XXIX

Longtemps avant d’arriver à la Genivière, Pierre Noellet s’était éveillé. Son père, qui guettait ce moment, lui avait dit : « Eh bien, mon petit, sais-tu où nous allons ? Voilà la Vendée qui approche. Avant midi, nous serons chez nous. Es-tu content ? » Mais Pierre n’avait rien répondu. Tout le temps de la route, il était resté plongé dans une sorte de rêverie hébétée, se laissant emmener et diriger comme un enfant. Rien ne l’avait tiré de là : pas même l’entrée à la métairie, la vue et les baisers de la pauvre mère Noellet, à moitié folle de joie, les questions de ses sœurs, l’horizon familier de la Genivière. Une indifférence totale et stupide. Aucune vie dans son regard, autrefois plein de flamme. Le peu de mots qu’il disait lui venaient comme incertains. Pour comprendre, il lui fallait un effort, et c’était une fatigue après laquelle il s’absorbait de nouveau. Dans tout son être, pendant des mois saturé de poison, la vie semblait à moitié éteinte. « Il est bien malade ! » pensèrent tous ces braves gens de la Genivière. Et, sans beaucoup tarder, émus d’une pitié secrète, ils se dispersèrent ça et là, où les appelait leur tâche : Marie, Antoinette, le père, et le métivier accouru au bruit de la carriole. Autour de Pierre demeuré près de la cheminée, assis, la tête cachée dans ses mains, le travail quotidien recommença. Seule la mère Noellet ne s’éloigna pas, n’ayant pas le cœur à la besogne. Elle avait espéré mieux du retour de l’enfant. Et, jusqu’au soir, allant et venant d’une chambre à l’autre, elle ne cessa de s’occuper de lui, de le soigner, d’épier l’autre retour qu’elle attendait.

Son désir fut vain. Aucune de ses douces industries maternelles ne réussit à vaincre l’engourdissement morne de son Noellet. Le soir venu, bien triste, elle indiqua à son fils le lit même où il couchait jadis, et Pierre s’endormit, épuisé.

Ce fut en pleine nuit qu’il reprit possession de lui-même, proche du matin.

Il ouvrit les yeux, et tressaillit. Il retrouva une impression de sa jeunesse, l’impression frissonnante de ces réveils dans l’absolu silence des campagnes, quand on se sent enveloppé de ténèbres, petite chose perdue dans l’ombre immense. À tâtons, il chercha les colonnes enfumées de son lit. C’était bien la Genivière, le nid d’enfance, c’était là qu’il vivait avec Jacques, au temps joyeux. Tous les visages des siens lui revinrent en mémoire, celui d’Antoinette et de Marie, celui du père et de la mère Noellet, comme s’ils eussent regardé de son côté, à travers la muraille. Chers regards pleins de reproches tendres qui le pénétraient lentement. Mille visions du passé s’y joignaient. Et, avec délices, Pierre s’aperçut que son esprit était redevenu libre. Il se leva, et appuya son oreille à la porte de la chambre. La respiration calme de ses sœurs, endormies tout près, glissait jusqu’à lui. Il alla jusque sous l’auvent de la haute cheminée. Les étoiles, au-dessus du trou béant, passaient, pâles déjà. Un petit chant d’oiseau partit de la cour. C’était le rouge-gorge perché sur les fagots de la Genivière, guetteur vigilant, qui avait coutume d’annoncer ainsi que tout allait bien dans la nuit. Pierre le reconnut, et sourit. Il se recoucha, et continua de songer, mais doucement, très ému de se retrouver là et de sentir en lui l’enfant qui renaissait. Bientôt le prélude hésitant d’une fauvette annonça le petit jour, puis ce fut un merle, des pies qui se mettaient en chasse dans les arbres du ravin. Un vol de corbeaux rasa le toit dans le crépuscule. Une lueur parut à la fenêtre : l’aube ! l’aube !

Et le père sortant de la chambre, s’approcha du lit de son fils. Il venait avec précaution, et s’étonna de le voir éveillé.

– Vas-tu mieux, mon petit ? demanda-t-il.

– Oui, mon père.

– Te rappelles-tu que j’ai été avant-hier te chercher à Paris ?

– Très vaguement. Il me semble que j’ai été transporté ici dans un rêve.

