XI

Le lendemain, Pierre Noellet, qui avait passé toute la journée hors de la métairie, chez l’un de ses camarades d’une paroisse voisine, revenait à la Genivière, et traversait le Fief-Sauvin. Il fut étonné d’entendre, du milieu du bourg, le bruit qui se faisait dans le cabaret du père Joberie, situé tout en haut de la côte, près de l’église.

À cette époque, où les premiers labours se mêlent aux dernières batteries, époque de fatigue extrême pour les paysans, il n’était pas rare que le cabaret fût plein de buveurs, valets de fermes pour la plupart, accourus à la nuit tombante, tout blancs de la poussière de l’aire. Cependant, ce jour-là, l’affluence était extraordinaire. Aux métiviers se trouvaient réunis des tisserands, des métayers, des marchands du bourg, reconnaissables à leurs mines placides et empâtées au milieu des maigres tâcherons. Leurs éclats de voix, leurs applaudissements, le choc répété des verres, amenaient sur le pas des portes quelques anciens retirés dans les environs de l’auberge, et qui souriaient d’un air d’applaudir, eux aussi, quand de toutes ces poitrines d’hommes le même cri s’échappait : « Vive le gars Louis ! vive le 2e chasseurs ! »

Ils célébraient le retour de Louis Fauvêpre, le fils du maréchal ferrant, qui arrivait de Tunisie, son temps de service terminé, les galons de brigadier étincelant sur ses manches. Depuis la veille, le père, rentré en possession de son enfant, le promenait par le bourg, sans se lasser de le montrer ni de le regarder surtout, parlant des Kroumirs comme s’il en avait vu, et le reprenant quand il variait dans ses récits. La boutique chômait : songez donc, un fils qui rentre après quatre ans de misère, et qui, demain, n’aura plus le droit de porter l’uniforme ! L’hôtelier allait et venait de la cave à la salle bondée de clients, goguenard, ébloui à la pensée de ce deuxième dimanche que la semaine avait pour lui. Quant au héros, un beau soldat maigre et bronzé, aux traits mâles, sa gloire ne le grisait pas plus que le muscadet nantais du père Joberie. Debout, appuyé au mur, entre le portrait de Mac-Mahon et l’affiche de la loi contre l’ivresse publique, il tendait la main aux nouveaux venus qui, d’instant en instant, grossissaient le nombre des buveurs, répondait d’un mot à leurs bonjours, trinquait à droite et à gauche, sans interrompre la narration de ses campagnes qu’écoutaient avidement, les yeux fixes, une vingtaine de jeunes gens attablés auprès de lui. « Vous voyez ça, disait-il : un ravin entre deux montagnes, du soleil à fondre un canon, pas une goutte d’eau. Le régiment s’engage là dedans. Tout à coup, pif, paf, deux chasseurs tombent à côté de moi, les balles sifflent, nos chevaux s’agitent. Ce sont les Ouled-Ayas qui nous fusillent du haut d’un petit plateau, crénelé comme un château fort. Le colonel fait mettre pied à terre à mon escadron. On tourne le mamelon par la gauche, sans rien dire, en plein bois. Et puis : « À deux cents mètres, ouvrez le feu ! » Ah ! si vous aviez été là, mes gars ! Tous les coups portaient. En vingt minutes, il n’y avait plus un seul burnous blanc sur le plateau, – rien que des morts, des hommes, des femmes, des enfants et deux mille moutons qui bêlaient de peur ! »

Et l’assistance, transportée à la pensée de cette victoire où le Fief-Sauvin avait figuré, saluait la déroute des Kroumirs : « Vive le gars Louis ! vive le 2e chasseurs ! vive le brigadier ! »

L’enthousiasme était au comble, et le petit vin blanc commençait à troubler bien des têtes, quand Pierre Noellet passa devant le cabaret.

– Ohé, Noellet, dit une voix, entre donc !

Plusieurs des clients de Joberie parurent à la porte, et crièrent aussi :

– Noellet ! Noellet !

Il hésita un peu, puis se décida à revenir sur ses pas.

