IX

À la longue cependant, Julien Noellet, trop malheureux de son secret, voulant aussi prendre l’avis d’un homme sage avant de retirer son fils du collège, – car à quoi bon l’y laisser maintenant ? ne valait-il pas mieux qu’il reprît sa place au manche de la charrue ? – se résolut à consulter l’abbé Heurtebise.

Il se rendit au presbytère de Villeneuve, un soir de printemps, à la brune, de peur d’être reconnu : depuis quelque temps il se sentait plus timide, et s’imaginait voir sur le visage des gens des choses qu’ils ne pensaient pas. Au lieu de prendre la grande route, ce fut par le sentier qui longe le jardin de Mélie Rainette qu’il s’achemina, de son pas lent et balancé, semblable à celui de ses bœufs. Des odeurs douces montaient du revers des fossés. Les bourgeons gonflés avaient l’air de petits fruits noirs sur les branches. Il y avait un commencement timide de printemps. Noellet ne le remarquait pas. Mais Mélie Rainette, plus jeune, entendait bien dans son cœur la chanson du renouveau. Elle avait lavé tout le jour. À présent, elle ramassait le linge sec étendu sur la haie, chemises, serviettes ou bonnets, qu’elle empilait ensuite sur son bras gauche, en paquet mousseux, comme un bouquet blanc. Quand le métayer passa, dans le creux du sentier, elle reconnut son pas, et s’arrêta de travailler.

– Bonjour ! dit-elle, par-dessus la haie. Où allez-vous à cette heure, maître Noellet ?

Malgré l’ombre, il la reconnut aussi, à la voix qu’elle avait fine, à la lueur fuyante qui dessinait encore le profil de son visage et de sa taille.

– On a des affaires à toute heure, dit-il sentencieusement. Tu vas bien, Mélie ?

– Contente comme un pinson, dit-elle, à cause du beau temps que j’ai eu pour ma laverie. Il y a des jours comme ça : on est heureuse de vivre.

– Tant mieux, dit-il, tout le monde n’est pas comme toi.

Le métayer hâta le pas et arriva bientôt à Villeneuve.

L’abbé Heurtebise l’emmena dans son pré. Pendant une heure, ils se promenèrent le long des ruches d’abeilles que cet homme austère aimait. Ni l’un ni l’autre n’étaient grands parleurs. Leur conversation fut un échange de mots graves, coupés de longs silences qui servaient de commentaires aux paroles déjà dites et de préparation à celles qu’on allait dire. Ils se comprenaient d’ailleurs fort bien. Ils s’entendaient réfléchir l’un l’autre, étant tous deux de la Vendée peu causante et songeuse.

– L’affaire est très sérieuse, dit en substance l’abbé. Il m’a fait peur tout jeune, ton Pierre, à cause de son orgueil… Et, depuis, je me suis même demandé une chose… Mais nous verrons bien… Crois-moi, ne le retire pas du collège… Ne l’interroge pas avant six mois… Six mois peuvent changer un homme. J’espère un peu… Quoi qu’il arrive, considère qu’il est perdu pour la charrue. Vois-tu, mon pauvre Noellet, ceux qui ont vécu dans les livres ne vivront plus dans les métairies.

L’entretien se termina ainsi :

– Tes deux fils, dit l’abbé, sont nés la même année ?

– Oui.

– Ils ont eu de mauvais numéros au tirage ?

– Oui.

– Quand passent-ils au conseil de révision ?

– Après-demain.

– Pierre sera pris pour le service.

– Peut-être bien.

– Et s’il ne va pas au séminaire, il exemptera Jacques.

– Ça me consolera un peu, monsieur le curé. Il partit sur ces mots, dans la nuit tout à fait noire.

Malheureusement, les choses ne tournèrent pas comme l’espérait le métayer de la Genivière. Pierre était robuste assurément, mais le travail acharné de cinq années de collège, le surmenage de ces yeux de paysan habitués aux limpidités reposantes de la campagne lui avait fatigué la vue. Il fut réformé par le conseil de révision séant à la mairie de Beaupréau, tandis que Jacques, chétif pourtant, était déclaré bon pour le service.

Le coup fut rude à la Genivière. Il était certain désormais que les deux fils quitteraient la métairie vers l’automne : pour Pierre, c’était connu depuis longtemps, et voilà maintenant que Jacques serait soldat, lui si peu fait pour l’être, lui qui avait besoin plus qu’un autre de soins, de tendresse, de liberté pour vivre. En pensant à cet avenir, la mère Noellet pleurait souvent. Mais il n’y avait chez elle que du chagrin. Il s’y mêlait chez le métayer une sourde irritation contre Pierre, qu’il rendait responsable du départ du cadet. Dans son cerveau, le même raisonnement tournait sans cesse : « C’est sa faute, pensait-il ; s’il était resté à la Genivière, il aurait conservé la vue saine des Noellet, et maintenant il exempterait son frère. C’est lui qui fait partir Jacques. » Il se taisait d’ailleurs, et rien ne paraissait de cette colère intime. Pendant les rares séjours de Pierre à la métairie, il y eut quelque gêne entre son père et lui, mais aucune explication. « Ne l’interroge pas, attends au moins six mois, » avait dit l’abbé Heurtebise. Le métayer attendait donc la fin de l’année, avec sa patience paysanne, comme il attendait la fenaison, la moisson, la vendange, chacune à l’heure marquée. Il savait que l’été ne s’achèverait pas sans que la résolution de Pierre s’affirmât de nouveau ou s’évanouît comme un rêve mauvais. Jusque-là, il se contiendrait, jusque-là aussi, mêlée à cette inquiétude et à cette colère qui l’agitaient, un peu d’espérance resterait dans son cœur. « Si l’ancienne idée allait revenir, songeait-il ; sans doute ils partiraient encore tous deux, mais ce ne serait plus la même peine pour moi. » Les longs espoirs lui étaient familiers. Aussi, quand ils causaient de Jacques, sa femme et lui, tous deux pleuraient ; quand ils causaient de Pierre, la mère Noellet changeait de visage et souriait avec la pleine confiance d’autrefois, que rien n’avait troublée en elle, et lui-même, il s’attendrissait un peu, se souvenant de tant d’orages advenus à ses champs, de tant de grêles et de sécheresses, que la saison suivante avait réparés.

Share on Twitter Share on Facebook