XXV

Quand la mère Noellet, le soir même, fut avertie que sa fille était fiancée à Louis Fauvêpre, elle eut une grande joie. Et tout de suite sa nature imaginative, emportée au delà du présent, lui fit voir dans cet événement qu’elle avait souhaité un moyen d’amener peut-être le métayer à se départir de la rigueur qu’il montrait pour son fils Pierre, d’envoyer l’heureuse nouvelle là-bas, dans les pays fabuleux où la pensée de la vieille femme s’égarait nuit et jour, et de recevoir en réponse une lettre. Oh ! une lettre, c’était toute l’ambition de la mère Noellet, son rêve depuis longtemps contenu et refoulé, maintenant libre de fleurir à cause du petit rayon qui dorait la Genivière. Quoi de plus naturel et de plus raisonnable ? Se pouvait-il qu’elle mariât sa fille sans que Pierre en fût averti ? Et puis un malheur ne vient jamais seul, et la métayère se disait, commentant le proverbe, hélas ! trop vrai pour elle : « Sans doute que c’est de même pour le bonheur, et que l’un attire l’autre. Aujourd’hui, c’est ma fille qui est promise, et, demain, c’est une lettre que j’aurai de mon fils. »

Cependant elle n’osa pas s’en ouvrir directement à son mari. Elle l’avait vu autrefois si rude et irrité contre Pierre, et le ressentiment chez lui, bien qu’atténué par le temps, était si visible encore ! Surtout elle connaissait, pour l’avoir éprouvé maintes fois, le terrible point d’honneur qu’il mettait à ne pas revenir sur sa parole. Julien ne se dédisait jamais, ni d’un marché ni de la moindre promesse qu’un autre eût traitée légèrement. Et elle savait bien, la pauvre mère Noellet, qu’une larme ou une prière de femme ne suffirait point à lever la condamnation portée contre l’enfant. Elle avait trop souvent essayé pour garder un doute.

Ce fut l’abbé Heurtebise qui se chargea de la commission. « Je lui donnerai l’assaut, dit-il, comptez sur moi, la Noellette. »

Là-dessus, des jours et des jours passèrent. La mère Noellet n’entendait parler de rien, car l’abbé en toute chose prenait son temps. Il n’était pas de ceux qui abordent les gens n’importe où et n’importe quand. Il fallait, pour qu’il entamât une affaire, qu’il se sentît dans une certaine disposition d’esprit, et qu’il crût en deviner une semblable chez celui qu’il rencontrait. À plusieurs reprises, sans doute, il avait trouvé son ami le métayer dans le bourg du Fief, ou dans les champs, ou sur les routes ; mais, à chaque fois, la présence de témoins, l’air affairé de Julien, la couleur du temps, moins encore peut-être avaient retenu dans le cœur de l’abbé une apostrophe prête à partir.

Un jour pourtant qu’il descendait des hauteurs du Vigneau, par les taillis, pour passer la rivière, il aperçut en face de lui la Genivière blanche, et le message de la mère Noellet lui revint en mémoire. Il ferma son bréviaire sur son pouce, et, réfléchissant, continua de suivre le sentier qui s’en allait parmi les cépées sans feuilles.

Justement le métayer avait entrepris de réparer la passerelle qui traversait l’Èvre au bas de son ancienne lande, simple tronc de châtaignier jeté d’une rive à l’autre, dans les âges anciens, et qui, fendu par le soleil, creusé par les pluies, ressemblait à présent à un petit bateau d’écorce à moitié plein de terre noire. Il s’était donc improvisé charpentier, et, à cheval sur le tronc, le recouvrait d’une belle planche neuve de chêne qu’il clouait aux deux bords. Ses longues jambes pendaient, et l’Èvre au-dessous coulait grise, lente, moirée par l’épanouissement silencieux des remous.

Lui aussi, il songeait à Pierre.

Il était rendu à la moitié environ de son travail, lorsque, en avançant la main pour prendre un outil dans sa boîte, il leva les yeux par hasard, par habitude de regarder le temps, et reconnut, dans le sentier en pente du taillis, l’abbé Heurtebise qui descendait vers la rivière.

Cela dérangeait fort le métayer d’avoir à lui céder la place. Mais il n’en fit rien paraître, remit un à un ses outils dans sa boîte, et, n’étant plus assez sûr de ses vieilles jambes pour remonter en équilibre sur la passerelle, s’aidant de ses deux mains, il se recula, toujours à califourchon, par petits coups jusqu’à la rive.

