Ils n’avaient pas eu tort de se réjouir. Depuis le matin de bonne heure qu’il était arrivé, Pierre n’avait cessé de se montrer aimable et gai compagnon. Il était dans ses bons jours, sans doute. La métayère le trouvait même plus affectueux que de coutume avec elle, et, comme il l’embrassait sans raison apparente après le dîner de midi, elle lui avait dit, en serrant dans ses bras ce grand fils de vingt ans : « Mon Noellet, tu es chérissant aujourd’hui comme quand tu étais petit. Qu’as-tu donc ? » Les deux sœurs, endimanchées, l’avaient accompagné dans le bourg, très fières d’avoir à côté d’elles ce beau Noellet, large d’épaules comme un métayer et habillé comme un monsieur, – du moins le croyaient-elles, – avec sa redingote des jours de sortie, et sa chaîne de montre en argent, legs d’un vieil oncle de Montrevault, dont Pierre avait hérité. Avait-on couru de porte en porte ! Que de claquements de sabots sur la terre gelée ! Que de bonjours et de poignées de mains ! Que d’histoires contées de part et d’autre !
Ce fut vraiment une bonne matinée.
Malheureusement, après-midi, la neige commença à tomber, par petits flocons rares d’abord, et qui semblaient hésiter et choisir leur terrain avant de se poser, puis par masses lourdes, plus pressées, que des tourbillons de vent, venus on ne sait d’où, mêlaient et emportaient en gerbes blanches, fouettant les arbres, les talus, les toits, où elles s’accumulaient sans bruit.
Et cela dura longtemps, longtemps. Le jour baissait. Tout le monde était rentré à la ferme. Marie avait quitté sa robe du dimanche et repris son travail. On l’entendait plier du linge dans la chambre à côté. Pierre jouait aux cartes avec Antoinette, sur un coin de la table de cerisier. Il ne riait plus, et sa sœur voyait bien qu’il ne prenait aucun plaisir aux cartes. Par instants, quand elle lui parlait, elle dont les quinze ans n’avaient pas d’heure sombre, il s’efforçait, de faire meilleure contenance, mais l’effort paraissait, et ne durait pas. Antoinette en fut d’abord étonnée, puis peinée, ne comprenant pas qu’on pût s’ennuyer près d’elle, même par la neige. Quand la partie fut finie, elle se leva, entoura gentiment de ses mains jointes la tête de son frère, et, fixant sur ses yeux ses yeux candides :
– Tu as du chagrin ? dit-elle.
– Mais non, petite sœur, je n’ai fait que rire avec vous toute la matinée.
– Alors, pourquoi es-tu triste maintenant.
– Il fait un tel temps !
– Oh ! ce n’est pas ça, mon Pierre !
Il l’attira un peu à lui, et baisa son front blanc.
– Chère folle, dit-il, on ne peut rien te cacher. Je pense à la fin de l’année. Songe donc, si j’étais refusé au baccalauréat !
– Tu ne le seras pas d’abord. Et puis le beau malheur, monsieur l’abbé ?
– Ne m’appelle pas comme ça, Antoinette, c’est ridicule.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne le suis pas, tout simplement, et que je trouve ridicule de donner aux gens des titres qu’ils n’ont pas.
Elle dénoua ses bras, et le regarda avec une petite moue et quelque chose comme une larme qu’elle retenait malaisément au coin de ses yeux.
– Tu n’es pas gentil, ce soir, fit-elle.
À ce moment, la tête de Jacques se dressa derrière la croisée.
– La Roussette est attelée. Pierre, dit-il d’une voix musicale qui fit grésiller la vitre.
Et presque aussitôt on entendit le père crier du dehors :
– Va te dévêtir, Jacques, c’est moi qui conduirai : les chemins sont trop mauvais.
Ces mots, qui sonnaient le départ, réunirent en peu d’instants autour de Pierre sa mère et ses sœurs. « Bonsoir, mon Noellet. Au revoir. Tu nous écriras ? » Elles l’embrassaient, chacune à leur tour, et le regardaient comme si elles avaient voulu se mieux remplir les yeux de son image avant de le quitter. Lui se dégagea rapidement, et marcha vers la cour. Puis, au moment de franchir le seuil, il revint vers sa mère, et la serra de nouveau dans ses bras, si fort qu’elle en prit peur. Elle le suivit d’un œil inquiet. Les jeunes filles accompagnèrent la carriole quelques pas. Puis elles rentrèrent, et les deux hommes continuèrent leur route vers Beaupréau.
La neige ne tombe plus, mais elle couvre tout, la route qui s’étend indéfiniment blanche, les sillons, les prés, les guérets confondus sous sa nappe immaculée, elle monte le long des pentes, elle s’arrondit en dôme au-dessus des barrières et des feuilles de ronces dont elle reproduit la forme, offrant partout une épaisseur moelleuse où l’œil s’enfonce. Elle brille. On dirait que c’est de la lumière tombée, un peu triste, et que c’est la terre aujourd’hui qui éclaire le ciel, un ciel gris perle, très doux, presque uniforme, marqué d’un cercle livide, près de l’horizon, à l’endroit où le soleil décline. Sur ce fond estompé, les arbres s’enlèvent comme des coups de crayon. Au bout de leurs branches, les petits oiseaux dorment par troupes, le cou dans les plumes : de très loin, on aperçoit l’éparpillement de points noirs qu’ils forment autour des souches d’ormeaux. Aucun ne vole, aucun ne chante. Quelques corbeaux seulement tournoient, là-bas, au-dessus d’une proie ensevelie. Il n’y a pas d’autre mouvement dans les champs, à perte de vue. Le bruit même des roues et des pieds du cheval est amorti par l’épais tapis du chemin. L’air est comme mort, et ne fouette pas le visage. Il fait à peine froid.