Son entrée fut saluée par un murmure d’étonnement. Tous les yeux se tournèrent vers lui. Dans ce monde qui était le sien, pourtant, il se sentait gêné. Une hostilité sourde l’enveloppait. Il s’avança, un peu pâle, vers Louis Fauvêpre.

– Comment ! c’est Noellet de la Genivière ? le petit Noellet que j’ai connu pas plus haut que ça ? dit le brigadier en lui serrant la main.

– Mais oui, lui-même, répondit Pierre.

– Tu n’as pas l’air de mener souvent la charrue, mon garçon, continua le brigadier. Que fais-tu ici ?

Il ne disait pas cela méchamment. Mais les anciens compagnons d’école que Pierre avait négligés, jaloux de lui, irrités de ses dédains et trouvant l’occasion de s’en venger, commencèrent à plaisanter lourdement et à rire. Ils se trouvaient en force. L’un d’eux, impossible à reconnaître dans la foule pressée autour des tables, s’enhardit à répondre : « Ce qu’il fait ? Il ne fait rien ; c’est un monsieur, brigadier, salue-le donc ! » Un second l’imita, et les mots blessants, accueillis par l’évidente satisfaction de la majorité, commencèrent à pleuvoir. Pierre, étourdi d’abord de cette brusque attaque, voulut tenir tête aux insulteurs. Dans la foule des buveurs, debout à trois pas de Fauvêpre, il se retournait à chaque propos lancé d’un coin ou l’autre de la salle. Mais il ne découvrait pas le coupable, aussitôt caché derrière les autres, et sa colère ne faisait qu’exciter les rieurs. À la fin, il se croisa les bras, et, regardant vers le fond du cabaret :

– Vous êtes tous des lâches ! cria-t-il. Vous n’osez pas me parler en face.

– Moi, j’oserai bien, mon petit ! dit quelqu’un. Le « petit » auquel la phrase s’adressait avait bien cinq pieds trois pouces de haut et la carrure d’un homme ; mais l’autre était colossal. Une sorte de géant, domestique chez un meunier, rouge de cheveux et de visage, traversa les groupes, et vint se placer, en balançant ses épaules énormes, en face de Pierre Noellet.

– Me voilà, dit-il. C’est à moi que tu as affaire. De quoi te plains-tu ?

– Pourquoi m’insultez-vous ? demanda Noellet.

– Parce que tu nous méprises tous !

– C’est cela ! Bravo le meunier ! bien parlé ! crièrent plusieurs hommes.

– Parce que, reprit le meunier, tu n’es pas né plus haut que nous, et que tu fais le monsieur ; parce que nous avons été camarades d’école, et qu’à présent tu ne nous connais plus.

– Est-ce ma faute, si mes études m’ont séparé de vous ?

– Non, mais c’est ta faute, je pense, si tu oublies de nous saluer dans le bourg, si tu as honte de boire un verre de vin avec nous et de nous tenir compagnie ?

– Tu as fait semblant de ne pas me voir, dimanche, ajouta quelqu’un.

– Moi aussi ! dit un autre.

– Ton frère laboure comme nous, dit un troisième.

– Tenez ! s’écria Pierre, de plus en plus nerveux, vous êtes tous jaloux de moi !

La moitié des buveurs se levèrent, frappant la table du poing et criant :

– Jaloux de quoi ? À la porte ! Meunier, saute dessus !

Le meunier retroussa ses manches en ricanant, et approcha ses deux poings de la poitrine de Pierre.

Celui-ci ne se déconcerta pas, mais, redressant plus haut la tête et regardant en face tous ces visages moqueurs ou menaçants, tous ces poings levés vers lui :

– Jaloux de mon instruction qui me met au-dessus de vous, s’écria-t-il, voilà ce que vous êtes !

Une explosion de colère accueillit cette bravade. Une longue clameur emplit le cabaret de Joberie. Les neutres eux-mêmes s’irritaient, et protestaient. Pierre Noellet entouré, menacé, injurié de tous côtés, comprit alors ce qu’il n’avait qu’entrevu jusque-là, il se sentit étranger parmi ceux de sa race, renié, chassé par eux. L’enfant avait dédaigné la terre, et la terre, à son tour, rejetait l’homme. Il en prit orgueilleusement son parti.

