VI

Pierre Noellet s’habitua vite.

Après quelques mois, nécessaires pour combler les lacunes de son instruction hâtive, pour discerner les causes de son infériorité et les modèles classiques en faveur auprès du maître, il prit la tête de sa classe, et s’y maintint. Dès la première année, il eut plusieurs prix ; la seconde, il les eut tous. Depuis lors, ce fut une réputation établie, une opinion acceptée par tous, que Pierre Noellet du Fief-Sauvin était un élève hors de pair, avec lequel il était inutile d’essayer même de lutter. Son intelligence, vive et patiente à la fois, avait cette qualité, très heureuse chez un écolier, d’être également développée dans tous les sens. Il était premier en mathématiques et en narration française, premier en vers latins et en thème grec. Aux distributions des prix son nom, quinze fois rappelé, provoquait des bravos sans fin, qui couvraient de confusion la petite mère Noellet, assise dans un coin et désignée aux regards par tant de couronnes de lauriers qu’elle avait sur les genoux. Si l’évêque ou quelque autre personnage s’arrêtait au collège, c’était Noellet qui faisait le compliment. D’autres succès, ceux-là plus recherchés encore et plus intimement flatteurs, l’attendaient aux « académies », séances littéraires où les meilleurs élèves des hautes classes venaient, à tour de rôle, lire un devoir en prose ou en vers. Ces jours-là, dans la grande salle des fêtes, le théâtre était monté, représentant un salon moderne, avec le buste de Moïse à droite, reconnaissable à sa barbe de fleuve, celui de David à gauche, sa harpe sur le cœur. Au fond de la scène l’orchestre se massait : sur le devant, les cinq élus tenaient leur cahier roulé, un philosophe, deux rhétoriciens, deux élèves de seconde, grands enfants un peu gauches et timides, mais ayant dans les yeux une fleur de jeunesse honnête qui en disait long sur l’excellence de la race et du milieu où ils vivaient. Quand le supérieur se levait et annonçait : « M. Pierre Noellet du Fief-Sauvin, élève de seconde, » un murmure flatteur courait dans l’assistance. La lecture achevée, tandis que la fanfare jouait un refrain très ancien, le fils du métayer de Genivière se rasseyait au milieu des applaudissements, et, voyant toutes ces mains tendues, tous ces yeux qui le fixaient, chargés de louange ou d’envie, il se sentait roi dans ce petit monde, vainqueur incontesté dans ses premières luttes avec ceux de son rang ou d’une condition plus élevée.

La comparaison lui manquait pour apercevoir l’humilité de ces triomphes. Et longuement, silencieusement, en paysan taciturne des Mauges qu’il était encore, il s’en grisait. Par un travail de son esprit songeur, il en vint à croire que l’intelligence est l’unique maîtresse du monde, capable d’y donner, à ceux qui la possèdent, le premier rang partout, comme au collège.

Quelqu’un l’entretenait aussi dans cette illusion d’orgueil : c’était Arsène Loutrel. Fils d’un petit fabricant de village, à demi usurier, né dans un milieu de bourgeois en formation, il en avait les préjugés, les rancunes, les défiances et l’instinct de flatterie. Le hasard l’avait fait le protecteur et l’initiateur de Pierre Noellet, au début. Lorsque celui-ci eut conquis un rang privilégié dans l’estime de ses camarades et de ses maîtres, Loutrel en profita habilement. Il sut le flatter, devenir son confident, bénéficier de la réputation intacte de son ami, et lui, médiocre et vulgaire, prendre un ascendant incroyable sur une nature en tout point supérieure à la sienne.

Ils causaient surtout les jours de promenade, lorsque, après une longue marche, le maître d’étude donnait le signal de l’arrêt en quelque endroit consacré par la tradition : au carrefour d’une route, à l’orée d’un bois, sur le tumulus d’un camp de César, ou encore au bord de l’Èvre, près d’une closerie perdue sous les arbres et que les collégiens avaient surnommée « la Mère-au-Buis », à cause des touffes de buis qui poussaient, on ne sait pourquoi, tout autour. Pierre aimait ce petit coin de pays. L’eau courait à ses pieds, tordant les tiges des nénufars ; à gauche un moulin virait ; sur le coteau d’en face, la grosse métairie de la Roche-Baraton étalait ses toits rouges et le pampre de son clos de vigne : cela ressemblait à la Genivière.

Un jour que Loutrel et lui s’étaient assis là, tandis que leurs camarades bondissaient dans la châtaigneraie en pente, chassaient un écureuil trahi par sa queue rousse ou tendaient aux poissons des lignes primitives armées d’une épingle tordue, ils en vinrent tous deux à parler de l’avenir.