La Roussette entraîne rapidement la carriole et les voyageurs. Ceux-ci ne causent guère : le père occupé de bien tenir sa bête, le fils très avant plongé dans quelque pensée, les yeux vagues.
Pourtant, à une montée, relevant le vieux veston jeté sur ses jambes, Julien se penche, et dit :
– Tu as froid, petit ?
– Non, père.
– C’est que tu es tout pâle. Tire donc à toi la couverte. Je n’en ai pas besoin, moi.
Et le silence recommence entre eux, et la Roussette court toujours grand train sur ses jambes menues qui ne soulèvent aucun écho.
Pierre est pâle, en effet, non pas de froid, mais d’une émotion qui augmente à mesure que la ville approche. Voici les premières maisons. Derrière les vitres, il y a partout des têtes curieuses, des enfants qui rient à la neige et aux passants, des bonnes gens heureux d’être à couvert. Pierre Noellet ne salue personne. La carriole s’arrête devant la petite porte du collège. Le père descend pour se dégourdir, et traverse à moitié la première cour. Il a coutume de faire ainsi. Et là, au milieu du sentier balayé qui fait de grandes dents sur la neige :
– Allons, mon bon gars, dit-il, en tendant sa main large ouverte à son fils, je n’aurai plus souventes fois à te reconduire ici, maintenant. Ça sera loin, sais-tu, ta nouvelle maison, l’an prochain !
Il voulait parler du grand séminaire d’Angers.
Mais Pierre, qui ne lui avait pas lâché la main, l’attira à lui, pencha la tête sur l’épaule de son père, et lui dit d’une voix étouffée :
– Je ne serai pas prêtre !
Et aussitôt il s’échappa par le sentier, et disparut dans les bâtiments du collège.
Le métayer s’était roidi sous le coup. Tout son corps tremblait. Était-ce possible ? Avait-il bien entendu ?… « Je ne serai pas prêtre ! » Non, c’est un mauvais rêve… Pierre n’a pas pu dire cela !… Où est-il donc ? Parti, enfui comme un coupable… Et ce silence le long de la route, cette pâleur surtout… « As-tu froid, petit ? » Et cette voix étranglée tout à l’heure. Il avait honte… C’était donc vrai ?
– Oh ! Pierre, Pierre !…
Il demeurait immobile, les yeux fixés sur la porte par où son fils avait disparu, si troublé dans la paix cinquantenaire de son âme de paysan, qu’il ne remarquait pas une demi-douzaine d’écoliers, arrivés après lui, et qui l’observaient curieusement. La neige recommençait à tomber, et saupoudrait de blanc sa veste de droguet. Un professeur, traversant la cour, s’arrêta.
– Maître Noellet, dit-il, est-ce que vous attendez quelqu’un ?
La vue de cette soutane de prêtre produisit sur Julien Noellet une impression si étrange, qu’il ne put répondre, ayant des sanglots plein la gorge. Et il s’en alla, sans trop savoir ce qu’il faisait, poussé par l’instinct de fierté sauvage qui fait s’enfuir les bêtes blessées.
– Hue ! la Roussette, hue ! cria-t-il, à peine remonté dans sa carriole : la Roussette partit comme un trait. Et les gens qui connaissaient le métayer de la Genivière s’étonnèrent de le voir remonter au galop une côte aussi rude. Les tournants, les descentes, les montées, tout fut franchi à cette allure désordonnée. Penché en avant, son chapeau rabattu sur ses yeux, il laissait courir la jument sans aucun souci d’éviter les fossés ou les rares voitures engagées sur la route. Les guides flottaient. La neige tourbillonnait, et il ne songeait pas même à se couvrir de la limousine étendue au fond de la carriole. « Je ne serai pas prêtre, je ne serai pas prêtre ! » il ne pensait qu’à cela, il n’entendait que cela. Tant de ruines tenaient dans ces quelques mots ! tant de souvenirs lui revenaient de la petite enfance de Pierre, des choses qu’il avait retenues et qui faisait bien augurer de l’enfant ! Et les luttes, et les hésitations avant de lui permettre le latin, et les durs sacrifices d’argent consentis pour lui seul ! Tout cela perdu. Et puis la honte, la honte dans le pays qui savait pourquoi on l’avait élevé !
Jamais le pauvre Noellet n’avait porté un pareil poids dans son âme.
Et la Roussette galopait, galopait, sur la neige épaissie.
Il ne s’arrêta que dans la cour de la ferme, laissa la bête en sueur sous l’averse glacée, et, ouvrant brusquement la porte de la salle où la famille tranquille, abritée, attendait son retour, dans ce nid tiède qu’il aimait, au coin de la cheminée où il veillait d’habitude, pendant plus d’une heure il pleura sans rien dire.
Les enfants, stupéfaits d’abord, s’éloignèrent peu à peu, le cœur gros de voir pleurer leur père.
La femme resta. Mais, quand elle chercha, timidement, à savoir quelque chose, d’un regard il lui fit comprendre qu’il voulait garder son chagrin pour lui seul.
Elle pensa que cela ne durerait guère, qu’une nuit suffirait peut-être à faire disparaître une peine si subitement venue. Mais le métayer était atteint dans la racine même de sa joie. Il demeura triste. Après le dîner de midi ou le souper, il ne restait plus, comme autrefois, assis à sa place, contemplant tour à tour ses enfants avec une tranquillité joyeuse et attendrie. À peine les repas finis, il se levait, sous prétexte qu’il avait affaire dans les étables ou dans la grange ; il fuyait la maison, et la métayère, ignorant tout, disait parfois : – Si seulement Pierre était là, il le dériderait !