V

Le lendemain, au trot dansant de la Huasse, toute la famille Noellet s’acheminait vers Beaupréau, les trois hommes sur le devant de la carriole, avec la longue malle à poils de sanglier du collégien, les femmes dans le fond, leurs beaux bonnets recouverts d’un mouchoir en pointe, à cause du vent. Ils ne causaient pas, n’ayant le cœur gai ni les uns ni les autres. L’entrée en pension d’un des leurs les troublait à des degrés et pour des motifs divers. C’était, pour cette race de laboureurs, une nouveauté grosse d’inconnu, une séparation précoce d’avec un enfant qui, sans le collège, fût resté jusqu’à vingt et un ans sous le toit ; c’était encore, pour Jacques et Antoinette, la perte d’un joyeux compagnon. Désormais il ne reviendrait plus que rarement et pour peu de temps, surtout il reviendrait très changé, très différent de ceux qui restaient. La famille recevait de ce départ une atteinte profonde. Julien, le père, remuait lentement et silencieusement ces idées en conduisant la Huasse. Parfois seulement, aux côtes, il se retournait pour demander : « Vous n’avez pas froid, les marraines ? » La mère, reconnaissant le long du chemin quelque cortège d’écolier, trottant comme eux vers Beaupréau, disait, le plus gaiement qu’elle pouvait, pour habituer son Noellet et lui relever le cœur :

– Tiens, mon petit, encore un de par chez nous, celui-là, un gars de Landemont : tu vois bien que tu ne seras pas seul !

Ils arrivèrent bientôt en vue de Beaupréau que couronne la futaie du parc seigneurial des Civrac, et se mirent à descendre vers la basse ville où est situé le collège, au bord de l’Èvre. Le métayer remisa sa carriole dans une petite auberge que la rentrée mettait en émoi comme un jour de marché. Puis ce fut, durant plusieurs heures, des courses processionnelles, ahurissantes, du bas en haut et du haut en bas de la petite ville, avec de longs arrêts debout : chez des marchands, des amis, des ouvriers qui devaient exécuter quelque travail à la Genivière.

Partout le même accueil : « Vous voilà donc, maître Noellet ? C’est ça votre gars ? A-t-il grandi ! Va falloir être sage, dame ! » Pierre suivait, traînant le pied, les yeux vagues, absorbé, près de son frère, qui lui tenait la main pour ne pas le quitter.

Parfois, au fond des boutiques, de grandes filles, couturières ou lingères, à moitié demoiselles de ville, levaient la tête vers ce garçon robuste et hardi, riaient entre elles, et se remettaient à l’ouvrage avec un air de dire : « Est-il bête d’aller s’enfermer ! »

Ce fut la première impression de Pierre, quand il pénétra dans la cour de la porterie. Le petit séminaire de Beaupréau n’était pas alors réparé et blanchi comme il l’a été depuis. Du côté de la rue surtout, avec ses hauts murs noirs, il avait un air peu engageant de caserne.

Les Noellet, à la file, traversèrent cette première cour, le vestibule, et se trouvèrent devant la façade principale, sur la terrasse qui domine les cours de récréation et les prairies de l’Èvre. Il y avait là des groupes de parents et d’élèves venus de tous les points de la Vendée militaire. Plusieurs étaient debout à la même place depuis des heures, campés autour de la même caisse d’oranger, causant de leurs affaires, comme à une foire, avec la tranquillité naïve de gens qui se sentent partout chez eux, de la Sèvre à la Loire. Le supérieur allait de l’un à l’autre, obligé d’être aimable avec chacun, épuisé d’une telle dépense de sourires et de représentation, vaillant quand même à la corvée. Il vint aux Noellet, leur dit quelques mots, puis, s’adressant à Pierre :

– Portez votre malle au dortoir des moyens. Vous savez où c’est ?

– Non, monsieur.

– On vous l’indiquera.

Pierre et Jacques soulevèrent la malle, et partirent en courant. Arrivés au bas d’un escalier de pierre où montaient et descendaient, avec un bruit assourdissant, des collégiens de toutes tailles, ils demandèrent : « Le dortoir des moyens, s’il vous plaît ? » Des éclats de rire furent toute la réponse qu’ils obtinrent. Ils montèrent, un peu penauds, un étage, et enfilèrent un couloir. De l’embrasure d’une croisée, tout à coup, un élève se jeta dans leurs jambes.

– Sapristi, dit-il, vous m’avez fait grand’peur ! J’allumais une cigarette. Comment t’appelles-tu, toi, le grand ?

– Pierre Noellet.

– Et moi Arsène Loutrel. Où vas-tu par là ? Ce sont les chambres des maîtres.

Celui qui parlait ainsi était un petit à figure ramassée et couverte de taches de rousseur. Ses yeux ronds, extrêmement mobiles et fureteurs, annonçaient une nature dissipée. Serviable, il devait l’être aussi, puisqu’il voulut bien remettre sa cigarette éteinte dans sa poche et conduire les deux frères au dortoir des moyens.

– 47, voilà ton numéro.

Jacques regardait avec effarement cette grande salle blanchie à la chaux, les lits de fer rangés le long des murs, les deux vasques de fonte surmontées de robinets en bec de cygne, et son étonnement semblait se changer en une sorte de malaise. Tant de gens dans une même chambre ! mon Dieu, qu’allait devenir son frère là dedans ? Il avait hâte de sortir, et, quand il fut dehors, il respira bruyamment, à plusieurs reprises, comme si l’air lui avait manqué là-haut.