– Moi, dit Loutrel, je sais fort bien ce que je serai.

– Quoi donc ? demanda Pierre.

– Architecte.

– Ce doit être beau, en effet, de construire des châteaux, des églises, des monuments publics, d’inventer, de trouver des formes nouvelles appropriées à des besoins nouveaux.

– Bah ! dit Loutrel en riant, je n’en chercherai pas si long, je t’assure. Les idées nouvelles, je les laisse à d’autres. Cinq pour cent sur les travaux, voilà ce qui me semble beau dans le métier. Pour ce prix-là, je construirai des maisons à un, deux, trois étages, des fermes, des granges, des toits à porcs, si l’on veut, avec autant de plaisir qu’un palais.

– Je t’ai toujours dit, Loutrel, que tu étais médiocre.

Au lien de s’emporter, le collégien leva les épaules, et répondit :

– Pratique, mon cher, ne confondons pas. Tu es pour les grandeurs ; moi, je suis pour les réalités positives. Je sais compter, je ne fais pas de rêves. Je n’étais pas plus haut que ça, mon père m’appelait dans son cabinet, et me disait, en tapant sur son gousset sonnant : « Petit, n’oublie jamais que deux et deux font cinq ! » Il connaît la vie, lui !

– On ne m’a pas appris ça, reprit Noellet dédaigneusement. Où iras-tu pour te préparer à ce métier d’architecte ?

– À l’école des Beaux-Arts.

– À Paris, sans doute ?

– Évidemment. J’y passe trois ans, recommandé à un architecte de la ville et à un professeur de l’École, je reviens à Clisson, et j’achète le cabinet de M. Lafeuillade, qui s’est presque engagé à me le céder. Il fait dix-neuf mille francs en moyenne, Lafeuillade.

– Tout cela est merveilleusement combiné, je te félicite de voir si clairement devant toi. Tes parents approuvent le projet ?

– C’est eux qui me l’ont conseillé, eux qui ont décidé que j’irais à Paris au lieu de moisir dans une étude de province, eux qui ont fait des ouvertures discrètes à M. Lafeuillade. Tu n’as pas eu la même chance, toi, Noellet : il t’a fallu trouver ta voie tout seul. Comment t’est-elle venue, ton idée d’être prêtre ?

– Comme viennent toutes les idées, répondit Pierre un peu rudement.

– Je ne dis pas qu’elle soit mauvaise, mais pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? Car enfin, tu pourrais prétendre à tout, fort comme tu l’es ?

Pierre essaya de rencontrer les yeux toujours agités et fuyants de son camarade, et, voyant qu’il ne se moquait pas :

– À quoi, par exemple ? demanda-t-il.

– Mais à tout, je le répète. Un garçon comme toi serait ce qu’il voudrait : avocat, médecin, journaliste, magistrat, que sais-je, moi, conseiller d’État !

Loutrel se rendait-il un compte exact de ce que peuvent être les fonctions de conseiller d’État, il est permis d’en douter.

Noellet ne répondit pas. Un peu de songerie s’était emparée de lui. Il regardait l’eau grandir dans la rivière, – car le meunier venait de fermer la vanne du moulin, – affleurer la chaussée de pierres moussues, la déborder et retomber en cascade, couvrant dans sa chute mille petites cavernes pleines d’air et brillantes comme de la nacre.

– En rangs, monsieur Noellet ! monsieur Loutrel, en rangs ! cria le maître d’étude.

Pierre se leva. Puis, impétueusement, il s’élança sur la pente de la châtaigneraie. Il était superbe et nerveux, il avait le pied habitué aux sentiers des coteaux : en une minute, il rejoignit la division, laissant Loutrel embarrassé dans les ronces et trébuchant sur les pierres.