– M’en veux-tu ?

Pierre détourna un peu la tête, comme s’il avait honte, et répondit :

– Mon père, vous avez bien fait de m’emmener.

C’était un regret bien peu explicite, bien orgueilleux encore. Cependant le métayer s’en alla content.

Ni ce jour-la, ni ceux qui suivirent, il ne fut question du passé entre Julien et son fils. À quoi bon ? Entre ce passé douloureux et l’avenir incertain, le métayer possédait son enfant, et ne demandait rien de plus. Il savait le prix des trêves de la vie. Il jouissait de celle-là. Il se disait que la chère Vendée ne pouvait manquer de bien conseiller le fils qu’elle retrouvait, elle aussi. Et, la laissant agir, il se taisait. Plus tard, on verrait, on causerait ensemble. Et sa Genivière au complet lui paraissait meilleure. Il y rentrait maintenant un peu plus tôt que de coutume, et son visage reprenait, en la voyant, l’expression joyeuse depuis longtemps perdue.

Pour Pierre Noellet, la résurrection était commencée. Il se livrait peu, fuyait le bourg, et, le plus souvent, dès le matin, se jetait en plein champ. La campagne l’accueillait, l’enveloppait dans le grand sourire tendre qu’elle a pour ceux qui l’ont aimée. Il la parcourait en tous sens, au hasard d’une promenade lente, écoutant ce qu’elle lui disait, cette terre natale de Vendée qui l’avait connu petit et si content de vivre. Elle lui parlait de son enfance. Elle agissait sur lui par mille souvenirs à chaque pas éveillés ; elle le rendait peu à peu à des choses qu’il avait cru mortes : la paix, l’énergie, la confiance dans l’avenir, confiance bien vague encore, mais déjà consolante. Il se reprenait à la vie, et la vie aussi le reprenait. L’air salubre des hauts coteaux, les longues marches, l’apaisement de l’esprit, ramenaient le sang sur ses joues décolorées. Ses yeux se ranimaient, et la pensée s’y affermissait. Chaque jour, il revenait un peu meilleur et un peu plus fort à la Genivière.

Il y avait seulement des groupes d’arbres qu’il ne regardait pas, un côté où jamais il ne s’aventurait. Tant de révolte couvait encore en lui ! Comment supporterait-il la vue de ce parc et de ce château dont Madeleine Laubriet était la souveraine, et qui bientôt… Quand Pierre apercevait, à des détours de chemin, certains dômes de chênes largement épanouis ou la silhouette frêle d’un peuplier qui se balançait là, au moindre vent, il se détournait vite.

Était-ce bien la seule raison – ce voisinage de la Landehue – qui l’empêcha, durant deux semaines, de revoir Mélie Rainette ? Hélas ! non. Il s’accusait lui-même d’ingratitude, il se reprochait chaque jour de n’avoir point encore donné à cette fille malheureuse, délaissée à cause de lui, le moindre signe de souvenir, l’aumône d’un mot reconnaissant. Et cependant il n’allait pas à elle. Il avait peur du secret autrefois confié à la tisserande, et dont peut-être elle triompherait maintenant. « Qu’est devenue Madeleine Laubriet ? dirait-elle ; mon pauvre ami, elle est mariée… » Il croyait entendre la raillerie vengeresse de Mélie, dont l’amitié – il appelait ainsi le dévouement que la jeune fille lui avait montré – s’était probablement aigrie dans l’abandon et la misère.

En vérité, si grand philosophe qu’il fût, il jugeait bien mal un tel amour et une telle femme !

Il surmonta enfin ses hésitations, et se dirigea une après-midi vers le bourg, par le sentier qui longeait le courtil. Quand il arriva près de la barrière du jardin, Mélie Rainette était dehors, faisant mine de sarcler de mauvaises herbes. Peut-être depuis quinze jours travaillait-elle ainsi, de longues heures, dans l’attente d’une visite qu’il lui devait si bien ! Il fut frappé de sa pâleur et de l’air de dignité un peu dédaigneuse qu’elle avait. Elle lui parut semblable à ces madones aux yeux cerclés de brun, trop grands pour l’ovale aminci du visage, qu’il avait vues, signées d’un nom célèbre, aux expositions de peinture de Paris.