Les deux frères retrouvèrent le gros de la famille resté sur la terrasse. Mais, dans l’intervalle, pendant ce commencement d’absence de quelques minutes, les figures s’étaient allongées. La métayère, ferme jusque-là, avait les yeux rouges. Elle jeta les bras autour du cou de son enfant, et le serra longtemps, comme pour donner une provision de baisers et de tendresse à cette jeunesse qui allait se séparer d’elle pour la première fois. Marie, plus maîtresse d’elle-même, plus gênée aussi par tant de témoins de leurs adieux, mais dont la joue un peu pâle, la voix brève et plus nerveuse indiquaient aussi l’émotion, embrassa Pierre rapidement : « Au revoir, dit-elle, le premier de l’an sera vite venu, va ! Je te ferai une tourte pour ton arrivée. » Antoinette pleurait tout à fait. Le père, qui ne voulait pas paraître ému, s’écartait à chaque instant pour aller regarder le ciel où montaient de gros nuages. Il saisit la main de son fils dans sa main calleuse, et dit rudement :

« Va, mon gars, et fais-nous honneur. » Le dernier, Jacques s’approcha, saisit son frère à bras-le-corps, et, levant sa tête rousse vers le visage de son aîné : « Mon Pierre ! murmura-t-il, mon Pierre ! » Ce mot disait tout : sa vieille amitié, son chagrin, le plaisir qu’il aurait à le revoir. L’écolier fut obligé de faire effort pour se dégager. Il s’échappa en courant, se retournant encore pour envoyer un sourire aux siens, et descendit en quatre enjambées les vingt marches de l’escalier de la cour. Mais Jacques l’avait suivi, et, assis sur le parapet de la terrasse, il continuait d’appeler : « Mon Pierre ! mon Pierre ! » Il fallut les cris des collégiens ameutés pour chasser de là cet enfant, âme tendre et fraternelle.

Quelques minutes plus tard, Pierre Noellet crut entendre dans le chemin qui longe le collège le bruit de la carriole de la Genivière. Il avait si souvent observé le pas de la Huasse et la plainte particulière d’un des ressorts, les jours de foire, quand on attendait le père, à la nuit tombante, et que les enfants s’amusaient à le deviner de loin ! Il s’étonna lui-même de se trouver si peu ému. Il s’en serait plus étonné encore s’il avait pu voir l’air morne, la tristesse, l’inquiétude de tous ces braves gens qui étaient son père, sa mère, ses sœurs, Jacques, et qui remontaient en effet par le chemin plus court qui borde les murs du petit séminaire ; surtout s’il avait su que l’enfant est un riche dans la vie et que plus tard il n’y a plus de petite sœur, plus de mère dont on remplit l’âme, plus de Jacques désolé pour retenir par ses habits le frère aîné qui s’en va !

Pierre Noellet ne pensait point à cela. Seul, appuyé le long d’un des tilleuls de la cour, il examinait les élèves disséminés autour de lui et dont il était le point de mire, en sa qualité de nouveau de quatrième. Il y avait surtout un gros garçon joufflu qui l’occupait beaucoup. Celui-là, au milieu de ses camarades bien modestement habillés de redingotes ou de vestes noires, de pantalons trop courts et de gros souliers de marche, avait une mise relativement recherchée, une jaquette, le seul faux col à bouts brisés qu’on pût rencontrer à Beaupréau, des bottines vernies, un air bien nourri et légèrement insolent qui dénotait la fortune. On devait le craindre, car il parlait haut, et l’on sentait que c’était une habitude chez lui. Depuis cinq minutes, il parlait du nouveau au milieu de son cercle de familiers qu’il dépassait de la tête.

– Noellet ? disait-il à l’un d’eux, tu es sûr ?

– Oui, je l’ai entendu nommer tout à l’heure par le maître : il est du Fief-Sauvin.

– Alors, c’est bien ça.

– Tu le connais ?

– Pas personnellement, tu conçois : c’est un petit fermier de mon oncle Laubriet. A-t-il l’air assez godiche !

– Pour ça, oui.

– Et pas content qu’on s’occupe de lui. Oh ! là, le nouveau, là-bas, si ça ne te plaît pas qu’on s’occupe de toi, tu n’as qu’à venir me le dire.

Le sang montait aux joues de Pierre. Il eût volontiers échangé un coup de poing avec cet impertinent qui mentait par vanité, en représentant le père comme un fermier de la Landehue, et la tentation devenait forte, quand il fut abordé par Loutrel. Celui-là n’était pas un élégant, quoiqu’il ne fût pas non plus négligé dans sa tenue. Pierre l’accueillit comme un sauveur.

– Quel est donc ce grand qui pérore, les mains dans ses poches ? demanda-t-il.

– Jules de Ponthual, un élève de seconde.

– Il ne me plaît pas.

– Un brutal. Défie-toi de lui quand il lance une balle.

– Il est fort ?

– Oui, des mains, dit en riant Loutrel, et sa petite face chafouine se rida, comme un ballonnet de baudruche dégonflé.

La conversation n’alla pas plus loin. Un coup de cloche, une volée de moineaux très au courant de la discipline qui s’abattent sur les tilleuls : la récréation est finie. Les élèves s’alignent sur deux rangs, le bruit des voix meurt lentement sous les regards du maître, et les files silencieuses, montant l’escalier de la terrasse, disparaissaient peu à peu dans les salles d’étude.

La vie de collège commençait.

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