– Adieu, les gars du Fief ! cria-t-il, vous ne me reverrez pas de sitôt !

Et il se fraya un passage vers la porte, au milieu des huées.

En vain Louis Fauvêpre, qui ne comprenait rien à ce déchaînement de colères, essaya de retenir Pierre et de calmer l’humeur soulevée de ces Vendéens, en disant :

– Reviens donc, Noellet, reviens : ils veulent rire !

Il était déjà sur la route, et hâtait le pas vers la Genivière.

Quand il arriva près de la grange de la ferme, avant de tourner dans la cour, il aperçut Jacques qui tendait un trébuchet pour les merles, au pied d’un groseillier rouge de fruits.

– Où est le père ? demanda-t-il sans s’arrêter. Jacques, agenouillé pour sa besogne, leva lentement ses yeux étonnés, et répondit :

– Dans le grenier, qui remue le grain.

En un instant, Pierre eut monté par l’échelle à barreaux plats qui servait d’escalier. Sur le dernier échelon il s’arrêta, avant d’aborder le père, chose toujours redoutable. Il était haletant et si ému, d’ailleurs, qu’il n’aurait pu parler.

Le métayer, dans la partie droite du grenier, une pelle de bois à la main, creusait à même l’énorme tas de froment de la dernière récolte, ramenant à la surface les grains enfouis sous les couches profondes, pour les faire mieux sécher. Il ne laissait jamais ce travail à d’autres. Le ruissellement d’or roux qui s’échappe de la pelle et coule sur les pentes du monceau avec un grilletis de sable et de monnaie remués, la contemplation des moissons rentrées, plaisaient au vieux paysan. C’était la vie et le profit de l’année. Il pensait sans doute, en remuant son blé, aux craintes vaines qu’il avait eues, aux tourbillons qui versent les champs, aux sécheresses qui les brûlent, aux journées épuisantes de la batterie, et, tout cela étant passé, il souriait à la richesse acquise.

Tout occupé qu’il était de son travail et tourné vers le mur du fond, il s’aperçut bientôt, à la diminution de la lumière, que quelqu’un masquait l’ouverture de la porte. Il se détourna, et vit son fils qui n’osait pas s’avancer jusqu’à lui, mais se tenait à quelques pas de l’entrée, vêtu de ce costume bourgeois qui déplaisait tant au métayer. Sa figure tranquille et hâlée prit une expression grave. Et, appuyé sur sa pelle, il attendit, pendant que la poussière qu’il avait soulevée l’enveloppait, et dansait dans les rais du soleil.

– Mon père, dit le jeune homme, j’ai à vous parler.

– Eh bien, répondit Julien, tu peux dire : on est bien ici pour causer, les marraines sont au bourg.

– Mon père, vous m’avez traité rudement hier soir, quand j’ai ramené la Roussette.

– Tu le méritais, mon garçon : tu m’as manqué.

– Vous trouvez aussi que je ne fais rien, depuis un mois, que je ne suis rien encore, et cela vous déplaît, n’est-ce pas ?

– En effet, tu ne peux continuer à vivre sans travailler, quand tout le monde travaille chez nous.

– Ils me l’ont assez répété, les gars du Fief, ils m’ont insulté de toutes manières.

– Quand donc ?

– Tout à l’heure, chez Joberie ; et je vois bien, d’après vous et d’après eux, que je suis de trop ici.

– Je n’ai jamais dit çà, Pierre !

– Non, mais je l’ai senti, et cela suffit : je partirai.

– Où iras-tu ?

– Très loin.

– Quand ça ?

– Demain.

Il y eut un silence. L’heure était venue ! Cette question qui tourmentait Julien depuis des mois allait se résoudre. Dans quel sens ? Quelle réponse était là, encore inconnue, suspendue entre eux ? Serait-ce la joie, la fierté d’une vocation ressaisie, ou bien l’autre réponse, déjà faite ? Si maître de lui-même qu’il fût, Julien Noellet avait la voix frémissante d’émotion quand il reprit :

– Où vas-tu donc ?