En le voyant, elle n’eut aucune surprise, et vint à lui, avant qu’il ouvrît la claie pour entrer. Mieux valait qu’il demeurât de l’autre côté, comme un passant, puisque le bourg était si méchant pour elle. Il comprit, et, immobile, la regarda s’avancer. Elle portait une bien pauvre robe usée, Mélie à qui la toilette allait si bien jadis ; elle avait aux pieds de gros sabots. C’était presque une pauvresse.

Elle s’arrêta, appuyée sur le manche de sa bêchette.

– Vous passiez donc ? dit-elle tristement.

– Non, je viens vous voir. J’aurais dû venir plus tôt, je le sais…

– Vous ne me deviez rien, interrompit-elle, ne vous excusez pas. Vous avez été malade ?

– Oui.

– Le chagrin, sans doute ? Mon pauvre Pierre, quand j’ai appris que mademoiselle Madeleine se mariait, si vous saviez comme je me suis inquiétée pour vous !

Elle ne se moquait pas. Loin de là. Elle avait un regard si bon et si amical, que Pierre fut tout ému de sa pitié. Il céda au plaisir amer de ceux qui souffrent, et qui aiment à parler de leur mal.

– Si vous saviez, dit-il, ce que c’est que d’aimer et de se sentir tout à coup méprisé, rejeté comme je l’ai été !

– Oui, tout le cœur s’en brise, n’est-ce pas ?

– Je me suis trouvé si seul, Mélie, quand ce rêve, avec lequel je vivais depuis ma petite enfance, m’a été arraché !

– Il semble, en effet, qu’on ait perdu toute raison de vivre quand un pareil malheur vous atteint. Et le travail, on n’y a plus le goût !

– Non… Je n’ai plus rien fait, j’ai perdu ma place par ma faute, j’étais insensé. Et, ma foi, je le suis peut-être encore ; car il n’y a pas d’heure où je ne pense à elle.

– Penser à ce qui ne se peut plus, à ce qui ne se pourra jamais : voilà le tourment.

– Oui, Mélie, et se rappeler les jours d’espérance en est un autre.

– Ils reviennent à l’esprit sans qu’on puisse les chasser, les bons et les mauvais jours, tous tristes d’une manière ou de l’autre. Vous aviez fait tant de sacrifices pour elle, Pierre !

– Je les avais tous faits, Mélie, même celui de mes parents.

– Ils ne vous coûtaient pas alors.

– Nullement : je les lui offrais secrètement comme des preuves d’amour.

– Et, depuis, vous les avez comptés avec colère, je suppose, vous demandant comment tant de dévouement, tant de tendresse prodigués pendant des années…

– Dix ans !

– Oui, pendant des années et des années, avaient pu passer inaperçus.

– C’est bien cela, en effet.

– Comment on peut fouler aux pieds une pauvre créature humaine sans la voir, comme un brin de lierre ou de mousse qui ne se plaint pas.

– Vous êtes étonnante, Mélie, vous devinez ces choses avec une sûreté !

Un de ces sourires qui n’effacent aucune tristesse du visage, parce qu’ils viennent du fond triste du cœur, effleura les lèvres de Mélie.

– Moi ? dit-elle. J’ai vécu très seule, et j’ai un peu souffert… c’est pour cela que je comprends.

– Oui, vous comprenez, Mélie intelligente et bonne, ce que j’éprouve en songeant qu’elle est la femme d’un autre, d’un homme qui ne me vaut pas par l’intelligence ; qui n’a pas lutté, souffert pour elle, comme moi ; qui n’avait ni réputation, ni une œuvre d’art ou de science, ni une fortune acquise par lui, pas le moindre hommage d’un effort personnel à lui offrir. Ah ! je voudrais savoir ce qu’il y au fond de cette âme de jeune fille riche, quel cœur ils ont, ces heureux ! Je voudrais savoir si vraiment elle n’a jamais ressenti pour moi…

– Quoi donc ?

– Quelque chose qui fût voisin de l’amour : une estime secrète ou seulement même un peu de pitié.

– Ne cherchez point cela, Pierre. Vous n’avez qu’une chose à faire : vous remettre au travail et vous résigner.

– J’en suis bien loin.