L’abbé franchit le pont de son large pied qui faisait craquer la planche mal assujettie, et s’arrêta près de Julien. Ils étaient de taille égale, mais le métayer, quoique plus jeune d’au moins dix ans, n’avait plus l’attitude martiale ni le regard étonnamment énergique et vivant de son aîné.

– Eh ! dit l’abbé, tu vas donc à cheval sur les troncs d’arbre, maintenant ?

– Que voulez-vous ! répondit Julien, j’ai mon double poids de chagrin, moi, et ça me rend lourd un peu.

– As-tu des nouvelles de ton fils ? demanda brusquement l’abbé.

Le métayer parut affecté de la question, et abaissa les yeux sur la boîte qu’il tenait à la main.

– Non, répondit-il, je n’en ai pas.

– Depuis quand ? Julien se tut.

– T’a-t-il écrit depuis le mois de mai ? reprit le curé.

– Non.

– Et de chez toi, lui a-t-on écrit ?

– Pas plus.

– Nous sommes à la fin de février, Julien, il y a huit mois de cela !

– Je les ai bien comptés, dit le métayer.

– Oui, tu en souffres. Mais ce n’est pas assez, mon bonhomme. Ton fils a eu des torts, des torts graves. Tu as usé de ton autorité, et tu étais dans ton droit. Peut-être pourtant l’as-tu excédé un peu, Julien ?

– Comment donc ?

– En défendant à Pierre de t’écrire. Aujourd’hui, tu ne sais plus rien de lui, ni de son âme ni de son corps. Sais-tu seulement s’il est vivant ?

Le mot porta. Le métayer tressaillit, et leva rapidement la tête. Dans ses yeux, arrêtés sur ceux de l’abbé, une anxiété subite s’était éveillée.

– Vivant ? répéta-t-il, vivant ?

– Ne prends pas peur, Julien. Ce n’est qu’une manière de parler. S’il était mort, tu le saurais : M. Hubert ne nous a-t-il pas raconté qu’il le voyait quelquefois ? Non, il est bien sûr encore parmi les vivants. Mais est-ce là tout ce que tu dois savoir de lui, de ton seul fils, Julien Noellet ? Et faut-il que ta fille se marie sans qu’il en soit avisé ? Le métayer étendit le bras du côté de la Genivière, comme pour la prendre à témoin.

– J’ai quelquefois manqué à mon père dans de petites choses, dit-il : jamais je ne l’ai vu revenir le premier.

À quatre-vingts lieues de distance, Pierre, dans le salon des Laubriet, Julien, sur le bord de l’Èvre, s’étaient rencontrés pour faire la même réponse à la même interrogation.

L’abbé Heurtebise regarda autour de lui la terre de l’ancienne lande, défoncée par un premier labour, et encore agglutinée en grosses mottes d’où sortaient à l’air libre, tordues, brisées, mortes déjà, les racines d’ajonc ou de genêt. Une petite tristesse voila son visage.

– Le passé, dit-il, mon pauvre Julien, où est-il donc ? J’en suis comme toi de ce temps-là, et pourtant je le dis : il ne faut pas rester comme vous êtes, ton fils et toi, ça ne vaut rien, ni pour lui ni pour toi.

Il n’insista pas davantage, connaissant trop bien son homme et son pays pour supposer qu’il emporterait du premier coup cette redoutable place forte d’un ressentiment vendéen. D’un mouvement rapide de la tête, il salua Noellet, et, par la bordure du guéret où des brins de bruyère à demi déchaussés pendaient encore, il remonta le coteau devers Villeneuve.

Le paysan se détourna, se remit à cheval sur le pont, et recommença à clouer le châtaignier sur le chêne. Mais, tandis qu’auparavant son marteau n’arrêtait pas, criblant les échos de ses notes régulières, à présent il y avait, d’un clou à l’autre, un intervalle. Julien Noellet songeait à ce que venait de lui dire l’abbé Heurtebise. Et, de temps à autre, un mouvement brusque de ses jambes, marquant sans doute une exclamation muette de sa pensée, effrayait quelques poissons de surface, qui plongeaient dans le courant de l’Èvre toujours lent, froid, maillé d’écume fine.

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