– À Paris.

– Il y a peut-être un séminaire à Paris, dis, mon petit ? C’est là que tu vas ?

– Non.

– Alors ? demanda le père, dont le visage devint tout pâle d’angoisse.

– Je vous ai dit que je ne serais pas prêtre : il est inutile d’y revenir.

C’était fini ! Le métayer fut secoué d’un tremblement de tout le corps, comme le jour où, pour la première fois, la résolution de son fils l’avait atteint en pleine paix de son âme. Pour le cacher, il se détourna, et se remit à brasser le froment à grandes pelletées. Mais ses yeux devaient être troubles, car le grain roulait sur le carreau. Quand il s’arrêta, il s’essuya le front, planta la pelle au milieu du tas, et s’adossa au mur du fond, comme si ce travail de quelques minutes l’avait épuisé.

– Pierre, dit-il, et sa voix était d’une tristesse poignante, quand tu étais petit, jusqu’à tes quinze ans, j’ai cru que tu serais mon aide, et, après moi, le chef à la Genivière. J’en avais le cœur joyeux et en paix.

– Il était naturel d’y compter, en effet, répondit Pierre.

– Puis, tu nous as dit que tu voulais être prêtre.

Je t’ai fait attendre un an. Alors tu es entré au collège, et je me suis mis à espérer dans Jacques. Je pensais qu’ils ne me l’auraient pas pris pour le service. Je me suis trompé. Ils l’ont pris. Et voilà que vous allez me quitter tous deux, et que je vais rester là, seul à la Genivière, avec des valets, comme ceux qui n’ont pas d’enfants !

– C’est triste pour vous, mon père, mais que puis-je y faire ?

– Non, Pierre, ce n’est pas cela qui est le plus triste. Moi, quand j’ai eu dit oui, je t’ai laissé finir tes classes, je n’ai pas retiré ma parole. Et toi, pourquoi as-tu changé ?

Le jeune homme baissa la tête, et ne répondit pas.

– Oui, il y a eu un grand changement en toi. Comment est-il venu ? Puisque le bon Dieu te voulait hier, pourquoi ne veut-il plus de toi aujourd’hui ?

Même silence.

– Depuis longtemps je m’en tourmente l’esprit, continua le métayer. Est-ce que je t’ai donné le mauvais exemple ?

– Oh ! non, dit Pierre vivement.

– As-tu vu dans mes discours ou dans mon air que je te regrettais trop pour la métairie ? Ah ! mon petit, il y a des jours où cela me revenait dans l’idée : mais j’avais tort, vois-tu bien. Est-ce cela ?

– Non, mon père, vous n’êtes pas en faute.

– Alors, c’est toi. Qu’as-tu fait ? Dis-le-moi. La mère n’en saura rien, je te le promets. Dis-le-moi, car j’ai le cœur malade autant de ne pas savoir cela que de te voir partir.

Il était si touchant, ce vieux père, s’accusant lui-même avant d’accuser son fils, s’humiliant pour une faiblesse passagère, que Pierre se résolut à tout dire. Mais sa manière n’était point humble. Il leva la tête, regarda son père, et, dans ce regard, le métayer vit passer cette lueur rouge sombre qui l’avait si souvent inquiété chez l’enfant, aux heures de colère et d’obstination.

– Je n’ai pas changé, dit Pierre, pas plus que je ne changerai. N’accusez ni vous, ni personne. Lorsque je vous ai demandé d’entrer au collège, mon idée était de m’élever. Je n’en avais pas d’autre bien arrêtée. À quoi bon dissimuler avec vous plus longtemps ? Sans doute, quand j’avais une dizaine d’années, la pensée d’être prêtre a traversé mon esprit. Mais chez moi, dans l’ignorance totale où je me trouvais du monde, elle signifiait surtout un affranchissement de la terre. La vie des métairies ne me convenait pas. J’aspirais à sortir du milieu où j’étais né, à grandir comme d’autres l’ont fait, à devenir heureux, riche, puissant par l’intelligence que je sentais en moi. Lorsque je vous ai dit, à quinze ans : « Je veux être prêtre, » je prenais le seul moyen que j’avais d’échapper à ma condition de naissance.