Au fond, il n’avait qu’une faible estime pour Loutrel. Son instinct de paysan discernait le côté vulgaire de cet enfant de petite ville ; l’âme honnête et candide encore qu’il tenait de la mère Noellet l’avertissait du danger de cette nature médiocre et précoce. Et cependant, à peine le dîner terminé, il retrouvait Loutrel sur la cour, se mettait du même camp au jeu, ou se promenait avec lui, les jours de pluie, sous le hangar du gymnase. C’est que Loutrel n’était pas seulement insinuant et flatteur : parmi ces fils de fermiers qui composaient la majorité de la population du collège, naïfs, bons enfants, réservés dans leur langage, nul n’avait son expérience relative du monde, nul ne savait comme lui raconter une histoire drôle, un de ces propos de gros bourg médisant auxquels il avait été mêlé dès son enfance. Il parlait avec assurance de Paris, où il était allé vers l’âge de douze ans, de Nantes, où il passait quelquefois ; des professions qu’il avait étudiées avec son père, des bals, de la politique, de la mode, d’une multitude de choses dont ses camarades n’avaient, pour la plupart, qu’une idée confuse. Eux ils riaient et se moquaient, eux les vrais enfants, de la suffisance de Loutrel, de ses théories sur le monde et sur l’argent. Ils aimaient mieux la balle et le cerceau, les courses sur les échasses ou les joutes à l’échabot de buis. Que leur importait ? Ne possédaient-ils pas, dans leur cœur simple et droit, la science suprême de la vie, ne savaient-ils pas clairement où ils allaient, appelés par une voix qu’ils avaient entendue tout petits et à laquelle ils obéissaient comme alors, avec une candeur et une certitude égales ? Mais Pierre Noellet, plus âgé que la plupart, était surtout d’une tout autre trempe. Son esprit inquiet ne se plaisait que hors du moment présent. Dès le début, le monde, l’avenir, l’inconnu, l’avaient tenté. Il ne résistait pas même aux apparences de ces choses : à ceux qui se présentaient en leur nom il allait. Et sa liaison avec Loutrel, incompréhensible au premier coup d’œil, avait des raisons profondes dans la vanité satisfaite et dans l’insatiable curiosité de sa nature.

Ses maîtres remarquaient en lui de brusques changements d’humeur. Pour une mauvaise place, pour un reproche, ils le voyaient demeurer sombre des journées entières. Son intimité avec Loutrel ne leur plaisait guère non plus. Ils s’en affligeaient, ne pouvant se défendre ni d’une vive sympathie pour une nature si richement douée, ni d’une inquiétude croissante avec le temps, en présence des symptômes alarmants qui se révélaient chez lui. L’un deux s’en était ouvert à Noellet, un vieux professeur tout rond et tout blanc qui avait volontairement enfoui, dans l’enseignement obscur d’un collège, des talents remarquables d’orateur et de savant. Il l’avait emmené sous la charmille du jardin, sa promenade favorite, tiède pour le moindre rayon, dès que le soleil montrait le nez. Et là, plusieurs fois, paternellement, il lui avait rappelé qu’il y a quelque chose, beaucoup de choses même, au-dessus du succès ; il avait ramené le jeune homme, comme à une source guérissante, vers la vocation de l’enfant. Il était éloquent, parlant ainsi. Il avait l’autorité qu’ajoute l’exemple à la parole. Il aurait pu dire : « Faites comme moi, dépensez-vous pour les petits, les humbles qui ne s’en apercevront pas et ne vous remercieront pas ; n’ayez pas même une ambition, avec le droit de les avoir toutes : la joie intime qui vous en reviendra vaut toutes celles de la gloire. »

Mais Pierre, toujours extrêmement poli, touché même de ces marques d’affection, n’y répondait pas par une égale ouverture de cœur. Il éludait les questions, faisait de vagues promesses : rien ne changeait en lui. Il demeurait à la fois ombrageux et attirant, plein de talents incontestables et d’insupportable vanité, triste souvent sans raison, ou pour une raison secrète qu’il ne disait pas.

Nul pourtant n’était plus fêté, plus aimé de ses camarades et de ses professeurs, plus choyé par ses parents. Les jours de sortie, la première carriole qui s’arrêtait devant la porterie du collège, bien avant l’heure fixée, c’était celle de Jacques, attelée de la vieille Huasse ou de la jeune Roussette. La mère quand elle venait au marché, le père quand il venait aux foires, ne manquaient jamais de quitter leurs affaires pour embrasser leur gars. Dans les mois d’été, M. Laubriet, selon sa promesse, l’appelait quelquefois au parloir. C’était un événement pour le jeune homme. M. Laubriet l’avait toujours intimidé : Madeleine lui faisait perdre tout moyen. Il lui trouvait un air de déesse, et s’étonnait que Ponthual, qui n’avait aucun raffinement d’esprit ni de langage, pût trouver grâce devant un être si supérieur et si fort au-dessus de l’humanité. À peine rentré sur la cour, il se remémorait les bévues ou les impolitesses qu’il croyait avoir commises, rougissait, et se torturait l’âme au point d’y rêver la nuit et d’en être malheureux longtemps après.

Les visites de M. Laubriet devinrent naturellement beaucoup moins fréquentes, lorsque son neveu eut quitté le collège. La dernière eut lieu vers la fin de novembre, pendant une récréation de midi. Il y avait plus d’un an que Jules de Ponthual était parti. Pierre commençait sa philosophie. Il n’avait pas vu, de toutes les vacances, M. Laubriet, arrivé seulement en octobre à la Landehue. Et celui-ci, traversant Beaupréau pour se rendre à Paris, s’était enfin souvenu de son filleul.

