X

Pierre était depuis un mois sorti du collège.

Il avait plu pendant la nuit. La terre, longtemps assoiffée, avait bu, s’était amollie et gonflée. De tous côtés, autour du Fief-Sauvin, on faisait les premiers labours. La lente chanson des bœufs, sifflée ou chantée, volait sur les collines : « Ohé, les valets, ohé ! » Il était près de midi. Jacques et son père rentraient à la ferme. Devant eux, le harnais allait seul, la Huasse en tête, puis six grands bœufs dont chaque pas plissait la peau luisante autour des épaules. Ils traînaient une herse renversée, les dents en l’air, encore boueuses, qui sautait sur les bosses gazonnées du chemin.

Quand on fut en vue de la Genivière :

– Sais-tu où il est ? demanda le métayer. Ça n’est pas ordinaire qu’il ait emmené la Roussette, un jour de labour, sans ma permission ?

Il disait cela d’un ton de colère, les sourcils froncés, car c’était la première fois qu’un fils prenait une pareille liberté à la Genivière.

Jacques détourna la tête du côté de la haie, pour que son père ne vît pas son embarras, et répondit négligemment :

– Est-ce que je sais, moi ?

Il mentait.

Quand il s’était levé, à l’aube, il avait trouvé Pierre à l’écurie, étrillant la Roussette qui ne bougeait pas, la tête plongée jusqu’au-dessus des naseaux dans une augée d’avoine. Le bridon à rosettes rouges pendait à un pieu voisin.

– Où vas-tu ? avait dit Jacques.

– En forêt. Il y a chasse aujourd’hui.

– En forêt ! et tu emmènes la Roussette ? Le père ne va pas être content. Il en a besoin pour labourer la grande Musse.

– Attelle la Huasse à la place, mon Jacques, avait répondu Pierre en tapant sur l’épaule de son frère. Je ne serai pas longtemps ici, vois-tu, et je veux me passer cette fantaisie-là, qui me tente depuis dix ans.

En disant cela, il avait jeté sur le dos de la Roussette une couverture en guise de selle, avait sanglé la jument, et puis, sans étriers, un morceau de pain dans sa poche, il était parti pour la forêt de Leppo.

La chose n’est pas rare dans cette Vendée au tempérament égalitaire et hardi. Ceux qui ont chassé dans les forêts de Vezins, de Leppo, de la Foucaudière, ont souvent rencontré, aux carrefours des routes, sur les landes, quand sonnait le débucher, des gars en blouse ou en veste ronde, montés sur des chevaux du pays et coupant au plus court au-devant des voitures et des chasseurs en habits rouges. Les grands-pères de ces fils de métayers ont été compagnons des nobles, au temps de la « grande guerre ». Ils montaient avec un mauvais bridon ou une corde serrant la mâchoire de leur bête, côte à côte avec les officiers à écharpe blanche, ils vivaient de la même vie et mouraient souvent de la même mort. Cela crée des droits et des traditions. Les veneurs le savent : les gars mieux encore. Mais ce qui n’était pas commun, c’était de rencontrer des chevaux comme la Roussette.

Elle suivait la chasse, non pas immédiatement derrière les chiens, mais à quelque cent mètres à gauche, obstinée dans cette direction parallèle, toujours au même trot allongé, sans un temps de galop. Pendant plus d’une heure, employée à relever un défaut, la Roussette et son cavalier avaient disparu. Ils venaient de réapparaître tout à coup, au milieu d’une taille, au moment où l’animal de chasse, un brocard, enfin relancé, filait droit pour gagner la lisière de la forêt de Leppo et de là débucher vers celle de la Foucaudière. Le gros des chasseurs fut bientôt égaré, fourbu ou distancé, et deux personnes seulement continuèrent à galoper derrière les chiens : le piqueur Leproux, tout rond sur sa jument maigre, la bouche en cœur et la joue enflée, prêt à sonner de la trompe, et la plus avenante, la plus enragée des chasseresses, Madeleine Laubriet. Elle était ravissante dans son amazone courte, ses cheveux bruns tordus sous le petit chapeau de soie, le regard animé, la joue rose, toute au plaisir de la course et de la poursuite. C’en est un si grand de courir ainsi, rapide, à travers le vent qui cingle le visage, de se sentir emporté par une force intelligente, obéissante, dont une pression du doigt change l’allure ou la route ! Un flot de sensations fortes, l’orgueil d’être maître, l’ivresse de l’espace, une sorte de volupté du danger, la passion primitive du sang, cette vieille férocité que nous retenons d’ordinaire, nous remuent âprement. Et comme l’air emplit joyeusement la poitrine ! Comme il va l’équipage de la Landehue ! C’est une vision qui passe, c’est une fanfare de voix qui court. Toute la forêt est en éveil. Madeleine Laubriet s’amuse royalement. Elle est chasseresse de race. Le vieux piqueur, qui la couve du regard, multiplie pour elle ses bien aller. Et les notes s’éparpillent, sonores, à travers les bois mouillés, jetant une épouvante de plus au cœur du chevreuil, pauvre bête effarée, qui risque un dernier effort pour la vie, et débuche en plaine.