Le père, toujours adossé au mur, immobile, semblait ne pas comprendre encore.

– Quel autre chemin avais-je pour sortir d’ici ? continua Pierre. M’auriez-vous laissé aller, si je vous avais proposé d’être avocat, médecin, notaire ou n’importe quelle autre chose ? Vous savez bien que non. Je le savais aussi. Ah ! la terre tient dur ceux qu’elle tient ! J’ai dû prétendre en apparence à une vocation que je n’avais point, pour pouvoir apprendre le latin, m’instruire comme les enfants des riches et me faire leur égal, puisque j’étais né au-dessous d’eux. Je ne le regrette pas, j’ai réussi, me voici libre !

– Ainsi tu m’as trompé ! s’écria le métayer qui se pencha, les poings fermés, comme s’il voulait se jeter en avant et corriger l’insolence de telles paroles.

– Croyez-vous qu’il ne m’en a pas coûté ? Il m’a fallu l’énergie que vous m’avez transmise avec le sang, pour vous laisser si longtemps dans l’erreur. Vous me trouviez fantasque, et j’étais seulement tourmenté à cause de ce mensonge qui existait entre nous. Je vous voyais vous attacher à un rêve que j’avais à peine formé et qui, presque aussitôt, s’était évanoui pour moi, à un rêve que je devais détruire un jour en vous-même. J’ai souffert, allez, de cette fausse joie que je vous donnais, tellement que je n’ai pu aller jusqu’au but de ma résolution. J’aurais dû me taire cinq ans entiers, et, au quatrième, j’ai cédé, je vous ai dit : « Je ne serai pas prêtre. » Vous savez le reste.

– Tu n’as pas eu honte, dit le métayer, chez qui la colère montait et grondait à présent, de nous tromper tous : moi, ta mère, tes maîtres, tout le pays ?

– Il le fallait bien.

– Tu nous a fait nous priver, pendant cinq ans, pour payer ta pension au collège, et tes habits de bourgeois, et tes livres ! Tu m’as volé ainsi plus de trois mille francs d’argent !

– Volé, mon père ?

– Oui, volé, car je ne les aurais pas donnés, si tu n’avais pas menti. Et tu viens m’avouer cela ! Et tu te défends en insultant la terre ! Misérable enfant, sais-tu qui tu méprises ? c’est moi, c’est ta mère…

– Non pas.

– C’est tous ceux dont tu viens, et qui ont cultivé la terre avant moi. Ah ! tu as honte de nous ! Ah ! tu renies la Genivière ! Eh bien, quitte-la, mauvais fils !

Le paysan avait ressaisi sa pelle de bois. Il était blême et frémissant de rage.

– Va-t’en ! répéta-t-il en s’approchant de Pierre, Pas demain ! aujourd’hui ! Je te chasse !

Pierre, immobile, les dents serrées, le laissa approcher jusqu’à deux pas de lui, pour montrer qu’il n’avait pas peur. Puis il s’en alla à reculons vers la porte, en disant :

– Je pensais bien que vous ne comprendriez jamais l’ambition d’un homme. J’ai grandi malgré vous, et j’arriverai aussi malgré vous, malgré vous, malgré vous !

À ce dernier affront, le métayer leva sa pelle au-dessus de sa tête.

– Va-t’en ! cria-t-il, va-t’en !

Pierre obéit, et descendit lentement les barreaux de l’échelle, troublé, épouvanté au fond du cœur de l’audace qu’il avait eue, mais non ébranlé. Ses lèvres remuaient, et des mots en sortaient, continuant le dialogue interrompu. Dans la cour, personne. Pierre la traversa : toutes les portes étaient fermées. Le soleil miroitait sur les vitres de la maison. Autour des mares de purin semées de pailles luisantes comme des lames d’or, des canards dormaient, la tête sous l’aile. Évidemment les marraines n’étaient pas encore revenues. Arrivé près de l’écurie, il se détourna, et n’aperçut plus le père à la fenêtre du grenier. Alors il entra sans bruit, avisa un tas de foin fraîchement tiré pour les chevaux, et s’y jeta, les poings en avant, comme un enfant rageur. Là, il pouvait librement accuser le monde et la vie, et se répandre en imprécations auxquelles répondait seul le souffle haletant de la Huasse, vieille et poussive, devant son râtelier vide.

