennent leur leçon d’aquarelle avec une de nos amies de Paris.

L’amie, en papillotes blanches, mit son lorgnon sans bouger de sa place. Mesdemoiselles Laubriet se levèrent, l’aînée grande, souple, en robe de flanelle blanche à col marin, fière de ses cheveux châtains qu’elle porte depuis peu relevés par un peigne, sûre de sa royauté de jeune fille qu’elle a lue dans les yeux de son père ; l’autre trapue, brusque, une tresse blonde sur le dos.

Madeleine sourit, puisque son père le demande, et va serrer la main de Perrine Noellet.

– Vous êtes bien aimable, métayère.

Marie se pose carrément devant Pierre, qui dénichait si bien les nids dans le temps, et lui fait un petit signe avec les yeux :

– J’ai vu le bouc, dit-elle, il est drôle !

– Mon amie Marie va bien ? reprend l’aînée. Je comptais aller la voir ces jours-ci.

– Oui, mademoiselle, très bien.

– Et le poulain de la Huasse, tu ne l’as pas vu, toi, Madeleine ?

– Ah ! vous avez un poulain ? dit Madeleine qui s’intéresse aux chevaux depuis qu’elle monte avec son père. Comment le nommez-vous, Pierre ?

– La Roussette, mademoiselle.

– Est-elle jolie ?

– Oui.

– J’irai la voir. Vous me la vendrez, n’est-ce pas quand elle sera grande ?

Quelque chose de plus fort que la timidité fit lever la tête au fils du métayer de la Genivière. Il jeta un regard rapide sur la triomphante apparition de grâce et de jeunesse debout à trois pas de lui :

– Elle n’est pas à vendre, fit-il.

– Qu’est-ce que tu dis là ? répliqua la mère Noellet confondue, si cela fait plaisir à mademoiselle…

– Vous chasserez peut-être avec ? demanda Madeleine en montrant ses dents blanches.

Pierre n’était pas Vendéen, c’est-à-dire entêté et susceptible, pour rien. Il regarda de nouveau la jeune fille, cette fois bien en face, et répondit :

– Oui, si cela me plaît.

Tout le monde se prit à rire de la façon dont il avait répondu cela.

Madame Laubriet intervint à propos.

– Nous avons été très heureux, mon cher enfant, dit-elle, d’apprendre que vous alliez commencer vos études à Beaupréau, et surtout du motif qui vous y conduit.

– En effet, le motif… reprit Madeleine qui avait l’air de l’ignorer complètement, mais qui voulait réparer : savez-vous, Pierre, que vous rencontrerez là-bas notre cousin ?

– Mon neveu, le vicomte de Ponthual, ajouta madame Laubriet, qui ne détestait pas rappeler qu’elle était née d’une famille noble du pays.

– Il est bête, mon cousin Jules, allez ! s’écria Marthe, et paresseux ! vous n’aurez pas de peine à être plus fort que lui.

Madeleine rougit légèrement.

– Cette petite est insupportable aujourd’hui, dit-elle, elle parle à tort et à travers : Jules n’est pas très travailleur, c’est certain, il a été si longtemps délicat. Peut-on lui en faire un crime ?

– Un bon garçon, surtout, reprit madame Laubriet en manière de conciliation, trop bon et trop riche… Il est d’ailleurs de deux classes au-dessus de vous, Pierre, et vous n’aurez pas à lutter avec lui.

Puis, d’un ton plus vif, le ton du congé :

– Ma chère métayère, quand mon mari ira voir mon neveu au collège, il demandera votre fils au parloir.

– Certainement, dit M. Laubriet, mon filleul et mon neveu : deux amis de la maison.

– Vous lui ferez bien de l’honneur, répliqua la petite mère Noellet.

Satisfaite, suivie de son fils, la métayère, après une révérence, quitta le salon, reprit sans trouble le parapluie qu’elle avait laissé à la porte, et se retroussa pour le retour.

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