Au moment où M. Laubriet, accompagné de sa femme et de ses deux filles, ouvrait la porte du vestibule et s’avançait sur la terrasse, Pierre jouait à la balle, au bas du mur, dans la grande cour. Il jouait avec la fougue qu’il y mettait à certaines heures, couvert de poussière, tête nue, le front en sueur. Un pâle soleil de fin d’automne luisait entre deux nuages, et, pour se réchauffer à ses derniers rayons, malgré le bruit, quelques pinsons se posaient sur la fine pointe des tilleuls, où des nids de chenilles remplaçaient les feuilles tombées.

Tout à coup les ombrelles de mesdemoiselles Laubriet apparurent au-dessus du mur bas de la terrasse.

– Noellet ! crièrent vingt voix, Noellet, on te demande au parloir !

Pierre s’arrêta court. En reconnaissant les châtelains de la Landehue, il eut un instant de si grande confusion, qu’il eût voulu pouvoir s’enfuir et se cacher. Puis, brusquement, il prit son parti, renoua sa cravate, secoua la poussière de sa veste, ébouriffa ses cheveux demi-longs collés sur ses tempes, et courut vers l’escalier.

L’absence de Ponthual lui donnait-elle plus de liberté, ou l’âge plus d’aplomb ; était-ce un de ces accès de courage comme en ont les timides pris au piège ? Il se présenta sans bredouiller, et serra la main de M. Laubriet, en disant ce qu’il ne disait jamais :

– Bonjour, mon parrain !

M. Laubriet parut enchanté. Il regarda le collégien avec un certain étonnement admiratif, comme s’il venait de le découvrir, et répondit :

– Tiens, ce Pierre !… Il y a une éternité que je ne t’ai vu, mon filleul.

– C’est vrai : depuis Pâques dernier.

– Te voilà demi-bachelier, et philosophe tout à fait. Dans quelques mois, tes études seront finies, et une autre vie commencera pour toi, la vie sérieuse.

– Dans deux cent cinquante-neuf jours.

– Vous les comptez ? dit Madeleine, en riant.

Il osa lever les yeux jusqu’au bas de la robe de l’élégante Parisienne et répondre :

– Oui, mademoiselle, je les compte : j’ai peur d’eux.

– Comment ! fit-elle, peur de l’avenir ?

– Je le comprends joliment, interrompit Marthe ; cela me ferait une terreur folle, à moi, le séminaire, avec sa grille, sa cloche, ses murs nus, sa règle… oh ! une règle surtout !

– Marthe ! dit madame Laubriet, toujours émue des sorties impétueuses de sa fille cadette, ce ne peut être là la pensée de Pierre. N’est-ce pas, Pierre ?

– Évidemment, se hâta de dire le jeune homme ; je me trouve bien ici, voilà tout.

Ils continuèrent à causer en se promenant sur la terrasse. Pierre se sentait moins embarrassé que de coutume. M. Laubriet était de belle humeur de retourner à Paris. La conversation fut donc plus animée, plus longue qu’elle ne l’était d’ordinaire entre eux. Madeleine n’y prit point part. Elle ne considérait pas précisément comme une distraction les visites au collège. À petits pas, sur le sable craquant, elle se contenta d’accompagner ses parents, de regarder toutes choses autour d’elle, d’écouter avec des airs distraits et d’échanger avec sa sœur, de temps à autre, un coup d’œil ou un mot qui les faisait rire toutes deux. Cependant, quand Pierre eut quitté la famille Laubriet, au moment où il descendait les premières marches du perron pour retourner dans la cour, il entendit Madeleine dire à son père, de sa voix nette et un peu dédaigneuse :

– Il a vraiment gagné, ce garçon !

Et, en effet, les traits de Pierre Noellet s’étaient affinés par ce travail lent de la pensée, qui met son empreinte sur le visage de l’homme. Ils avaient perdu quelque chose de leur rudesse primitive. Sur ses joues, au coin des lèvres, une barbe fine et frisée commençait à pousser. La physionomie était énergique, l’œil un peu sombre, le sourire charmant.

Rentré à l’étude, ce jour-Là, Pierre ne put travailler. Il mit les coudes sur son pupitre, sa tête entre ses mains, et, sans lire une ligne du livre qu’il avait sous les yeux, paraphrasa longuement, avec délices, les six mots aimables de Madeleine Laubriet.

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