Cet état violent dura longtemps.

À la fin, la solitude le dégrisa de sa colère. Il se sentit à bout de reproches, et se redressa à demi.

– Mon pauvre Pierre ! dit à ce moment une voix d’enfant tout près de lui.

Il tourna la tête.

– Mon pauvre Pierre, tu as encore du chagrin ? Antoinette le considérait, sa jolie figure penchée vers lui. Dans ses yeux, qu’emplissait la clarté de ses quinze ans, il y avait un étonnement. Quel chagrin pouvait ainsi troubler Pierre ? Qu’avait-il à se plaindre ? Elle ne savait pas. Mais, sentant battre en elle de la joie et de la tendresse pour deux, elle prit son frère par la main, très doucement, très sûre d’elle-même : les toutes jeunes sœurs ont déjà de ces airs maternels.

– Viens, dit-elle, mon Pierre, que je te console. Et il vint.

Ils allèrent derrière l’énorme pailler, tout près du ravin, dans un coin favorable aux confidences et qu’ils connaissaient depuis longtemps, où le père mettait en réserve des troncs de cerisiers et d’ormes abattus, bois des barrières à venir. Ils s’assirent l’un près de l’autre. En quelques mots, brusquement, presque brutalement, Pierre lui apprit sa résolution et comment le père l’avait chassé. Puis, presque tout de suite, pour se défendre, il parla d’avenir. Il le fit habilement, sans un reproche pour personne : « Je n’ai pas été compris par mon père, dit-il, il n’a pas d’instruction : je m’y attendais. L’avenir me vengera. » L’avenir, c’était pour lui un ensemble de rêves et d’ambitions, une sorte d’arc-en-ciel lumineux qu’il prenait pour un chemin. Les hommes, les événements, les jours, se pliaient à ses projets. Il en disposait comme d’une propriété. Tout avait été prévu, même quelques objections : la difficulté, par exemple, de se faire un nom ou simplement une place, dans les lettres, – la littérature n’était-elle pas l’indiscutable vocation d’un lauréat tel que Pierre Noellet, premier prix de discours français à Beaupréau ?

– Oui, disait-il, je deviendrai riche, alors je vous aiderai tous, mon père me pardonnera, et tous ces imbéciles qui se moquaient tout à l’heure, tu verras comme ils me salueront chapeau bas ! Nous serons heureux, Toinette, vous serez fiers de moi. Sais-tu même, ajouta-t-il en se tournant vers elle, que je serai peut-être un beau parti, qu’en penses-tu ?

À mesure qu’il s’exaltait en parlant, la pauvre Antoinette se sentait défaillir davantage. Quoi, plus d’abbé ! plus d’aube blanche ! Où était son frère d’autrefois, sauvage et timide ?

Elle demeurait toute transie, incapable de parler.

Pierre s’en aperçut.

– Eh bien, Antoinette, dit-il, est-ce que tu vas pleurer ? Ce n’est pourtant pas triste, ce que je te dis là.

Elle n’y tint plus : elle éclata en sanglots.

– Oh ! si, Pierre, bien triste !… j’ai beaucoup de peine, beaucoup !

Elle lui jeta les bras autour du cou, comme pour le retenir à la Genivière, pour le rattacher au passé. Son cœur d’enfant ne trouva que cet argument de tendresse fraternelle contre tant d’aveux et de projets.

Et cela pouvait suffire avec un autre ; mais lui la repoussa.

– C’est bon, dit-il en se levant. Tu ne comprends pas mieux que les autres.

Et, pendant qu’elle répétait, au milieu de ses larmes : « Oh ! si, va, je t’aime bien, Pierre… je comprends un peu, je t’assure, » il s’avança de quelques pas, jusqu’au ravin de l’Èvre qui borde l’aire, et, entre les dômes des arbres, par un sentier de chèvre, il disparut.