– Moins que vous ne supposez. Avec un peu de courage vous en arriverez à vaincre toute colère et tout ressentiment, à souhaiter le bonheur de celle qui vous a méconnu, bien qu’il ne puisse plus venir de vous…

– Jamais je ne pourrai. Vous ne me connaissez pas !

– À pouvoir dire en vous-même, si vous la revoyez : « Vous que j’ai aimée, je sais que je ne vous serai jamais rien ; néanmoins, je suis heureux si vous êtes heureuse. »

Et elle ajouta très doucement :

– Croyez-moi, Pierre : cela est possible.

Pierre Noellet considérait avec étonnement cette tisserande du Fief-Sauvin qui, sans prétention, comme une chose toute simple, lui conseillait une si digne et si noble attitude.

– Mélie, reprit-il, je ne suis pas parfait comme vous ; je me sens faible et violent… Mais je vous remercie quand même. Vous m’avez fait du bien…

Le petit sourire triste de la jeune fille reparut, et elle dit :

– C’est que nous parlions d’elle.

– Peut-être. Je reviendrai vous voir, Mélie.

– Dans quinze jours ?

– Ne soyez pas méchante. Où serai-je, dans quinze jours ? Je ne veux pas même y penser. Non, demain.

– Mais, demain, Pierre, votre sœur se marie ?

– Justement. Vous pouvez croire que j’aurai hâte de fuir tout ce bruit de fête. Et, puisque vous n’êtes pas parmi les invités, après souper je viendrai ici, voulez-vous ?

– Oui, pendant qu’ils danseront là-bas… Elle est heureuse Marie…

Mélie Rainette ne put achever. Les cruautés inconscientes de Pierre, la comparaison qu’elle faisait de son sort avec celui de Marie, étaient plus fortes que toutes les résolutions d’être brave. Elle pleurait.

– Vous avez de la peine de ne pas avoir été invitée ? dit Pierre. C’est un peu ma faute, ma pauvre fille, pardonnez-moi.

Par-dessus la claie il passa le bras, et prit dans sa main la main de Mélie Rainette.

– À demain, n’est-ce pas ? ajouta-t-il, à demain ! Mais aucune joie n’en parut sur le visage de la tisserande. Bien au contraire, ses yeux s’emplirent d’une douleur profonde, et elle dit, la voix coupée de larmes, qu’elle s’efforçait en vain d’arrêter :

– C’est cela, Pierre ; à demain, nous reparlerons d’elle !

Il s’en alla troublé. Qu’avait-elle, cette Mélie ? C’était une fille d’humble condition, mais délicate, vraiment… et d’un cœur si clairvoyant ! « Oui, pensait Pierre, elle m’a dit plusieurs choses que tant de femmes d’une éducation supérieure à la sienne n’eussent pas trouvées ! Je ne lui ai parlé que de moi et de mes chagrins. Elle ne s’est plainte de rien. Et cependant, la vie pour elle a été dure aussi ! Elle pourrait faire une femme excellente, oublieuse de soi, dévouée : oui, vraiment, et cette sorte de natures, fidèles et fortes, doit donner le bonheur à ceux qui sont nés pour être heureux. »

Il longeait le sentier. Arrivé à l’endroit, voisin du jardin de Mélie, d’où l’on pouvait apercevoir la Landehue, grâce à une dépression de la haie, il tourna la tête, et, d’un coup d’œil, il revit le parc avec ses massifs d’arbres et ses prairies bordées d’aubépines. Hélas ! ces jeunes frondaisons, ces allées nouvellement ratissées dont la courbe s’évasait devant le perron de pierre blanche, ces corbeilles déjà fleuries, le château silencieux mais qu’on sentait prêt à s’ouvrir, tout attendait l’épousée.

Il passa vite, il atteignit la Genivière. Là, dans la cour, trois jeunes gens plantaient un mai, une perche très haute d’où pendait un cercle de barrique garni de bouteilles. Leurs gros rires, les coups de pioches et de barres de fer entamant le sol caillouteux sonnaient dans la campagne : la Genivière aussi allait avoir sa fête. Demain, ce seraient les noces de Marie. Les Mauges compteraient une famille heureuse de plus. Elle avait aimé un simple forgeron, Marie ; elle n’avait point eu d’ambition, et le bonheur lui était venu…

« Et moi, pensa tristement Pierre Noellet, et moi ? »

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