– Il sera bientôt sur ses fins, n’est-ce pas, Leproux ? dit-elle en galopant.

– Avant vingt minutes, au train dont nos chiens le mènent, mademoiselle. Regardez-les : ils tiendraient dans la main.

Les chiens chassaient à vue, en effet, ramassés, faisant une tache mouvante sur les guérets et sur les chaumes.

Mademoiselle Laubriet, si passionnée qu’elle fût pour la chasse, avait cependant remarqué ce cavalier dont la jument tenait tête à la sienne, toujours à distance et de la même allure. Il lui avait semblé même qu’il regardait volontiers de son côté. Du moins l’avait-elle induit de certains mouvements de retraite respectueuse ; car cet étrange chasseur, chaque fois qu’elle tournait la tête, se penchait sur la crinière de sa bête, et piquait comme pour fuir. Aussi, après une course folle qui les avait menés dans les premières tailles de la Foucaudière, ne l’apercevant plus, elle dit au piqueur :

– Décidément, nous avons lassé notre compagnon de route. Savez-vous qui c’était ?

– La jument, je l’ai bien reconnue, mademoiselle, c’est la Roussette ; mais, pour le gars, je ne saurais le dire.

Il ajouta, un moment après, d’un air entendu :

– Une bonne petite bête, pourtant, à la carriole.

Le père Leproux confondait presque avec son propre honneur l’honneur de l’écurie de la Landehue.

Cependant, un quart d’heure plus tard, lorsqu’il porta sa trompe à ses lèvres pour sonner l’hallali, il arrivait second. Pierre Noellet était déjà là, sa veste noire déchirée par les branches, à cheval sur la Roussette qui avait repris son attitude favorite : une patte de derrière à demi relevée, la tête basse et l’air fourbu. À ses pieds, les chiens entouraient le chevreuil, qui, à bout de forces, s’était rasé le long d’un buisson de ronces. Le pauvre animal, épuisé de souffle et le sang tourné, ne remuait même plus quand les crocs des limiers entamaient sa chair : un petit bêlement criait seulement pitié, la langue rose pendait, l’œil mourait, à demi renversé.

Mademoiselle Laubriet apparut à son tour, considéra cette bête agonisante sans qu’aucune émotion vint troubler son sourire de triomphe, refit les plis de sa jupe, flatta de la main le cou de sa jument, et, regardant enfin Pierre Noellet :

– Bravo ! Pierre, dit-elle, premier partout ! Pour la première fois, elle lui parlait sans cette nuance de hauteur qui blessait Pierre si vivement. Il le sentit, et cela lui donna du courage pour répondre :

– Un simple hasard, mademoiselle : c’est ma première chasse et vraisemblablement ma dernière.

– Vous avez une bête parfaite. Me la vendriez-vous à présent ? demanda-t-elle en souriant.

– Certes oui, mademoiselle, s’il ne dépendait que de moi.

La conversation allait continuer, quand une voix cria :

– Ah ! non, par exemple ! elle est bonne celle-là ! En même temps débouchait d’une allée, sur un pur sang qui boitait très bas, un jeune homme athlétique, en habit rouge, gilet bleu à pois, culotte blanche serrée au-dessous du genou par deux boucles, bottes à revers, le chapeau de soie posé en arrière et rattaché au col de l’habit par un petit ruban bleu. Il riait à gorge déployée, avec un mouvement de tête de haut en bas qui faisait danser ses moustaches brunes et saillir la cravate blanche qu’ornait la traditionnelle dent de cerf montée en or.

– Non, vrai, elle est bonne ! Je ne m’attendais pas à rencontrer ce petit Noellet à un hallali.

Pierre devint tout rouge.

– Dans ce pays-ci, dit-il vivement, la chasse est pour tout le monde. Moi non plus, je ne m’attendais pas à te voir, Ponthual.

Il insista sur ce tutoiement final, sachant bien qu’il ne serait pas du goût de son ancien camarade.

– Je vous croyais à chanter vos oremus, répliqua l’autre.