Antoinette s’en alla vers la maison. Lui, arrivé au bas du ravin, il erra quelque temps dans les prés de la Genivière. Et c’est là qu’au milieu du délire d’orgueil qu’avaient excité en lui les reproches de son père et la douleur même de sa sœur, l’émotion du départ commença à le saisir. L’ombre de la haute muraille sur laquelle est plantée la Genivière se projetait au loin sur la vallée. Le brouillard qui tombe avec la nuit effaçait un à un les lointains de ce paysage familier. Pierre se mit à songer qu’il y avait déjà là des choses disparues pour lui et qu’il ne reverrait plus. Il regarda autour de lui l’horizon rétréci, l’eau devenue noire, les rochers qui se confondaient presque avec les buissons de la pente. Que de fois il avait gardé les bestiaux sur les bords découpés de la rivière, où le frisson du vent dans les trembles ne s’arrête qu’un jour ou deux par an ! Avait-il souvent chanté là, et sifflé, et joué avec Jacques ! Voici la grotte où ils se mettaient à l’abri quand la pluie les surprenait, et le vieux châtaignier dont la fourche porte encore une cabane de roseaux, et plus loin les terres de labour qui s’élèvent au delà du ravin jusque sur le coteau. Que d’heures exquises répandues dans ce petit coin du monde, et qui sortent des choses, maintenant, avec des voix, des appels profonds qui remuent l’âme ! Comme l’enfant fait une leçon cruelle et douce à l’homme qui s’en va ! Pierre Noellet s’y laisse prendre. D’autres souvenirs le tentent. Dans la nuit déjà faite, il remonte vers la métairie, il longe le mur de l’étable, aux aguets, comme un voleur, et, n’entendant point de bruit, il veut revoir ses bœufs. Ils sont là, rangés devant les crèches pleines de maïs, éclairés vaguement par un reste de jour. Il les reconnaît quand même, et les nomme par leurs noms : Vermais, Fauveau, Chauvin, Rougeais, Caille et Nobiais. Il passe derrière eux, et les bonnes bêtes détournent la tête, et le suivent de leurs yeux tristes tout le long de l’allée. La Roussette aussi est là. Il lui donne une petite tape sur la croupe : « Adieu, dit-il, ma Roussette ! » Un peu plus loin, c’est le hangar avec ses charrues et ses herses dételées, le pailler énorme, la grange, et, sur leur arbre sec, des poules qui s’éveillent, et penchent leurs crêtes. Il marche, comme parmi des ruines, au milieu de ces bâtiments ensevelis dans l’ombre, conduit par sa vieille habitude, étonné de ne pouvoir plus être indifférent à rien. Toutes ces choses qu’il va quitter le retiennent avec une puissance singulière. Et ce n’est que la moins rude partie des adieux. Derrière les vitres de la salle où brille une lueur de flambée, la mère, Jacques, les sœurs sont réunis. Ils savent le malheur qui atteint la Genivière. Ils attendent. Pierre approche. Il monte les marches. Tous ont reconnu son pas.

Quand il parut, au seuil de la porte, Marie, qui desservait le souper, auquel personne n’avait touché, se recula, comme saisie d’effroi, d’un air de dire : « Vois quel mal tu as fait ! » et vint se placer à côté de sa mère. Était-ce bien sa mère, cette femme assise sur une chaise basse, au fond de la salle, penchée en avant, ses cheveux gris sortant de son bonnet, le visage défait et hébété par le chagrin ? Quoique ses yeux fussent fixés dans la direction de son fils, elle ne sembla pas le voir, quand il entra. Pas un trait ne changea de sa physionomie d’ordinaire si mobile.

Pauvre mère Noellet, si fière jusque-là de son enfant, si heureuse de le donner à Dieu, que son amour maternel s’en était empreint d’un respect religieux, si éloignée du moindre doute au sujet de cette vocation qui comblait des rêves anciens ! Et puis tout à coup précipitée de si haut, frappée sans que rien l’eût préparée ! En deux heures, elle avait épuisé ses larmes et tout le ressort de sa vie. Elle demeurait anéantie. Pierre alla jusqu’auprès d’elle.

– Mère ? dit-il.

Mais elle ne tendit pas les bras, qu’elle tendait si vite d’ordinaire au premier mot de tendresse. Les mains qui avaient bercé Pierre restaient inertes.

– Mère, reprit-il en se penchant, pourquoi êtes-vous ainsi ? Je vous assure que c’est pour mon bien que je pars : je deviendrai… je serai…

Riche, heureux, il ne put dire ces deux mots. Il se sentit le cœur serré, et une larme, la première, roula sur sa joue, pendant qu’il embrassait le pauvre visage de celle qui avait fait la Genivière si joyeuse et si douce. Elle le baisa une fois, faiblement. Ses lèvres étaient toutes froides. Pierre en reçut comme un choc douloureux.

Il se redressa, et vit que les yeux de sa mère s’étaient détournés de lui.

Il regarda du même côté : le père était debout le long d’un des montants de la cheminée, la ride de son front creusée profondément, aussi rude d’aspect que tout à l’heure dans le grenier, quand il disait :

« Va-t’en, je te chasse ! » Le vieux Vendéen était là pour veiller à l’exécution de sa parole. La mère pouvait supplier, lui-même il pouvait souffrir : rien ne prévaudrait sur l’honneur outragé des Noellet.

Pierre s’avança cependant vers lui, et lui tendit la main :

– Adieu, mon père, dit-il.

Le métayer, impassible, garda la même attitude, les mains derrière le dos, et répondit :

– Prends tes hardes, et dépêche-toi. Jacques t’aidera à les porter.

Pierre se détourna. Tout était consommé. Il chercha son frère des yeux, et l’aperçut dans un coin, agenouillé avec Antoinette près de la vieille malle à bandes de poil, achevant d’y ranger quelques vêtements, du linge, de petits objets enveloppés de papier : plus de choses certainement que Pierre n’en possédait. Chancelant, il traversa la chambre. Il sentait que la force allait lui manquer à la fin.

– Adieu. Marie, dit-il rapidement ; adieu. Antoinette ; viens, Jacques !

Il souleva la caisse par une poignée. Jacques en fit autant de l’autre côté, et tous deux, par la porte restée ouverte, se glissèrent dehors, tandis que les femmes se remettaient à sangloter.

Dehors il faisait noir. L’air piquait. Sur la route, les deux frères se hâtaient pour arriver avant le départ de la diligence de Beaupréau à Cholet. Ils ne se parlaient guère, occupés chacun de sa pensée.

Même lorsqu’ils s’arrêtaient et laissaient reposer la malle à terre pour reprendre haleine, c’était d’un accord tacite, et sans presque rien se dire.

En trois quarts d’heure, ils atteignirent Beaupréau.

Quand ils furent rendus devant l’auberge du père Breteaudeau, la voiture était attelée, la bâche serrée, la portière ouverte, et le patron de l’auberge inspectait d’un dernier coup d’œil le harnais de ses chevaux.

Pierre et Jacques s’embrassèrent.

– As-tu de l’argent pour aller à Paris ? dit Jacques.

– Pas beaucoup, répondit Pierre, juste assez pour la route. Mais, là-bas, je retrouverai Loutrel, qui m’en donnera. Il y a longtemps que j’ai prévu tout cela, vois-tu.

– Maman s’en était tourmentée, reprit le cadet : elle a mis quarante francs dans la malle, à gauche, entre les mouchoirs… Nous reverrons-nous, Pierre ?

– Je ne sais pas, mon Jacques. Sois un bon soldat, puisque tu vas au service. Porte-toi bien… Remercie la mère pour moi…

Un instant après la diligence partait, grimpant la côte. Jacques la suivit un peu de temps, dans l’ombre épaisse, courant de toute sa force. Mais bientôt il s’arrêta épuisé, aux dernières maisons de la petite ville, et les deux rayons rouges des lanternes, qui lui tenaient encore compagnie, dans la brume et dans la nuit s’effacèrent.

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