– Pas encore, mon cousin, interrompit mademoiselle Laubriet. Pierre Noellet est encore en vacances, et je trouve qu’il a fort bien fait de suivre la chasse, puisque cela lui plaisait. Vous arrivez bon troisième, mon pauvre Jules, avec un cheval boiteux, et cela vous vexe.

– Moi ? Allons donc !

– Mais oui, vous ! dit-elle en se cambrant, je vous connais bien : cela vous vexe.

Une demi-douzaine d’habits rouges surgirent de la taille voisine, le piqueur mit pied à terre pour la curée, et Pierre Noellet qui ne se souciait ni de prolonger le dialogue avec Jules de Ponthual, ni d’assister au dépeçage du brocard, profita de l’incident pour partir. Il salua mademoiselle Laubriet, fit faire demi-tour à la Roussette, et s’éloigna au petit trot par les allées vertes.

La fière Madeleine lui avait souri, elle l’avait défendu même ! Cela l’étonnait, et le charmait. « Le premier partout ! » Qu’importaient, après cela, les dédains d’un Ponthual !

Par une pente naturelle à toute rêverie humaine, son esprit glissa rapidement vers le passé, la source divine où l’homme puise de si bonne heure. Quand il était enfant et que les demoiselles de la Landehue étaient toutes petites aussi, il avait déjà pour elles une admiration craintive. Madeleine, surtout, l’intimidait, avec son air de princesse. Ses moindres paroles lui semblaient des ordres souverains. À cette époque, mesdemoiselles Laubriet arrivaient dès le mois d’avril à la Landehue. Que de jours passés à dénicher pour elles des nids, à explorer les prés où poussent le coucou-pelote, le narcisse, la jacinthe sauvage, et cette petite renoncule lie de vin dont les gerbes mélancoliques plaisaient à madame Laubriet ! Sitôt qu’elles apercevaient le gars Pierre revenant de la maraude, et le pli de son sarrau relevé enfermant le butin, Madeleine et Marthe échappaient à leurs bonnes : « Qu’avez-vous aujourd’hui, Pierre ? des geais ? des pies ? C’est méchant, les pies ? Non, des étourneaux ! Oh ! les jolis ! où est la cage de l’année dernière ? Vous devez savoir, Pierre ? »

Il savait toujours où était la cage de l’année dernière. On enfermait les pauvres bêtes. Pendant trois jours, mesdemoiselles Laubriet les soignaient trop bien ; le quatrième, les pensionnaires faisaient triste mine : à la fin de la semaine, Pierre creusait la tombe au pied d’un arbre. Il y avait plaisir aussi, au temps de la fenaison, à voir courir entre les meules de foin nouveau, ces petits tabliers roses et ces cheveux au vent. Madeleine courait si bien ! Elle aimait déjà la chasse. N’avait-elle pas, une fois, attelé Pierre à une charrette à bras où elle trônait, en robe à fleurs, un fouet enrubanné à la main : « Je suis Diane, vous êtes le cheval, voici les biches, au galop ! allons, plus vite ! à fond de train ! » Et les moutons épouvantés se débandaient à travers le pré, franchissaient les haies, et elle riait d’un rire clair comme un chant de merle. Temps lointains !…

Quand le cavalier lève, la monture flâne. Le trot de la Roussette s’était insensiblement changé en un pas berçant. Le soleil déclinait, et l’ombre des souches barrait le chemin de part en part lorsqu’il entra, dans la cour de la ferme.

Le métayer l’attendait. Il était debout à la porte de l’écurie, les bras croisés.

Pierre descendit de cheval, tout près de lui. Il avait encore des feuilles d’arbres sur son chapeau.

– Tu reviens de la forêt ? dit le père.

– Oui.

– Depuis quand prend-on les chevaux sans ma permission ?

Pierre essaya d’ouvrir la porte. Le métayer la ferma d’un coup de poing.

– Depuis quand ? répéta-t-il d’une voix tonnante.

– J’avais cru, balbutia le jeune homme, que pour la première fois…

– Justement, il faut que ce soit la dernière, mon garçon. Quand je serai mort, tu pourras disposer de mon bien. D’ici là, je veux rester le maître, tu entends ?

Puis, saisissant la bride que tenait son fils, il ajouta :

– Laisse-moi la Roussette : les messieurs qui chassent ne soignent pas leurs chevaux !

Il haussa les épaules, et entra dans l’écurie, tirant la bête après lui.

Pierre humilié, irrité, n’osa pourtant ni résister ni répondre tout haut.

Il tourna sur ses talons, et murmura, comme s’il se parlait à lui-même :

– Je suis de trop ici, à ce que je vois. Soyez tranquille, mon père, vous n’aurez pas besoin de me le redire.

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